Mémorial – Papier original : RO D et E

Copies du XVIIe s. : absent de C1 et C2 (le document ne fait pas partie du projet apologétique)

Copies du XVIIIe s. : copie Périer (Sainte-Beuve) p. 1 et 1 v°, copie Montempuys p. 9 et 10,

                               Troisième Recueil Guerrier p. 213, copie Théméricourt p. 24

Éditions du XVIIIe s. : Recueil d’Utrecht (1740) p. 259 / Condorcet (1776) p. [504] / Bossut (1779) p. 549

Éditions modernes : Faugère I, 239 / Havet (1866) t. I, p. CVI / Brunschvicg t. I, p. 3 / Tourneur p. 19 / Le Guern 711 / Lafuma 913 / Sellier 742 / Mesnard OC III, p. 19-56

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Éclaircissements

 

 

Sommaire

 

Bibliographie

Généralités

Histoire du Mémorial

Interprétation d’ensemble du Mémorial : que rapporte le Mémorial ?

Le Mémorial, texte mystique

Mémorial et liturgie

Amulette, écrit hiéroglyphique

La rédaction du Mémorial

Le Mémorial, texte de mémoire

Le Mémorial et la Bible

Le Mémorial, texte poétique et musical

Analyse du Mémorial (papier original)

Analyse des textes présents uniquement sur la copie du parchemin

 

 

+

 

La croix du papier est remplacée sur le parchemin par une croix entourée de traits représentant des rayons.

 

L’an de grâce 1654.

Lundi 23 novembre, jour de saint Clément pape et martyr et autres au martyrologe.

Veille de saint Chrysogone martyr et autres.

 

Martyrologe : liste ou catalogue des martyrs, dont on fait la lecture chaque jour à prime, pour ceux qui sont honorés ce jour-là.

Le manuscrit donne jour de St. Clément pape martyr et autres au Martyrologe. Le parchemin précise : « au martyrologe romain ».

OC III, éd. J. Mesnard, p. 52. Note sur le Martyrologe romain. Voir sur ce point Mesnard Jean, “Bible et liturgie dans le Mémorial”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, p. 188 sq. La précision romain s’explique par l’existence d’un Martyrologium gallicanum datant de 1637, établi par André Du Saussay, qui fut pendant plus de dix ans supérieur de Port-Royal, et eut à présider à l’information sur le miracle de la sainte Épine. Le Martyrologe romain date de la fin du XVIe siècle. Il a été établi sous la direction du cardinal Baronius ; le texte en a été promulgué en 1584. Pascal précise donc le martyrologe auquel il se réfère.

Saint Clément est selon Martyrologe romain le troisième pape après saint Pierre pape de Rome. D’autres chronologies le placent en deuxième place ou en quatrième place ; voir sur ce point Levillain Philippe (dir.), Dictionnaire historique de la papauté, Paris, Fayard, 1994, art. Clément Ier, p. 360-362. Il semble que les historiens s’en tiennent aujourd’hui à la liste d’Irénée, qui place Clément en quatrième position après Pierre, Lin et Anaclet. Durant la persécution de Trajan, il fut banni dans l’île de Chersonèse, et fut précipité dans la mer avec une ancre de navire attachée au cou. Son corps fut transporté à Rome sous le pape Nicolas premier et enseveli dans l’église qui porte son nom.

Et autres, du même jour : Sainte Félicité, mère de sept enfants martyrs, fut décapitée à Rome sur ordre de l’empereur Marc-Antonin. Le Martyrologe romain cite aussi saint Lucrèce, vierge, martyrisée sous Dioclétien vers 304, saint Sisinne, décapité à Cyzique au cours de la même persécution, saint Amphiloque en Icaonie (vers 396), à Agrigente saint Grégoire évêque (v. 600), saint Tron (698) et Jean-le-Bon de l’ordre des Augustins.

Saint Chrysogone, et non saint Chrysostome, comme porté par erreur dans certaines traductions françaises du Martyrologe romain. Saint Chrysogone, martyr en 304, jeté en prison à Rome, sous l’empereur Dioclétien, demeura deux ans « dans les fers et dans les prisons » ; il refusa d’adorer les dieux païens et fut par ordre de Dioclétien conduit à Aquilée, décapité et jeté à la mer. Mais son corps fut récupéré et enterré dans sa maison.

Les autres martyrs mentionnés à ce jour sont saint Crescentien (v. 306), sainte Firmine (303) martyre sous Dioclétien, saint Alexandre sous Julien l’Apostat, saintes Flore et Marie, décapitées « dans la persécution arabique » à Cordoue (851), saint Félicissime à Pérouse (v. 304), saint Protais évêque, qui fut défenseur de saint Athanase (352), saint Romain et en Auvergne l’abbé saint Pourçain (v. 540).

Voir Sellier Philippe, Pascal et la liturgie, p. 41. À la veille du Mémorial, Pascal a pu assister en partie à l’Office de Saint-Clément, puis aux premières vêpres de Sainte-Cécile, où l’on faisait mémoire de saint Clément et de saint Chrysogone.

 

Depuis environ dix heures et demi du soir jusques environ minuit et demi.

 

Mesnard Jean, “Un jour secret et indicible”, Blaise Pascal, Les Cahiers de Science et Vie, n° 27, juin 1995, p. 16-25. Reconstitution de la journée qui a précédé la nuit de feu.

OC III, éd. J. Mesnard, p. 43. La date est énoncée avec une ampleur, une solennité liturgique qui marque l’insertion de Dieu dans le temps réalisée par la révélation personnelle dont Pascal a bénéficié.

 

Feu

 

Dans son étude sur “Le ravissement de Pascal”, Dom Pastourel voit dans ce feu un simple photisme, et non un feu ardent.

Bremond Henri, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, IV, chap. IX, § 3, « Le signe de feu », p. 356 sq. Selon Bremond, « ce feu, - lumière et chaleur – nous ne devons pas le distinguer des émotions affectives, des intuitions intellectuelles et des ébranlements intérieurs plus profonds peut-être, qui l’accompagnent » : p. 367. Bremond voit dans ce mot un processus comportant plusieurs temps : un « ébranlement quelconque accompagné d’une hallucination de la vue » ; puis « une grâce mystique, au sens propre du mot : Dieu sensible, non pas au cœur de la chair, mais à la fine pointe de l’esprit, au centre de l’âme », et enfin « à mesure que s’efface cette divine touche », « les réflexions ardentes et abondantes ».

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Seconde édition, p. 57 sq. Problème de la nature du feu en question : p. 59 sq. H. Gouhier discute les thèses de Lélut, de Pastourel, de Brunschvicg, de Béguin, Chevalier et Guardini, pour conclure que le feu est une image banale dans l’expression de l’amour humain ou divin, en usage même dans la Bible.

Lemaistre de Sacy, Lettres, p. 21. Lettre à Bagnols du 12 juillet 1652. « Comme [Dieu] éteint quelquefois les lumières de son Église, pour punir les hommes qui aimant leur propre aveuglement désirent de rencontrer des guides aveugles ; il illumine aussi quelquefois les ténèbres, et allume des flambeaux dans la nuit la plus noire, pour éclairer les âmes de ceux qui le cherchent ».

