Dossier de travail - Fragment n° 18 / 35 – Papier original : RO 465-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 16 p. 195 / C2 : p. 6
Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janvier 1670 p. 169 / 1678 n° 4 p. 166
Éditions savantes : Faugère II, 87, XIX / Havet VIII.12 / Brunschvicg 427 / Tourneur p. 303-2 / Le Guern 379 / Lafuma 400 / Sellier 19
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Bibliographie ✍
DUHEM Pierre, Les origines de la statique, II, Paris, Hermann, 1905-1906. GIOCANTI Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. SELLIER Philippe, Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, Paris Champion, 2003. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010. SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, Paris, Presses Universitaires de France, 1968. |
✧ Éclaircissements
L’homme ne sait à quel rang se mettre.
Rang : ordre convenable, place différente qui est due à la qualité, au mérite, à la juste disposition des choses. Se dit quelquefois de la personne qui a quelque dignité ou qualité (Furetière). Pascal parle ici de la condition morale de l’homme en termes qui sont empruntés à la réalité politique et sociale. La notion de bassesse, par exemple, renvoie directement à celle de rang, prise en ce sens. L’idée de grandeur, qui a d’abord un sens social, lui fait contrepoint.
L’argument de l’abaissement de l’homme jusqu’à vénérer les bêtes, ou même à se ravaler à leur rang, est une illustration frappante du fait que l’homme a perdu le sens de sa dignité de créature, et cela d’autant plus que certains philosophes en ont fait un principe de leur doctrine ou de leur religion.
Misère 1 (Laf. 53, Sel. 86). Bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer.
A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Sera-ce les philosophes qui nous proposent pour tout bien les biens qui sont en nous ? Ont-ils trouvé le remède à nos maux ? est-ce avoir guéri la présomption de l’homme que de l’avoir mis à l’égal de Dieu ? Ceux qui nous ont égalés aux bêtes et les mahométans qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien, même dans l’éternité, ont-ils apporté le remède à nos concupiscences ?
L’opposition de la grandeur et de la misère, deux notions qui ont d’abord une signification sociale, qui composent la dialectique des premières liasses des Pensées, repose sur cette idée que l’homme a perdu le sens de son véritable rang parmi les créatures qui l’entourent.
Preuves par discours II (Laf. 430, Sel. 683). Nul autre n’a connu que l’homme est la plus excellente créature. Les uns, qui ont bien connu la réalité de son excellence, ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes ont naturellement d’eux-mêmes ; et les autres, qui ont bien connu combien cette bassesse est effective ont traité d’une superbe ridicule ces sentiments de grandeur, qui sont aussi naturels à l’homme. Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez celui auquel vous ressemblez, et qui vous a faits pour l’adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez le suivre. « Haussez la tête, hommes libres », dit Épictète. Et les autres lui disent : « Baissez les yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon ». Que deviendra donc l’homme ? Sera-t-il égal à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que serons-nous donc ? Qui ne voit par tout cela que l’homme est égaré, qu’il est tombé de sa place, qu’il la cherche avec inquiétude, qu’il ne la peut plus retrouver Et qui l’y adressera donc ? Les plus grands hommes ne l’ont pu.
Il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver.
Sur le thème de l’égarement de l’homme et sa mise en œuvre littéraire, voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 327 sq.
Lieu : se dit de l’endroit destiné à placer quelque chose, soit par nature, soit par art ; Dieu a rangé tous les êtres en un lieu convenable ; il faut ranger chaque chose en son lieu. Cette notion de lieu doit s’entendre au sens classique de lieu naturel, savoir de lieu où chaque chose doit ou devrait se trouver en fonction de sa nature.
Pascal adopte ici, par métaphore, le vocabulaire de la physique scolastique (qu’il refuse fermement en physique et en mécanique). Voir Duhem Pierre, Les origines de la statique, II, p. 21. Selon la philosophie péripatéticienne, à tout élément matériel du monde correspond un lieu naturel ; en ce lieu, la forme substantielle (c’est-à-dire la nature) de cet élément acquiert sa perfection ; elle est disposée de telle sorte qu’elle reçoive complètement les influences favorables et évite les actions qui peuvent lui nuire. Si un élément est hors de son lieu naturel, il tend à s’y placer, car toute forme tend à sa perfection. S’il est en son lieu naturel, il y demeure en repos et n’en peut être arraché que par violence.
