Fragment Misère n° 12 / 24 – Papier original : RO 69-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 91 p. 19 / C2 : p. 38
Éditions savantes : Faugère I, 204, LXXVII / Havet XXV.66 / Brunschvicg 151 / Tourneur p. 185-3 / Le Guern 59 / Maeda III p. 84 / Lafuma 63 / Sellier 97
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Bibliographie ✍
DELFORGE Frédéric, Les Petites Écoles de Port-Royal, Paris, Cerf, 1985, p. 168 sq. PALASAN Daniela, L’ennui chez Pascal et l’acédie, Cluj-Napoca, Eikon, 2005. TOUBOUL Patricia, “La sévérité comme instrument de la charité : l’exemple de l’éducation des filles dans le Règlement pour les enfants de Jacqueline Pascal”, in L’abbaye de Port-Royal des Champs, VIIIe centenaire, Chroniques de Port-Royal, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2005, p. 109-124. |
✧ Éclaircissements
La gloire.
L’admiration gâte tout dès l’enfance. Ô que cela est bien dit, ô qu’il a bien fait, qu’il est sage, etc.
L’enfance
Ferreyrolles Gérard, “Itinéraires dans les Pensées. Spécialement, de l’enfance”, in L’accès aux Pensées de Pascal, Actes du colloque scientifique et pédagogique de Clermont-Ferrand réunis et publiés par Thérèse Goyet, Klincksieck, Paris, 1993, p. 163-181. L’enfance comme modèle de la nature humaine et de ses contrariétés, dans la perspective théologique : p. 172. L’enfance comme moyen et modèle de la vie spirituelle : p. 172 sq.
La Provinciale III, § 14, souligne le parti que les jésuites savent tirer de la faiblesse des enfants pour faire leur propagande. « Voyez donc combien il y a d’utilité en cela pour les ennemis des Jansénistes. Ils sont sûrs par là de triompher, quoique d’un vain triomphe à leur ordinaire, au moins durant quelques mois. C’est beaucoup pour eux. Ils chercheront ensuite quelque nouveau moyen de subsister. Ils vivent au jour la journée. C’est de cette sorte qu’ils se sont maintenus jusqu’à présent, tantôt par un catéchisme où un enfant condamne leurs adversaires, tantôt par une procession où la grâce suffisante mène l’efficace en triomphe, tantôt par une comédie où les diables emportent Jansénius, une autre fois par un almanach, maintenant par cette censure. »
Même remarque sur Provinciale XVII, § 9. « Car n’est-il pas vrai que, si l’on demande en quoi consiste l’hérésie de ceux que vous appelez Jansénistes, on répondra incontinent que c’est en ce que ces gens-là disent que les commandements de Dieu sont impossibles ; qu’on ne peut résister à la grâce, et qu’on n’a pas la liberté de faire le bien et le mal ; que Jésus-Christ n’est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les prédestinés et enfin, qu’ils soutiennent les cinq propositions condamnées par le Pape ? Ne faites-vous pas entendre que c’est pour ce sujet que vous persécutez vos adversaires ? N’est-ce pas ce que vous dites dans vos livres, dans vos entretiens, dans vos catéchismes, comme vous fîtes encore aux fêtes de Noël à Saint-Louis, en demandant à une de vos petites bergères : Pour qui est venu Jésus-Christ, ma fille ? Pour tous les hommes, mon Père. Eh quoi ! ma fille, vous n’êtes donc pas de ces nouveaux hérétiques qui disent qu’il n’est venu que pour les prédestinés ? Les enfants vous croient là-dessus, et plusieurs autres aussi ; car vous les entretenez de ces mêmes fables dans vos sermons, comme votre Père Crasset à Orléans, qui en a été interdit. »
Contra, voir Raison des effets 2 (Laf. 82, Sel. 116). La sagesse nous envoie à l’enfance. Nisi efficiamini sicut parvuli.
Voir le dossier sur les enfants de Port-Royal et les Petites Écoles...
L’exclamation en Ô...
C’est un procédé constant dans les Provinciales : dans les premières lettres, l’exclamation ironiquement admirative, Ô mon Père !, revient à intervalle régulier.
Le même procédé se trouve dans les fragments des Pensées préparatoires aux Provinciales : voir RO 389 (Laf. 953, Sel. 793). « Ô mon Père, lui dis‑je, la bonne raison ! » ‑ « Ô me dit le Père, que voilà un homme commode ! » ‑ « Ô mon Père, répondis‑je, sans vos casuistes, qu’il y aurait de monde damné ! Ô mon Père, que vous rendez large la voie qui mène au ciel, ô qu’il y a de gens qui la trouvent ! Voilà un...»
On en trouve des exemples dans les Pensées, hors du contexte des Provinciales. Voir Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69). Talon de soulier. Ô que cela est bien tourné ! que voilà un habile ouvrier ! que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien, que celui-là boit peu : voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.
On retrouve ici le thème du talon de soulier ; mais l’expression a été barrée sur le manuscrit.
Le talon de soulier Les enfants de Port-Royal auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire
Pascal a pris part à l’enseignement des Petites Écoles. Il s’agit peut-être d’une observation personnelle. Dans les Petites Écoles, on répugnait à développer l’esprit de compétition entre les élèves.