OC III, éd. J. Mesnard, p. 36-38. Contre l’interprétation du mot Feu comme l’expression d’une vision. J. Mesnard penche plutôt à voir dans le mot Feu le symbole de Dieu. La mise en relief des mots écrits en majuscules, Feu et Dieu, suggère une identité entre le symbole du feu et la réalité de Dieu. Dans le Pentateuchus de Jansénius, on lit, à propos du buisson ardent de Moïse (Exode, III) : « litteraliter ignis significat majestatem Dei, qui in igne libenter apparere solet propter mirificas ejus proprietates ». Feu signifie la manifestation de Dieu, mais à l’esprit et au cœur, et non pas aux sens : p. 37. La référence au buisson ardent est confirmée par la suite des noms de Dieu qui sont donnés dans la suite du texte.

On retrouve une interprétation analogue dans le livre de De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008, p. 63. Feu signifie Dieu se révélant selon sa grandeur et sa majesté, en particulier à Moïse, dans l’épisode du buisson ou dans la théophanie du Sinaï.

Lélut F., L’amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations, p. 161. « Du fond de cet abîme, où il allait descendre, un globe de feu lui apparaît, qui est la lumière de la volonté divine. Sur ce globe est couchée la croix, ce signe de la rédemption des hommes, qui sera l’instrument de la sienne ». Voir sur cette « conjecture » sur le globe lumineux la Note XIII, qui indique que le docteur Lélut l’a imaginée à partir du cas de Benvenuto Cellini, auquel il a consacré une étude antérieure : p. 301 sq.

 

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

 

OC III, éd. J. Mesnard, p. 43. Le deuxième mouvement du Mémorial est constitué par l’énumération des noms de Dieu.

Cette formule est celle qui est employée dans l’épisode du buisson ardent, ce qui rend compte de la formule précédente Feu. Pascal se voit en quelque sorte dans une situation comparable à celle de Moïse devant Yahvé qui apparaît sous la forme d’un buisson en feu.

Exode, III, 6. « Et ait ego sum Deus patris tui Deus Abraham Deus Isaac Deus Iacob abscondit Moses faciem suam non enim audebat aspicere contra Deum » ; « Il dit encore : Je suis le Dieu de votre père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob. Moïse cacha son visage, parce qu’il n’osait regarder Dieu ».

Exode, III, 16. « Vade congrega seniores Israhel et dices ad eos Dominus Deus patrum vestrorum apparuit mihi Deus Abraham et Deus Isaac et Deus Iacob dicens visitans visitavi vos et omnia quae acciderunt vobis in Aegypto » ; « Allez, assemblez les anciens d’Israël, et dites-leur : Le Seigneur, le Dieu de vos pères m’est apparu. Le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob m’a dit : Je suis venu vous visiter, et j’ai vu tout ce qui vous est arrivé en Égypte ». Explication de Sacy sur ce verset 16 : « Le premier nom que Dieu se donne est celui de sa grandeur ; le second est celui de sa miséricorde, par lequel il fait ressouvenir les Israélites de l’alliance qu’il avait faite avec leurs Pères ».

Luc, XX, 37. « Quia vero resurgant mortui et Moses ostendit secus rubum sicut dicit Dominum Deum Abraham et Deum Isaac et Deum Iacob » ; « Quant à ce que les morts doivent ressusciter un jour, Moïse le déclare assez lui-même, lorsqu’étant auprès du buisson il appelle le Seigneur le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob. »

Saint Augustin, In Johannis Evangelium tractatus CXXIV, Tractatus XI, in Corpus christianorum, Series latina, XXXVI, Aurelii Augustini opera, Pars VIII, Turnhout, Brepols, 1954, p. 115 sq.

Preuves par discours IV (Laf. 449, Sel. 690). Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments ; c’est la part des païens et des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d’années à ceux qui l’adorent ; c’est la portion des Juifs. Mais le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s’unit au fond de leur âme ; qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin que de lui‑même.

Mesnard Jean, “Bible et liturgie dans le Mémorial”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 200 sq.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Seconde édition, p. 35. Rapprochement de l’épisode du buisson ardent et de cette formule avec le Feu du Mémorial. Présence de Dieu sous une forme qui ne permet pas de le reconnaître immédiatement ; Dieu se fait reconnaître en appelant, comme dans l’épisode de Jean XX, 17 (Noli me tangere).

De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008, p. 63 sq. Abraham, Isaac et Jacob sont des personnes à qui Dieu est venu parler, tandis que les philosophes et les savants se flattent de connaître Dieu par eux-mêmes, par les lumières de la raison : p. 63-64. Mais les vrais chrétiens savent qu’ils sont incapables de communion avec Dieu sans médiateur.

 

non des philosophes et des savants.

 

Voir le propos rapporté par Marguerite Périer, in Mémoire sur Pascal et sa famille, OC I, p. 1105 (propos classé Laf. 1001) : « Je ne puis pardonner à Descartes ; il voudrait bien, dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu, mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela il n’a plus que faire de Dieu. »

Sur le dieu des philosophes et des savants, voir Roger Jacques, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Paris, Colin, 1971, p. 224 sq. Pour Descartes, une fois que Dieu a créé la matière et fixé les lois du mouvement, il cesse d’intervenir dans la création, sinon pour lui conserver l’existence ; il est donc inutile au savant de se préoccuper de lui, et sa seule recherche doit porter sur les lois du mouvement : p. 225. La science n’a pas besoin de remonter jusqu’à Dieu. Inversement les considérations théologiques n’ont rien à apprendre au savant, parce que les desseins de Dieu sont impénétrables ; la recherche des causes finales n’a pas de place dans la science. La conception de Descartes suppose une divinité très éloignée de celle qui anime la tradition judéo-chrétienne. Des réactions se dessinent vers la fin du siècle contre cette position. Boyle critique de la doctrine de Descartes. Des savants admettent que la providence de Dieu figure parmi les données considérables. Mais on comprend assez bien qu’il suffit de décréter la matière éternelle et le mouvement essentiel à cette matière pour se débarrasser de Dieu, de sorte que Voltaire sera fondé à dire, après d’autres, que Descartes conduit à l’athéisme : p. 228-229. La science officielle s’éloigne de cette voie : les anatomistes et les naturalistes sont pour la plupart des chrétiens aussi convaincus que Boyle, peu disposé à faire deux parts dans la pensée, celle de la foi d’une part, et celle de la science d’autre part : p. 229. Philosophes chrétiens participant au progrès scientifique, comme Malebranche et Leibniz : p. 229. Christianisme des savants de l’Académie Française : p. 229. Perrault : « l’admirable ouvrier des merveilles qui se voient dans la structure des organes des animaux ne nous a point voulu cacher toute la sagesse qu’il a employée » : p. 229.

Roger Jacques, “La conception mécaniste de la vie”, in Pour une histoire des sciences à part entière, Paris, Albin Michel, 1995, p. 175. La philosophie de Descartes a parfois été considérée comme un athéisme voilé. Mais c’est une erreur. Pour Descartes, il ne suffit pas de dire que Dieu a créé le monde une fois pour toutes ; le monde n’est pas autonome comme Dieu et ne peut pas se conserver tout seul : à chaque instant son existence dépend de la volonté de Dieu.

C’est exact, puisque Descartes soutient la théorie de la création continuée. Mais il n’empêche que cette création continuée est indépendante de toute valeur spirituelle. On trouve un analogue de l’idée de la création continuée chez Pascal, mais dans un tout autre domaine, celui de la distribution de la grâce : il faut que Dieu la renouvelle à chaque instant. Voir OC III, éd. J. Mesnard, p. 599 sq., sur l’action de la grâce efficace sur la volonté chez Pascal. La doctrine de la grâce est en partie une doctrine du temps humain. La grâce efficace produit son effet dans l’instant. Problème de la possibilité des commandements considérée « pour l’avenir » : p. 600-601. La grâce efficace est une grâce continuée, comme la création chez Descartes, dans la mesure où Dieu la donne continuellement à chaque instant.

