Fragment Ennui n° 3 / 3 – Papier original :  RO 469-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Ennui n° 106 p. 27 / C2 : p. 45

Éditions savantes : Faugère II, 42, XI / Havet XXV.79 / Brunschvicg 128 / Tourneur p. 181-8 / Le Guern 74 / Lafuma 79 / Sellier 114

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Bibliographie

 

 

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux Duculot, 1970, p. 98 sq.

MAGNIONT Gilles, Traces de la voix pascalienne, p. 71.

 

 

Éclaircissements

 

 

L’ennui qu’on a de quitter les occupations où l’on s’est attaché. Un homme vit avec plaisir en son ménage. Qu’il voie une femme qui lui plaise, qu’il joue cinq ou six jours avec plaisir, le voilà misérable s’il retourne à sa première occupation.

 

Ménage n’est pas dans Furetière. Le Dictionnaire de l’Académie donne pour Ménage : gouvernement domestique et tout ce qui concerne la dépense d’une famille qu’on entretient. Mettre une fille en ménage pour dire la marier est du style familier. Ménage se prend aussi pour les meubles et ustensiles nécessaires à un ménage ; ce sens est populaire. Ménage signifie encore épargne, économie, conduite que l’on tient dans l’administration de son bien. Ménage se prend aussi collectivement pour toutes les personnes dont une famille est composée.

Il y a là deux esquisses d’anecdotes différentes : l’une touche la femme qui plaît, l’autre touche le goût du jeu. Ce n’est pas la même histoire. Pascal esquisse ici deux expériences de penséen comparables à celles qu’il propose pour le philosophe sur la planche ou le roi sans divertissement. L’articulation du texte est la suivante :

1. définition d’un sujet de l’expérience,

2. modification des conditions de son état,

3. résultat de cette modification.

Ce modèle d’expérimentation fictive présente l’avantage d’exciter l’imagination du lecteur, d’une manière qui lui fait apercevoir les vérités par lui-même (Laf . 737, Sel. 617 : On se persuade mieux pour l’ordinaire par les raisons qu’on a soi-même trouvées que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres.). L’imagination peut du reste aller au-delà de ce que le texte indique expressément : Magniont Gilles, Traces de la voix pascalienne, p. 71, remarque le caractère illusoire de l’épouse délaissée inventée par Martineau à la lecture de ce fragment. Qu’il voie une femme qui lui plaise n’implique pas en effet qu’il y ait une femme que l’homme abandonne. Il peut fort bien être célibataire.

L’interprétation exacte du texte est difficile. L’ennui ne peut être celui que l’on ressent dans les occupations ordinaires du ménage, puisque Pascal indique expressément qu’on les exerce avec plaisir. Il ne peut pas non plus être celui que l’on ressent du simple fait que l’on quitte ces occupations ordinaires. On les exerçait avec plaisir, mais on les quitte pour un plaisir qui paraît plus grand, auquel on s’attache (plaisir provoqué par la femme que l’on voit, ou par les quelques jours employés à jouer). L’ennui vient lorsque l’on quitte ces plaisirs auxquels on a pris goût pour revenir aux occupations premières. Le retour révèle a posteriori la fausseté du plaisir initial, mais aussi l’inconstance du cœur, qui change ainsi de goûts d’un moment à un autre.

La découverte du besoin permet de relier ce fragment au précédent.

 

Rien n’est plus ordinaire que cela.

 

Ordinaire : ce qu’on a accoutumé de faire, ce qui a accoutumé d’être. A l’ordinaire : d’une manière accoutumée. L’idée de coutume est donc comprise dans le mot. Cette considération de l’ordinaire de la vie des hommes constitue proprement le point de vue du moraliste. Pascal l’invoque dans un certain nombre de fragments, comme

Vanité 13 (Laf. 25, Sel. 59). La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes.

Vanité 33 (Laf. 47, Sel. 80). Le présent d’ordinaire nous blesse.

Contrariétés 12 (Laf. 129, Sel. 162). Métier. Pensées.

Tout est un, tout est divers.

Que de natures en celle de l’homme. Que de vacations. Et par quel hasard chacun prend d’ordinaire ce qu’il a ouï estimé. Talon bien tourné.

Loi figurative 30 (Laf. 275, Sel. 306). La vie ordinaire des hommes est semblable à celle des saints. Ils recherchent tous leur satisfaction et ne diffèrent qu’en l’objet où ils la placent. Ils appellent leurs ennemis ceux qui les en empêchent, etc. Dieu a donc montré le pouvoir qu’il a de donner les biens invisibles par celui qu’il a montré qu’il avait sur les visibles.

Laf. 724, Sel. 605. Ce que peut la vertu d’un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts mais par son ordinaire.

Laf . 737, Sel. 617. On se persuade mieux pour l’ordinaire par les raisons qu’on a soi-même trouvées que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres.

Laf. 815, Sel. 659. Le monde ordinaire a le pouvoir de ne pas songer à ce qu’il ne veut pas songer.