C’est de cette manière de concevoir les lieux en physique que Pascal se moque dans Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement, car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’ils craignent le vide, qu’ils (ont) des inclinations, des sympathies, des antipathies, toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits. Et en parlant des esprits ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à une autre, qui sont choses qui n’appartiennent qu’aux corps. En d’autres termes, il n’est pas permis, quand on traite de la mécanique, de chercher les explications dans le domaine des esprits et de la psychologie.
En revanche, Pascal ne s’interdit pas d’employer un vocabulaire métaphorique emprunté à l’univers physique pour parler de la condition psychologique et morale de l’homme : c’est un procédé rhétorique qui s’apparente aux figures, et dont le fragment sur les trois ordres use avec brio (Preuves de Jésus-Christ 11 - Laf. 308, Sel. 339), lorsqu’il écrit que les savants et les saints soutiennent des combats et remportent des victoires : notions qui relèvent de l’ordre des corps, mais qui figurent les réalités de l’ordre des esprits ou de l’ordre de la charité.
Sur le problème du lieu naturel de l’homme dans les Pensées, il faut se reporter à l’analyse de Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, p. 648-712.
Dans le contexte qui nous occupe, la chute du lieu naturel correspond bien à la perte par l’homme de la connaissance de sa véritable nature et de son rapport à Dieu. L’adjectif vrai implique que le lieu auquel se trouve l’homme en son état actuel n’est pas celui qui conviendrait à sa nature. Il y a là une allusion implicite à la doctrine du péché originel, qui a ôté à la nature de l’homme tout ce qui lui appartenait en son état d’innocence : santé de l’âme, connaissance de Dieu, capacité de faire le bien.
Il faut cependant noter que l’expression vrai lieu a un sens en astronomie : le vrai lieu d’un astre, est le point du firmament où on le verrait si on se trouvait au centre de la terre, par opposition au lieu apparent où il paraît être lorsqu’on le regarde de dessus la terre (Furetière). Cette signification accessoire ne doit pas être ici négligée : certains fragments y font allusion à propos du point de vue (généralement introuvable par l’homme) qui permet de voir les choses telles qu’elles sont réellement. Certains fragments sur l’incapacité où se trouve l’homme de prendre un point de vue constant sur ce qui l’entoure vont dans ce sens.
Laf. 697, Sel. 576. Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature et ils la croient suivre, comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau, mais où prendrons-nous un port dans la morale ?
Laf. 699, Sel. 577. Quand tout se remue également rien ne se remue en apparence ; comme en un vaisseau, quand tous vont vers le débordement nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe.
Le thème de la chute de l’homme de son état originel est analysé par Sellier Philippe, Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, p. 127 sq., “La chute et l’ascension” : l’homme est tombé du degré élevé sur lequel il avait à l’origine été placé, d’où il dominait les créatures de l’univers physique : il est d’autant plus misérable qu’il est tombé de plus haut. Sur le fait que l’homme est ravalé au rang des bêtes, voir p. 134.
Voir aussi Sellier Philippe, Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, p. 157, “Abandonné… dans une île déserte : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, p. 165 sq., sur l’angoisse de l’abandon comme motif majeur de l’imaginaire de Pascal.
Un fragment proche développe cette idée :
Dossier de travail (Laf. 401, Sel. 20). Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous qu’incertitude.
Nous recherchons le bonheur et ne trouvons que misère et mort.
Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur et sommes incapables ni de certitude ni de bonheur.
Ce désir nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d’où nous sommes tombés.
Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès
L’idée reprend, sous un angle nouveau, celle de l’inquiétude et du mouvement perpétuel auquel est soumise la nature de l’homme. Mais ici, cette instabilité est rapportée à la recherche du véritable lieu, qui ne peut être qu’en Dieu.
Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., “Des Confessions aux Pensées”, p. 353 sq. Voir p. 360 sq. sur ce fragment et l’inquiétude d’un être fait pour Dieu. Référence aux Confessions de saint Augustin, Livre X, ch. 21-22.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 198 sq. L’instabilité engendrée par la misère de l’homme ne réside pas seulement dans les choses, mais en l’homme lui-même. Voir Transition 3 (Laf. 198, Sel. 229). En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi d’une semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non et sur cela ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés. Pour moi je n’ai pu y prendre d’attache et considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois j’ai recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi.
dans des ténèbres impénétrables.
L’idée des ténèbres qui entourent l’humanité est, dans les Pensées, un thème dont l’orchestration comporte une puissante amplification, à mesure que le lecteur en découvre la signification et la portée. D’abord exploité dans le seul domaine des connaissances naturelles, il est progressivement étendu aux fins dernières et à toute la condition humaine.