De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, p. 63 sq. Abraham, Isaac et Jacob sont des personnes à qui Dieu est venu parler, tandis que les philosophes et les savants se flattent de connaître Dieu par eux-mêmes, par les lumières de la raison : p. 63-64. Mais les vrais chrétiens savent qu’ils sont incapables de communion avec Dieu sans médiateur.

Sur les noms de Dieu en général, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, p. 118. Histoire de l’apparition des noms divins. Noms bibliques de Dieu : p. 120 sq.

Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, chap. 30, éd. Michon, p. 219 sq. Quels noms peuvent être prédiqués de Dieu.

 

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

 

La copie figurée donne : Certitude joie certitude sentiment vue joie.

Preuves par discours I (Laf. 424, Sel. 680). C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison.

Bremond Henri, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, IV, chap. IX, § 2, « Le « signe » donné à Pascal et la « consolation sensible », p. 338. Bremond interprète le mot certitude comme un « mot de savant, de méditatif, non plus de mystique », qui marque que « Pascal est sorti de la zone de l’extase, il entre dans celle de la dévotion ordinaire. Le ravissement proprement dit s’achève, au moins pour un temps ; le « feu » décline et s’éteint ; il se rallumera peut-être et plus d’une fois avant « minuit et demi ». » : p. 368.

Ce qui fait l’unité de ces termes, c’est que tous se rapportent d’une façon ou d’une autre au cœur.

Le sentiment : voir Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142) : Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent.

Le mot vue manque dans l’original. C’est un terme qui a dû être ajouté dans la mise au net perdue dont la copie figurée est le reflet. Le mot comporte deux idées. La première est celle de l’évidence immédiate que donne le fait de voir quelque chose. Voir la manière dont Pascal définit une telle évidence dans la Provinciale IV, 16. « 16. Je pris la parole à ce discours, pour lui dire : Et quoi ! mon Père, faut-il recourir à l’Écriture pour montrer une chose si claire ! Ce n’est pas ici un point de foi, ni même de raisonnement. C’est une chose de fait. Nous le voyons, nous le savons, nous le sentons. » Une seconde idée est ici contenue, c’est que nous voyons les choses comme le cœur les fait voir, selon qu’il est bon ou mauvais. Voir le commentaire de Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 34. Par vue, Pascal entend une espèce d’inversion dans les sentiments : p. 34. Ce que c’est que voir un miracle : p. 34 sq. Or tout sentiment implique un jugement de valeur, et en ce sens une connaissance : p. 34. C’est une révolution qui s’effectue dans le monde des valeurs : ce qui plaisait cesse de plaire, ce qui avait du prix n’en a plus, des jugements qui paraissaient naturels perdent leur évidence : p. 35. L’amour de Dieu fait voir les choses du monde de telle façon qu’elles ne sont plus senties comme biens.

Paix ne se trouve que dans l’autographe.

 

Dieu de Jésus‑Christ.

 

La formule complète Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob. Les précédentes appartiennent à l’ordre vétéro-testamentaire. Celle-ci place Pascal dans l’histoire du Nouveau Testament.

OC III, p. 38. Le plus important des noms de Dieu est souligné dans le parchemin par l’emploi de caractères plus grands. L’expression se rapporte peut-être à une interprétation rapportée par Jansénius, d’après laquelle c’est le Christ lui-même qui s’est révélé à Moïse dans le buisson ardent. Voir le commentaire donné dans le Pentateuchus, sur Exode, III, 2 : « Plerique veterum volunt fuisse ipsum Filium Dei, et Angelum dici, quia Christus fuit magni consilii Angelus ».

 

Deum meum et Deum vestrum.

 

La référence est donnée dans la copie figurée : Jeh. 20. 17.

Jean, XX, 17 (réf. Nouveau testament de Mons). « Dicit ei Jesus noli me tangere nondum enim ascendi ad Patrem meum vade autem ad fratres meos et dic eis ascendo ad Patrem meum et Patrem vestrum et Deum meum et Deum vestrum » ; « Jésus lui répondit : Ne me touchez pas ; car je ne suis pas encore monté vers mon Père : mais allez trouver mes frères, et dites-leur de ma part : Je monte vers mon Père, et votre Père, vers mon Dieu, et votre Dieu » (tr. Sacy).

De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008, p. 65. Caractère incomplet de cette expression : p. 66.

 

Ton Dieu sera mon Dieu.

 

Mesnard Jean, “Bible et liturgie dans le Mémorial”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, p. 198 sq. La Bible de Louvain donne pour traduction « Ton Dieu est mon Dieu ». Le texte de Pascal se trouve déjà dans une traduction française publiée à Bâle en 1555, signée par Sébastien Châtellion, dit Castellion : p. 199.

La référence au livre de Ruth n’est pas dans l’autographe, et se trouve sur la copie figurée.

Ruth, I, 16. « Quae respondit : ne adverseris mihi ut relinquam te et abeam ; quocumque enim perrexeris, pergam, et ubi morae fueris, et ego pariter morabor. Populus tuus populus meus, et Deus tuus Deus meus » ; « Ruth lui répondit : Ne vous opposez point à moi, en me portant à vous quitter, et à m’en aller. Car en quelque lieu que vous alliez, j’irai avec vous, et partout où vous demeurerez, j’y demeurerai aussi : votre peuple sera mon peuple, et votre Dieu sera mon Dieu » (tr. de la Bible de Port-Royal).

Commentaire de Pierre Thomas du Fossé (Bible de Port-Royal) sur ce verset : « On voit dès ce temps l’accomplissement de cette parole que Jésus-Christ a dite longtemps depuis : Que de deux personnes l’une sera prise et l’autre laissée. Orpha et Ruth paraissaient aimer toutes deux également leur belle-mère Noémi. Elles pleuraient toutes deux de voir qu’elle les pressait de la quitter. Mais enfin une des deux nommée Orpha prend sa résolution de retourner, comme parle l’Écriture, à son peuple et à ses dieux. Et l’autre au contraire nommée Ruth fait cette déclaration solennelle, que le Dieu de Noémi sera son Dieu ; c’est-à-dire, qu’elle renonça dès lors très parfaitement aux dieux de ses pères, pour s’attacher au service du vrai Dieu qu’adorait sa belle-mère.

Qui a pu faire ce discernement entre ces deux femmes Moabites, sinon Dieu même, puisque la foi est un don qui vient de Dieu. Et en effet tout paraissant conspirer à les faire demeurer dans leur pays, l’abondance, l’amour des parents et de la patrie, l’attache si ordinaire à la religion paternelle, la crainte de demeurer en un pays étranger, et la dépendance d’une belle-mère. Ruth ne put sans doute se déterminer à vaincre tous ces obstacles pour s’attacher inséparablement à Noémi, lorsqu’elle était la plus affligée, que par une inspiration de celui qui l’avait choisie pour continue la succession des ancêtres du Messie attendu depuis si longtemps pour le salut de l’Univers. Voyez, s’écrie saint Jérôme [Hieron. Ép. 25. Tom. 2. p. 205], de quel mérite a été cette générosité de Ruth, lorsqu’elle ne voulut point abandonner Noémi dans la désolation où elle était ; puisque Jésus-Christ voulut naître de sa race. Vide quanti meriti sit desertae praestitisse solatium. Ex ejus semine Chistus oritur.

On a toujours admiré, et avec grande raison, la foi d’Abraham, qui le porta à suivre fidèlement la voix de Dieu, en sortant de son pays et du milieu de ses proches, pour s’en aller en un autre qui lui était inconnu. Mais peut-être que la résolution de Ruth étant regardée dans toutes les circonstances dont nous venons de parler, n’est guère moins surprenante. Saint Jérôme avec plusieurs Interprètes a dit, que Ruth était de la ville de Petra en Arabie, où est situé le pays de Moab ; et ils ont même expliqué d’elle ce passage d’Isaïe ; Envoyez, Seigneur, de la pierre du désert l’Agneau dominateur de la terre [Hieron. in Isaï. 16 v. 1. Tirin.]. »

La suite du commentaire propose une justification de la conduite de Noémi exhortant Orpha et Ruth de retourner dans leur pays.

La citation Deum meum et Deum vestrum n’épuise donc pas la portée de la référence à Ruth. Il s’agit bien, dans l’esprit de Pascal, d’une allusion au fait que la résolution de s’attacher à Dieu enferme la rupture avec le monde dans lequel il a vécu jusqu’alors, et dans lequel il avait placé ses attaches. Voir le commentaire de l’Avertissement du Livre de Ruth dans la Bible de Port-Royal : « Un ancien Père [Theodor. in Ruth. quaest. 10] témoigne que la raison principale pour laquelle le Saint-Esprit a fait écrire cette histoire, a été l’Incarnation du Fils de Dieu, qui est descendu de Ruth selon la chair. Et il ajoute : que saint Matthieu écrivant la généalogie de Jésus-Christ n’a point parlé de plusieurs femmes illustres, telles qu’on été Sara, Rebecca, et plusieurs autres, mais a marqué à dessein Thamar, Rabab, et Ruth, et même la femme d’Urie, pour nous apprendre que notre Seigneur le Fils unique de Dieu s’est fait homme pour les justes et pour les pécheurs ; pour les Juifs et pour toutes les autres nations.

Mais le même Père dit encore que, quoiqu’il fût nécessaire d’écrire l’histoire de Ruth à cause de Jésus-Christ qui a daigné en descende selon la chair, cette histoire par elle-même peut être très utile à ceux qui savent tirer avantage pour leur salut de ses sortes d’exemples d’une vertu singulière ; puisqu’on ne peut voir un détachement plus parfait de tous ses proches, ni une soumission plus accomplie envers une belle-mère, qu’a été celle de Ruth envers Noémi. »

Ce dernier paragraphe correspond à ce que Pascal tire de cette histoire dans le Mémorial.

De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, p. 74 sq. Ce verset doit s’entendre comme une réponse d’acquiescement par laquelle un disciple accueille pour soi la promesse ; il ne peut s’agir que de Pascal lui-même. Pascal emprunte les paroles de la référence au livre de Ruth, où Ruth persiste dans sa décision d’accompagner Noémi vers la terre de Moab, pour le rapport qu’il y découvre avec sa situation. Il s’agit d’une réponse de Blaise à la parole de Jésus-Christ tirée de l’Évangile selon saint Jean, Deum meum et Deum vestrum : p. 75-76. Le futur sera remplace le présent de la Bible de Louvain : p. 76. Pascal marque le temps qui va séparer l’accueil de la promesse d’avec son effet : p. 76.

 

Oubli du monde et de tout hormis Dieu.

 

OC III, éd. J. Mesnard, p. 43 sq. Troisième mouvement du Mémorial.

De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, p. 76, y voit non une description de l’état atteint par Pascal dans la nuit de feu, mais un vœu que Pascal professe d’oublier le monde et de ne songer qu’à Dieu dans le cours ordinaire de sa vie : p. 76-77. Jésus prescrivant à Pascal d’oublier le monde et tout hormis Dieu, et Blaise promettant d’obéir : p. 78. Cette interprétation n’est cependant guère soutenable.

 

Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

 

OC III, éd. J. Mesnard, p. 43 sq. Troisième mouvement du Mémorial, premier développement, relatif à la connaissance de Dieu : p. 44.

Référence à ce qui a été dit plus haut du dieu des philosophes : par les voies enseignées dans l’Évangile, cela veut dire : pas par les voies qu’enseignent les philosophes, notamment les stoïciens. C’est l’idée principale de la liasse Excellence de cette manière de prouver Dieu, qu’on ne peut connaître Dieu que par le Christ, c’est-à-dire par l’Évangile.

A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). C’est en vain, ô hommes, que vous cherchez dans vous-mêmes les remèdes à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu’à connaître que ce n’est point dans vous-même que vous trouverez ni la vérité ni le bien. Les philosophes vous l’ont promis et ils n’ont pu le faire. Ils ne savent ni quel est votre véritable bien, ni quel est (votre véritable état).

Excellence 1 (Laf. 189, Sel. 221). Dieu par J.-C. Nous ne connaissons Dieu que par J.-C. Sans ce médiateur est ôtée toute communication avec Dieu. Par J.-C. nous connaissons Dieu. Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans J.-C. n’avaient que des preuves impuissantes. Mais pour prouver J.-C. nous avons les prophéties qui sont des preuves solides et palpables. Et ces prophéties étant accomplies et prouvées véritables par l’événement marquent la certitude de ces vérités et partant la preuve de la divinité de J.-C. En lui et par lui nous connaissons donc Dieu. Hors de là et sans l’Écriture, sans le péché originel, sans médiateur nécessaire, promis et arrivé, on ne peut prouver absolument Dieu, ni enseigner ni bonne doctrine, ni bonne morale. Mais par J.-C. et en J.-C. on prouve Dieu et on enseigne la morale et la doctrine. J.-C. est donc le véritable Dieu des hommes.

Mais nous connaissons en même temps notre misère, car ce Dieu-là n’est autre chose que le réparateur de notre misère. Ainsi nous ne pouvons bien connaître Dieu qu’en connaissant nos iniquités.

Aussi ceux qui ont connu Dieu sans connaître leur misère ne l’ont pas glorifié, mais s’en sont glorifiés.

Excellence 4 (Laf. 191, Sel. 224). Il est non seulement impossible mais inutile de connaître Dieu sans J. C. Ils ne s’en sont pas éloignés mais approchés ; ils ne se sont pas abaissés mais… Quo quisque optimus eo pessimus si hoc ipsum quod sit optimus ascribat sibi.

 

Grandeur de l’âme humaine.

 

Laf. 633, Sel. 526. Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer qui nous élève.

Voir le commentaire de Sellier Philippe, “Pascal : la radicalité chrétienne”, in Port-Royal et la littérature, II, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 655-656.

OC III, éd. J. Mesnard, p. 44 sq. Liaison de ce verset avec le verset Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile : la grandeur de l’âme humaine vient de ce qu’elle est capable de Dieu, que la grandeur de l’homme n’existe que dans sa relation à Dieu.

Voir la liasse Grandeur. C’est un des seuls énoncés du Mémorial qui peuvent être mis en rapport direct avec les Pensées. Mais la grandeur n’y est pas prise en même sens que dans le Mémorial : chez les philosophes, notamment les stoïciens, l’ambition de la grandeur est celle qui pousse à vouloir s’égaler à Dieu. Elle est directement récusée par le Mémorial.

L’idée peut être rapprochée aussi de la formule Laf. 759, Sel. 628, Pensée fait la grandeur de l’homme ; mais dans le Mémorial, Pascal ne parle pas de la grandeur de l’esprit humain, mais de celle de l’âme.

 

Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.

 

OC III, éd. J. Mesnard, p. 43 sq. Troisième mouvement du Mémorial, premier développement, relatif à la connaissance de Dieu : p. 44.