Elle apparaît d’abord sous la forme du doute sceptique, que ne peut supprimer l’accord des esprits sur le sens des mots, par exemple :
Grandeur 5 (Laf. 109, Sel. 141). Contre le pyrrhonisme. Nous supposons que tous les conçoivent de même sorte. Mais nous le supposons bien gratuitement, car nous n’en avons aucune preuve. [...] Cela suffit pour embrouiller au moins la matière, non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure de ces choses. Les académiciens auraient gagé, mais cela la ternit et trouble les dogmatistes, à la gloire de la cabale pyrrhonienne qui consiste à cette ambiguïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres.
Mais par la suite apparaît l’idée que ce n’est pas seulement la raison de l’homme qui est obscurcie, mais son cœur : voir A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Il faut que pour rendre l’homme heureux elle [sc : la vraie religion] lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d’injustice.
Le thème réapparaît ensuite avec des accents tragiques pour évoquer l’incapacité désespérante de l’homme à trouver son bonheur par ses propres forces :
Dossier de travail (Laf. 401, Sel. 20). Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous qu’incertitude.
Nous recherchons le bonheur et ne trouvons que misère et mort.
Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur et sommes incapables ni de certitude ni de bonheur.
Ce désir nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d’où nous sommes tombés.
Dossier de travail (Laf. 416, Sel. 35). Sans Jésus‑Christ, il faut que l’homme soit dans le vice et dans la misère. Avec Jésus‑Christ l’homme est exempt de vice et de misère.
En lui est toute notre vertu et toute notre félicité.
Hors de lui il n’y a que vice, misère, erreur, ténèbres, mort, désespoir.
Enfin, le terme de ténèbres ne s’applique pas seulement aux incroyants. Pascal peint en termes particulièrement tragiques les ténèbres dans lesquels il voit le peuple juif.
Laf. 793, Sel. 646. Les ténèbres des Juifs, effroyables et prédites.
Prophéties VI (Laf. 489, Sel. 735). Réprobation des Juifs et conversion des Gentils. [...] C’est pour nos crimes que la justice s’est éloignée de nous. Nous avons attendu la lumière et nous ne trouvons que les ténèbres. Nous avons espéré la clarté et nous marchons dans l’obscurité. Nous avons tâté contre la muraille comme des aveugles, nous avons heurté en plein midi comme au milieu d’une nuit, et comme des morts en des lieux ténébreux.
L’idée des ténèbres répond à celle de l’obscurcissement du cœur, qui est l’un des points sur lesquels Pascal insiste dans le Traité de la prédestination, § 7-9, OC III, éd. J. Mesnard, p. 793-794 :
« Adam, ayant péché et s’étant rendu digne de mort éternelle, pour punition de sa rébellion, Dieu l’a laissé dans l’amour de la créature. Et sa volonté, laquelle auparavant n’était en aucune sorte attirée vers la créature par aucune concupiscence, s’est trouvée remplie de concupiscence que le Diable y a semée, et non pas Dieu.
La concupiscence s’est donc élevée dans ses membres et a chatouillé et délecté sa volonté dans le mal, et les ténèbres ont rempli son esprit de telle sorte que sa volonté, auparavant indifférente pour le bien et le mal, sans délectation ni chatouillement ni dans l’un ni dans l’autre, mais suivant, sans aucun appétit prévenant de sa part, ce qu’il connaissait de plus convenable à sa félicité, se trouve maintenant charmée par la concupiscence qui s’est élevée dans ses membres. Et son esprit très fort, très juste, très éclairé, est obscurci et dans l’ignorance.
Ce péché ayant passé d’Adam à toute sa postérité, qui fut corrompue en lui comme un fruit sortant d’une mauvaise semence, tous les hommes sortis d’Adam naissent dans l’ignorance, dans la concupiscence, coupables du péché d’Adam et dignes de la mort éternelle. »
Arnauld d’Andilly Robert, Traduction d’un discours de la réformation de l’homme intérieur où sont établis les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de saint Augustin, prononcé par Cornelius Jansénius Évêque d’Ipre, p. 19-20. « Ainsi l’orgueil ayant corrompu la volonté de l’homme ; comme si par cette enflure ses yeux se fussent fermés et obscurcis, les ténèbres se formèrent en même temps dans son esprit ; et il devint aveugle jusques à tel point, que l’un des deux crut que le Serpent lui disait la vérité ; et l’autre, que se rendant compagnon dans le crime de celle qui était sa compagne dans sa vie, et dans son bonheur, sa désobéissance au commandement de Dieu ne serait qu’une faute pardonnable ».
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 58 sq. ✍