Mesnard Jean, “Bible et liturgie dans le Mémorial”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, p. 196 sq. Origine de cette phrase : la traduction française de la Bible par les docteurs de Louvain, publiée en 1550 et rééditée en 1578, et qui dérive de la Bible de Lefèvre d’Étaples (Anvers, 1530). Comparaison avec la traduction proposée dans la Bible de Port-Royal (Nouveau Testament de Mons) : p. 197.

Jean, XVII, 25. « Pater juste et mundus te non cognovit ego autem te cognovi et hi cognoverunt quia tu me misisti » ; « Père juste, le monde ne vous a point connu ; mais moi je vous ai connu, et ceux-ci ont connu que vous m’avez envoyé » (tr. Sacy). Ce sont des paroles du Christ après la Cène.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Seconde édition, p. 38.

 

Joie, joie, joie, pleurs de joie.

 

La copie figurée du parchemin, p. 51, donne Joie, joie, joie, et pleurs de joie.

Le mot joie a un sens complexe chez Pascal.

OC III, éd. J. Mesnard, p. 40. La joie, dans le Mémorial, découle de la connaissance inséparable de l’amour ; elle éclate à plusieurs reprises dans le texte de façon fulgurante, mais persiste sous une forme plus douce dans le reste du texte. Le mot joie prend son relief si on le replace dans le contexte du passé immédiat de la vie de Pascal : alors que, comme en témoignent les lettres de Jacqueline Pascal à sa sœur Gilberte, Pascal n’éprouvait qu’un désir de conversion purement intellectuel, sans attrait effectif pour Dieu, il exprime ici l’allégresse que procure le don de la découverte de Dieu. Expression du sentiment que donne la connaissance de Dieu.

Sellier Philippe, “Joie et mystique chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 627-648. L’idée de la joie doit être intégrée à la théologie de la grâce de saint Augustin. La grâce est célébrée par les disciples de saint Augustin comme douceur, délectation, délices, ravissement, joie, volupté du cœur, suavité : elle envahit la volonté, avant même que celle-ci ait eu à acquiescer : p. 631. Voir ce qu’écrit Pascal dans les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, § 13, OC III, éd. J. Mesnard, p. 795 : « la grâce de Jésus [...] n’est autre chose qu’une suavité et une délectation dans la loi de Dieu, répandue dans le cœur par le Saint Esprit, qui non seulement égalant, mais surpassant encore la concupiscence de la chair, remplit la volonté d’une plus grande délectation dans le bien que la concupiscence ne lui en offre dans le mal ». De sorte que l’on « en quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands ». Sur la joie et la mystique évangélique, voir surtout p. 640 sq. : c’est le bonheur d’avoir trouvé le trésor caché de la grâce christique qui commande tout. Comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie du chrétien est une vie de tristesse ; on ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands. La douleur que l’on ressent n’est, comme Pascal l’écrit aux Roannez, que l’effet de la séparation de ce que la concupiscence faisait aimer. L’insistance sur la joie chez Pascal se réfère au Christ qui, selon saint Jean, dit à ses apôtres que, s’ils se trouvent momentanément dans la tristesse, personne ne leur ravira leur joie (Jean, XVI, 22-24), et pour second maître saint Augustin.

Philippe Sellier a souligné la proximité du Mémorial avec le texte de saint Syméon le théologien (949-1022), qui a décrit sa propre nuit de feu dans ses Catéchèses II, éd. Krivochéine-Paramelle, coll. Sources chrétiennes, n° 104, Paris, Cerf, 1964 : « Soudain sur lui brilla d’en haut avec profusion une illumination divine [...]. Oublieux du monde entier, il fut inondé de larmes, d’une joie et d’une allégresse inexprimables. Alors son intelligence s’éleva jusqu’au Ciel et découvrit une autre lumière, plus claire que celle qui était proche [...] Quand cette contemplation fut passée, [...] il était en proie à la joie et à la stupeur, il pleurait du fond du cœur et ses larmes s’accompagnaient de douceur ».

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Seconde édition, p. 39.

Adam Michel, “Le thème de la joie dans l’œuvre de Pascal”, p. 97-101.

Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 84. Joie d’une âme convertie. Sujet de joie dans la pénitence : p. 303.

Le lien entre joie et sentiment est souligné, de manière quelque peu paradoxale, dans Laf. 646, Sel. 531. Sentiment. La mémoire, la joie sont des sentiments et même les propositions géométriques deviennent sentiments, car la raison rend les sentiments naturels et les sentiments naturels s’effacent par la raison.

Preuves par discours IV (Laf. 449, Sel. 690). Voir plus haut.

Preuves par les Juifs VI (Laf. 460, Sel. 699). Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l’âme qu’il est son unique bien ; que tout son repos est en lui, qu’elle n’aura de joie qu’à l’aimer ; et qui lui fait en même temps abhorrer les obstacles qui la retiennent et l’empêchent d’aimer Dieu de toutes ses forces. L’amour propre et la concupiscence, qui l’arrêtent, lui sont insupportables. Ce Dieu lui fait sentir qu’elle a ce fond d’amour propre qui la perd, et que lui seul la peut guérir.

Laf. 793, Sel. 646. Ainsi je tends les bras à mon libérateur, qui, ayant été prédit durant 4 000 ans est venu souffrir et mourir pour moi sur la terre dans les temps et dans toutes les circonstances qui en ont été prédites, et par sa grâce j’attends la mort en paix dans l’espérance de lui être éternellement uni et je vis cependant avec joie, soit dans les biens qu’il lui plaît de me donner, soit dans les maux qu’il m’envoie pour mon bien et qu’il m’a appris à souffrir par son exemple.

Bremond Henri, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, IV, chap. IX, p. 374 sq. Discussion sur le fait de savoir si, oui ou non, cette joie a été mêlée d’autres sentiments, notamment d’angoisse, en raison de la formule Je m’en suis séparé, je l’ai renoncé, je l’ai crucifié. La joie peut-elle coexister avec la crainte ?, p. 376.

Lettre 6 à Melle de Roannez, OC III, éd. J. Mesnard, p. 1040. Les peines de la conversion ne sont pas sans plaisir, et ne sont surmontées que par le plaisir. Tertullien : on ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands : p. 1041. “C’est la joie d’avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensé et de tout le changement de vie” : p. 1041. Joie mêlée de tristesse propre au chrétien : p. 1041. Pascal établit le contexte complet en comparant les conditions :

gens du monde

pas de joie

?

 

bienheureux

joie

 

pas de tristesse

chrétiens

joie

avec

tristesse

Bayne Sheila, “Le rôle des larmes dans le discours sur la conversion”, in La conversion au XVIIe siècle, p. 423, sur Pascal. La signification de ces larmes, c’est qu’elles marquent un moment décisif : p. 424. Saint Augustin et les larmes de la conversion : p. 417 sq. La conversion comme un événement qui suscite les larmes : p. 418. Dans la poésie comme symbole de la conversion, chez les prédicateurs comme invitation à la conversion, dans les témoignages des convertis comme étape marquant le moment de la conversion : p. 418. Le Mémorial et les pleurs de joie : p. 423. Expérience absolue, soudaine et inexplicable, qui dépasse le rationnel : p. 424. Présence du sentiment (par opposition à l’imagination et au raisonnement). Les larmes sont la marque du « saut » de la foi : p. 427.

Sellier Philippe, “Pascal et le psaume 118”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, p. 211-220. Chanter la joie du chrétien, dans le fil du psaume 118 : p. 216. La joie est le régime normal de l’existence chrétienne, alors que la tristesse et la sécheresse sont le plus souvent les vestiges du narcissisme humain. Le psaume 118 apparaît ici comme une école de la jubilation catholique.

Sellier Philippe, “Joie et mystique chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, p. 627-648. Point de départ : le caractère joyeux de la théologie augustinienne de la grâce. La grâce est foncièrement joie ; elle fait prendre à l’homme conscience de sa misère, de ses chutes, de ses refus de l’amour de Dieu. Le charme de la grâce : p. 628 sq. Les Écrits sur la grâce expliquent la puissance de la grâce, mais les écrits intimes en chantent souvent la douceur et le bonheur, par exemple le § 5 de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Pascal célèbre la délectation de la grâce : p. 631-633. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands et nul n’est heureux comme un vrai chrétien : p. 633. C’est un contresens de prendre le jansénisme pour une théologie de la tristesse : p. 634. Opposition de Pascal à la conception de la sécheresse et de la nuit comme facteurs du progrès spirituel ; comme tout Port-Royal, il est très réservé à l’égard de Jean de la Croix : p. 640. Pascal interprète les moments de sécheresse à des temps de retrait de la grâce. Dans le Mémorial, c’est le bonheur d’avoir trouvé le trésor caché de la grâce de Jésus-Christ qui commande tout. Pascal n’oublie jamais la part de déchirement que comporte la conversion, en raison de l’impiété qui subsiste chez l’homme qui se convertit ; mais il écrit à Melle de Roannez : « Ôtons l’impiété, et la joie sera sans mélange. » L’annonce du Christ dans saint Jean, au seuil de la Passion, est marquée par le joie : p. 644.

La piété n’est pas une amertume sans consolation : OC III, éd. J. Mesnard, p. 1042.

Lettre de Pascal à Melle de Roannez n° 6, de début décembre 1656. « Quoi qu’il puisse arriver de l’affaire de..., il y en a assez, Dieu merci, de ce qui est déjà fait pour en tirer un admirable avantage contre ces maudites maximes. Il faut que ceux qui ont quelque part à cela en rendent de grandes grâces à Dieu, et que leurs parents et amis prient Dieu pour eux, afin qu’ils ne tombent pas d’un si grand bonheur et d’un si grand honneur que Dieu leur a faits. Tous les honneurs du monde n’en sont que l’image ; celui-là seul est solide et réel, et néanmoins il est inutile sans la bonne disposition du cœur. Ce ne sont ni les austérités du corps ni les agitations de l’esprit, mais les bons mouvements du cœur qui méritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l’esprit. Car enfin il faut ces deux choses pour sanctifier : peines et plaisirs. Saint Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquiétudes en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent, puisque, étant avertis que le chemin du ciel qu’ils cherchent en est rempli, ils doivent se réjouir de rencontrer des marques qu’ils sont dans le véritable chemin. Mais ces peines-là ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontées que par le plaisir. Car de même que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font pas parce qu’ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre que dans ceux de l’union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraîne, et, les faisant repentir de leur premier choix, les rend des pénitents du diable, selon la parole de Tertullien : de même on ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jésus-Christ, si on ne trouvait plus de douceur dans le mépris, dans la pauvreté, dans le dénuement et dans le rebut des hommes, que dans les délices du péché. Et ainsi, comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des chrétiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands. “Priez toujours, dit saint Paul, rendez grâces toujours, réjouissez-vous toujours.” C’est la joie d’avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensé et de tout le changement de vie. Celui qui a trouvé le trésor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon Jésus-Christ, lui fait vendre tout ce qu’il a pour l’acheter. “Les gens du monde n’ont point cette joie a que le monde ne peut ni donner ni ôter”, dit Jésus-Christ même. Les Bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse ; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joie, et les Chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d’avoir suivi d’autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l’attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relâche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous conserver cette joie qui modère notre crainte, et à conserver cette crainte qui modère notre joie, et, selon qu’on se sent trop emporter vers l’une, se pencher vers l’autre pour demeurer debout. “Souvenez-vous des biens dans les jours d’affliction, et souvenez-vous de l’affliction dans les jours de réjouissance”, dit l’Écriture, jusqu’à ce que la promesse que Jésus-Christ nous a faite de rendre sa joie pleine en nous, soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre à la tristesse, et ne croyons pas que la piété ne consiste qu’en une amertume sans consolation. La véritable piété, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu’elle en remplit et l’entrée et le progrès et le couronnement. C’est une lumière si éclatante, qu’elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient ; et s’il y a quelque tristesse mêlée, et surtout à l’entrée, c’est de nous qu’elle vient, et non pas de la vertu ; car ce n’est pas l’effet de la piété qui commence d’être en nous, mais de l’impiété qui y est encore. Ôtons l’impiété, et la joie sera sans mélange. Ne nous en prenons donc pas à la dévotion, mais à nous-mêmes, et n’y cherchons du soulagement que par notre correction. »

 

Je m’en suis séparé. ------------------------------------------------------

 

OC III, éd. J. Mesnard, p. 43 sq. Troisième mouvement du Mémorial, second développement, relatif au remords de la séparation et au désir d’une union éternelle : p. 44.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Seconde édition, p. 39.

 

Dereliquerunt me fontem aquae vivae.

 

Jérémie, II, 13. « Duo enim mala fecit populus meus me dereliquerunt fontem aquae vivae ut foderent sibi cisternas cisternas dissipatas quae continere non valent aquas » ; « Car mon peuple a fait deux maux. Ils m’ont abandonné moi qui suis une source d’eau vive, et ils se sont creusé des citernes entrouvertes, des citernes qui ne peuvent retenir l’eau » (tr. de la Bible de Port-Royal, par Pierre Thomas du Fossé).

Commentaire de Pierre Thomas du Fossé (Bible de Port-Royal) sur le sens littéral et le sens spirituel : « Dieu se compare à une source d’eau vive, qui coule toujours d’elle-même, et qui rafraîchit et désaltère tous ceux qui en boivent ; Et il compare au contraire les idoles à des citernes que les hommes se sont creusées, et qui étant entrouvertes, ne peuvent retenir l’eau ; à cause que ces idoles étant des ouvrages de leurs mains, n’ayant elles-mêmes aucune action de vie, et ne pouvant communiquer aux autres ce qu’elles n’ont point, sont incapables de les secourir dans leurs besoins. C’était donc un double crime à Israël de s’être éloigné de la source de vie, et d’avoir couru en même temps à des eaux mortes, plus capables de les empoisonner que de les nourrir. C’est en cela, dit saint Augustin, que le cœur de l’homme se rend coupable de péché, qu’il abandonne les biens supérieurs et célestes, et qu’il leur préfère les inférieurs pour en jouir [August. de lib. arbitr. l. 3, c. 1, n. 2]. Animum peccati arguimus, cum eum convincimus, superioribus desertis, ad fruendum inferiora praeponere. Et il ne faut pas s’étonner, dit saint Ambroise, si ceux qui avaient quitté la source éternelle de l’eau vivante, étaient toujours dans la soif [Ambros. in Ps. 61. c. 2. p. 846] : car le mensonge auquel ils s’étaient abandonnés est accompagné d’une soif mortelle, au lieu que le vérité rassasie et remplit éternellement ceux qui s’en approchent. »

De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, p. 93 sq.

 

Mon Dieu, me quitterez‑vous -------------------------------------------

 

OC III, éd. J. Mesnard, p. 43 sq. Ce passage constitue, dans le troisième mouvement du Mémorial, un second développement, relatif au remords de la séparation et au désir d’une union éternelle : p. 44.

Les dernières paroles de Pascal sont : « Que Dieu ne m’abandonne jamais ». Voir la Vie de Pascal par Gilberte Périer, § 88, OC I, éd. J. Mesnard, p. 602.

Mesnard Jean, “Bible et liturgie dans le Mémorial”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 201, perçoit une différence de ton entre cette requête et la supplication angoissée des Psaumes (« Ô Dieu, ne me délaisse point ! »).

Sellier Philippe, “Joie et mystique chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 634. Dans la suite de saint Augustin, on distingue la crainte servile, timor servilis, crainte des châtiments de l’enfer, et la crainte délicate, timor castus, qui est une crainte de ne pas répondre à l’amour de Dieu. C’est le sens de la contrition, entendue comme amour de Dieu qui fait détester ses propres défaillances.

Sur l’angoisse de l’abandon, voir l’étude de P. Sellier intitulée “Abandonné… dans une île déserte : Fantasmatique et théologie dans les Pensées”, in Sellier Philippe, Essais sur l’imaginaire classique, p. 165-173, particulièrement p. 168.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 421 sq., sur l’angoisse de l’abandon chez Pascal.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 258 sq. Justice de Dieu et délaissement.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., p. 289. Condamnation juste de la masse tout entière corrompue.

Pour ce qui regarde la théologie, la manière dont Dieu abandonne l’homme à sa nature pécheresse, et dont par suite l’homme abandonne Dieu, fait l’objet de longs développements dans les Écrits sur la grâce, notamment dans la Lettre sur la possibilité des commandements,

- 3, Rédaction préparatoire, § 13-17, OC III, éd. J. Mesnard, p. 669-671,

- 4, Rédaction élaborée, § 12-15, OC III, éd. J. Mesnard, p. 682-683,

- 6, Rédaction inégalement élaborée, § 1-4, OC III, éd. J. Mesnard, p. 693-694.

Voir Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement central, 3, Rédaction préparatoire, OC III, éd. J. Mesnard, p. 663-677. Pascal renvoie, sur le « double délaissement » à la Lettre d’un Abbé à un Président de Bourzeis. S’appuyant sur le De correptione et gratia de saint Augustin, il montre que les réprouvés quittent Dieu et sont quittés par lui (§ 14), « car ils ont été abandonnés à leur libéral arbitre par un jugement juste, mais caché », « ils quittent, dit-il, et ils sont quittés ; en ce délaissement l’homme précède et Dieu suit ». Voir le § 17 : « Ce double délaissement qui paraît dans tous les ouvrages des saints, mais plus clairement dans les uns que dans les autres, est encore bien nettement expliqué dans saint Prosper, lorsqu’il dit : Dieu ne quitte point un juste, si le juste ne le quitte auparavant. Il ajoute : Et bien souvent il fait qu’il ne le quitte point. Par où vous voyez que Dieu ne fait pas toujours que les justes ne le quittent point. Mais si l’on demande à saint Prosper pourquoi il fait que quelques justes ne le quittent pas, et non pas les autres, il répond que cette question : Pourquoi Dieu retient ceux-ci et non pas ceux-là, est une chose qui est défendue d’être recherchée et qu’il est impossible de trouver. Et sur quoi il faut s’écrier : Ô profondeur ! ô grandeur! etc. » Ainsi, selon saint Augustin (§ 19), « tous ceux qui persévèrent, persévèrent par une grâce qui les fait persévérer très invinciblement, et sans laquelle ils ne pourraient pas persévérer », mais les réprouvés sont abandonnés par Dieu, après quoi ils abandonnent eux-mêmes Dieu.

Voir les explications de la Lettre sur la possibilité des commandements, 4, Rédaction élaborée, § 12-14, OC III, éd. J. Mesnard, p. 682-683 : « C’est ainsi qu’il [saint Augustin] ne se contredit pas, lorsque, ayant établi par tous ces principes que la grâce est tellement efficace que l’homme ne quitte jamais Dieu, si Dieu ne le laisse auparavant sans ce secours, puisque, tant qu’il lui plaît de le retenir, l’homme ne s’en sépare jamais, il ne laisse pas de dire en quelques endroits que Dieu, ne quitte point le juste que le juste ne l’ait quitté, parce que ces deux choses subsistent ensemble, à cause de leur différent sens. Car Dieu ne cesse point de donner ses secours à ceux qui ne cessent point de les demander. Mais aussi l’homme ne cesserait jamais de les demander, si Dieu ne cessait de lui donner la grâce efficace de les demander : de sorte qu’en cette double cessation, il arrive qu’en Dieu commence l’une toujours, et qu’il ne commence jamais l’autre.

13. Ce double délaissement, l’un dans lequel Dieu commence, et l’autre dans lequel Dieu suit, vous est marqué clairement dans saint Prosper, lorsqu’il dit : Dieu ne quitte point si l’on ne le quitte, et il fait bien souvent qu’on ne le quitte point. Mais d’où vient qu’il retient ceux-ci, et qu’il ne retient pas ceux-là? Il n’est ni permis de le chercher, ni possible de le trouver. Où l’on voit qu’à la vérité Dieu ne quitte point si l’on ne le quitte : voilà un délaissement où l’homme commence, et Dieu fait bien souvent qu’on ne le quitte pas. Donc il ne le fait pas toujours. Donc quand on le quitte, c’est parce qu’il ne fait pas qu’on ne le quitte pas ; c’est parce qu’il ne retient pas ; donc il arrive premièrement que Dieu ne retient pas et ensuite on le quitte ; car ceux qu’il retient ne le quittent pas : n’est-ce pas précisément ce que je viens de dire ? Le premier délaissement consiste en ce que Dieu ne retient pas, ensuite de quoi l’homme quitte, et donne lieu au second délaissement par lequel Dieu le quitte. En un de ces délaissements Dieu suit, et il ne s’y trouve aucun mystère ; car il n’y a rien d’étrange en ce que Dieu quitte des hommes qui le quittent. Mais le premier délaissement est tout mystérieux et incompréhensible.

14. Et saint Augustin, maître de saint Prosper, traite la même chose avec la même netteté, lorsqu’il dit en parlant de la chute de tous les réprouvés généralement qui arrivent pour un temps à la justification, qu’ils reçoivent la grâce, mais pour un temps ; ils quittent et ils sont quittés ; car ils ont été abandonnés à leur libéral arbitre par un jugement juste, mais caché, où l’on voit qu’ils quittent et qu’ensuite ils sont quittés : voilà le délaissement où Dieu suit et qui n’a rien de mystérieux. Mais si l’on demande pourquoi ils quittent, il en donne pour raison : car ils ont été abandonnés à leur libéral arbitre. Ils ont donc été abandonnés avant que de quitter, et même ils ne quittent que parce qu’ils ont été quittés. Voilà le délaissement où Dieu commence, et celui-là est par un jugement caché et impénétrable.

15. Il paraît donc que Dieu ne quitte que parce qu’il a été quitté, et que l’homme ne quitte que parce qu’il a été quitté ; et qu’ainsi il est absurde de conclure que, dans les sentiments de saint Augustin, Dieu ne quitte jamais le premier, parce qu’il a dit que Dieu ne quitte point le premier ; et que l’un et l’autre est ensemble véritable [et qu’il quitte], et qu’il ne quitte point le premier, à cause des différentes manières de quitter. »

Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement final, 6, Rédaction inégalement élaborée, § 3-4, OC III, éd. J. Mesnard, p. 693-694. « 3. Ce double délaissement, l’un dans lequel Dieu précède et l’autre dans lequel Dieu suit, nous est marqué clairement dans saint Prosper lorsqu’il dit ces paroles : Dieu ne quitte point si l’on ne le quitte ; et il fait bien souvent qu’on ne le quitte point. Donc il est infaillible qu’il ne le fait pas toujours. Donc dans ceux où il ne fait pas qu’ils ne le quittent point, il est visible que Dieu cesse, de la première manière, en ne faisant pas en sorte que l’homme ne le quitte point, ensuite de quoi l’homme quittant Dieu, Dieu le quitte ensuite de la seconde manière. Que si l’on demande à saint Prosper d’où vient donc qu’il en retient les uns, et non pas les autres, il répond ces paroles immédiatement suivantes : Mais d’où vient qu’il retient ceux-ci, et non pas ceux-là ? Il n’est ni permis de le rechercher, ni possible de le trouver. Par où nous voyons que ceux que Dieu ne retient pas le quittent, ensuite de quoi il les quitte, qui est précisément ce que j’ai dit.

4. Et saint Augustin, maître de saint Prosper, nous enseigne la même chose lorsque, parlant de la chute de tous les réprouvés généralement, qui arrivent pour un temps à la justice, il déclare qu’ils reçoivent la grâce, mais qu’ils sont temporels, c’est-à-dire pour un temps. Ils quittent, et ils sont quittés, car ils ont été abandonnés à leur libéral arbitre par un jugement juste, mais caché. Par où nous voyons que ces justes pour un temps quittent Dieu avant qu’il les quitte, mais que la raison pourquoi ils quittent Dieu est qu’ils ont été abandonnés de lui à leur libéral arbitre, ce qui est la même chose que ce que dit saint Prosper et que j’avais proposé. Vous y voyez ces deux délaissements, l’un dans lequel Dieu suit et qui est sans mystère ; l’autre dans lequel Dieu précède, est tout plein de mystère. Je n’exagère point cela davantage. Mais pour vous faire voir que, quand nous n’aurions pas ces passages formels, c’est une chose si indubitable dans la doctrine de saint Augustin que l’homme ne quitterait jamais Dieu, si Dieu ne l’avait quitté, je veux vous faire voir que le contraire ne peut subsister que par la ruine de tous ses principes. »

L’abandon de l’homme par Dieu au moment du péché originel est expliqué dans le Traité de la prédestination, III, § 11-12, Rédaction élaborée de la partie centrale, OC III, p. 794-795. « 11. Tous les hommes étant dans cette masse corrompue également dignes de la mort éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à la damnation.

Et néanmoins il plaît à Dieu de choisir, élire et discerner de cette masse également corrompue, et où il ne voyait que de mauvais mérites, un nombre d’hommes de tout sexe, âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps, et enfin de toutes sortes.

12. Que Dieu a discerné ses élus d’avec les autres par des raisons inconnues aux hommes et aux anges et par une pure miséricorde sans aucun mérite.

Que les élus de Dieu font une universalité, qui est tantôt appelée monde parce qu’ils sont répandus dans tout le monde, tantôt tous, parce qu’ils font une totalité, tantôt plusieurs, parce qu’ils sont plusieurs entre eux, tantôt peu, parce qu’ils sont peu à proportion de la totalité des délaissés.

Que les délaissés font une totalité qui est appelée monde, tous et plusieurs, et jamais peu.

Que Dieu, par une volonté absolue et irrévocable, a voulu sauver ses élus, par une bonté purement gratuite, et qu’il a abandonné les autres à leurs mauvais désirs où il pouvait avec justice abandonner tous les hommes. »

Sur ce sujet du double délaissement, Pascal s’est inspiré d’un ouvrage de Bourzeis Amable, la Lettre d’un abbé à un président sur la conformité de saint Augustin avec le concile de Trente, touchant la manière dont les justes peuvent délaisser Dieu et être ensuite délaissés de lui, 1649. Voir notamment le ch. III, p. 15-16, qui cite saint Prosper, pour montrer que « en un sens l’homme abandonne Dieu, avant que Dieu abandonne l’homme ; et qu’en un autre sens, Dieu abandonne l’homme avant que l’homme abandonne Dieu. Dieu n’abandonne point, dit-il, ceux qui doivent s’éloigner, devant qu’ils l’abandonnent. Alors donc la désertion de l’homme, par laquelle il délaisse Dieu, précède la désertion de Dieu, par laquelle il délaisse l’homme. Et il fait bien souvent, ajoute saint Prosper, qu’ils ne l’abandonnent point. Quand donc il ne fait pas que nous ne l’abandonnions point, il nous délaisse avant que nous le délaissions, en cela même qu’il ne fait pas que nous ne le délaissions point ; et en ce sens, la désertion de Dieu, par laquelle il délaisse l’homme, précède la désertion de l’homme, par laquelle il délaisse Dieu. » Bourzeis poursuit en passant à la raison du délaissement : « et d’autant que le don par lequel Dieu fait que nous ne le délaissions point, ou par lequel Dieu nous retient et nous empêche de tomber, comme dit saint Prosper, est un don qu’il fait à ceux qu’il veut, sans y être mû par autre cause que sa seule volonté, saint Prosper ajoute, Mais pour quelle cause il retient l’un, et ne retient pas l’autre, c’est-à-dire, pour quelle cause Dieu délaisse les uns, en ce qu’il ne les empêche pas de le délaisser, et ne délaisse pas les autres, en ce qu’il les empêche de le délaisser, Il n’est pas possible de le comprendre, ni permis de s’en enquérir » (p. 16).

 

que je n’en sois pas séparé éternellement.

 

OC III, éd. J. Mesnard, p. 43 sq. Troisième mouvement du Mémorial, second développement, relatif au remords de la séparation et au désir d’une union éternelle : p. 44.

 

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Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé J.-C.

 

Romains, VII, 23. « Car le salaire du péché, c’est la mort ; mais le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle en Jésus-Christ notre Seigneur. »

Mesnard Jean, “Bible et liturgie dans le Mémorial”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, p. 196 sq. Origine de cette phrase : la traduction française de la Bible par les docteurs de Louvain, publiée en 1550 et rééditée en 1578, et qui dérive de la Bible de Lefèvre d’Étaples (Anvers, 1530). Comparaison avec la traduction proposée dans la Bible de Port-Royal (Nouveau Testament de Mons) : p. 197.

Saint Augustin, Tractatus 105 sur l’Évangile de saint Jean. « Haec est vita aeterna, ut cognoscant te (I, 17, 1-5) ».

 

Jésus-Christ. --------------------------------------------------------

Jésus-Christ. ----------------------------------------------------

 

De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008, p. 118.

 

                                   je l’ai fui, renoncé, crucifié

Je m’en suis séparé,  ----------------------------------------------------

Que je n’en sois jamais séparé ! -------------------------------------

 

OC III, éd. J. Mesnard, p. 40.

 

Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

 

OC III, éd. J. Mesnard, p. 44. Voir plus haut, il ne se trouve. Il n’est plus question ici de trouver, mais de conserver : l’idée est directement liée à la possibilité de l’abandon.

De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008, p. 122.

Sellier Philippe, “Pascal et le psaume 118”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 211-220. Il est possible que Pascal ait mis ici un sous-entendu polémique : il faut entendre que Dieu ne se trouve pas par les élucubrations humaines, notamment par les voies de la casuistique relâchée, mais par les voies simples illustrées par les Pères du désert, par saint Augustin et saint Benoît.

 

Renonciation totale et douce.

 

De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008, p. 123 sq.

 

Etc.