La ponctuation des Copies C1 et C2 pose un problème d’interprétation : Pascal parle-t-il des enfants de Port-Royal dans leur ensemble, ou de certains des enfants de Port-Royal, ceux auxquels on néglige de donner l’aiguillon de gloire ? Dans le premier cas, c’est une critique d’ensemble de la pédagogie des Petites Écoles ; dans l’autre, c’est une remarque qui tend à modifier la méthode pédagogique pour l’adapter à certains élèves.
Mais on trouve une description un peu différente dans le livre de Delforge Frédéric, Les Petites Écoles de Port-Royal, p. 168 sq., sur l’émulation. Les jésuites s’appuient systématiquement sur l’émulation, à côté de motifs comme l’intérêt, le goût de savoir, l’enthousiasme, le sens de l’honneur. Les Petites Écoles, qui sont de moindre dimension, n’ont pas le souci de la discipline. Racine note dans son Abrégé de l’histoire de Port-Royal, que le problème de l’émulation a été un aspect important de la création des Petites Écoles : « quelques personnes de qualité, craignant pour leurs enfants la corruption qui n’est que trop ordinaire dans la plupart des collèges, et appréhendant aussi que, s’ils faisaient étudier ces enfants seuls, ils ne manquassent de cette émulation qui est souvent le principal aiguillon pour faire avancer les jeunes gens dans l’étude, avaient résolu de les mettre plusieurs ensemble sous la conduite de gens choisis ». Les Petites Écoles devaient créer une émulation qui devait remédier aux inconvénients de l’éducation isolée. Les élèves, selon Pierre Thomas du Fossé, se lancent des défis à qui dira le plus grand nombre de vers de Virgile. Le texte de Pascal : p. 169-170. Selon Delforge, Pascal récuse une admiration qui conduit à la vanité et se révèle destructrice.
En fait, le rapport avec les Petites Écoles est secondaire et risque de masquer le sens du texte. Il s’agit plutôt d’un problème insoluble : d’une part l’admiration gâte le caractère, d’autre part, si l’on n’use pas du ressort de la gloire, on fait tomber dans la nonchalance. Il n’y a pas de point d’équilibre entre les deux vices, qui n’est pas dans l’un tombe dans l’autre. On doit traiter les enfants selon leur péché. On doit gâter les enfants pour les former.
Cela permet de lier ce fragment au sujet général de la liasse Misère.
Dans cette perspective, on peut associer ce fragment à d’autres.
Laf. 674, Sel. 553. Nous ne nous soutenons pas dans la vertu par notre propre force, mais par le contrepoids de deux vices opposés, comme nous demeurons debout entre deux vents contraires. Otez un de ces vices nous tombons dans l’autre.
Laf. 783, Sel. 645. Quand on veut poursuivre les vertus jusqu’aux extrêmes de part et d’autre, il se présente des vices qui s’y insinuent insensiblement dans leurs routes insensibles du côté du petit infini et il se présente des vices en foule du côté du grand infini de sorte qu’on se perd dans les vices et on ne voit plus les vertus. On se prend à la perfection même.
Envie
En quel sens faut-il prendre envie ? Envie : invidia ou à rapprocher de gloire. Il ne s’agit sans doute pas de malveillance, mais d’esprit de concurrence. Mais on peut supposer que sous l’esprit de concurrence, il y a une sorte de haine d’autrui sourde. Envie désigne un sentiment qui pousse une personne contre l’autre, la gloire désigne le sentiment de celui qui veut attirer à soi l’estime de l’autre. Gloire : sens cornélien.
Aiguillon semble être un hapax chez Pascal. En revanche, Le Guern, dans une note de l’éd. Pléiade, I, p. 1337, cite deux exemples de l’emploi du mot, dans Charron, Sagesse, I, XX, p. 73, et Camus, Diversités, t. VII, XXV, IX, p. 521.
tombent dans la pa[resse] nonchalance
Paresseux convient aux adultes ; nonchalance convient aux enfants. Peut-on parler de paresse pour un enfant ?
Le mot paresse a un sens théologique. Paresse doit s’entendre au sens d’acédie.
La paresse est ironiquement définie dans les Provinciales, IX, d’après Escobar : « la définition de ce vice qu’Escobar en donne, tr. 2. ex. 2. num. 81. […] ; écoutez-la : La paresse est une tristesse de ce que les choses spirituelles sont spirituelles, comme serait de s’affliger de ce que les Sacrements sont la source de la grâce. Et c’est un péché mortel. O mon Père ! lui dis-je, je ne crois pas que personne ait jamais été assez bizarre, pour s’aviser d’être paresseux en cette sorte. » Texte de 1659 : Je ne crois pas que personne se soit jamais avisé d’être paresseux en cette sorte. Texte d’Escobar, Théologie morale, tr. III, Ex. II, n. 81 ; cité in GEF V, p. 185 : « fastidium spiritualium rerum ». En fait, il s’agit de ce qui est désigné, en termes techniques, par le mot d’acédie, acedia : voir saint Thomas, Somme théologique, I, q. LXIII, 2 2ae ; 2-2, q. XXXV, 1 et 2. « Est taedium bene operandi, et tristitia de re spirituali. » Le mot s’entend dans le contexte monastique. Il désigne la dépression du moine qui sent qu’il a bâti toute sa vie sur rien ; il est alors prêt à toutes les tentations. On parle du démon de midi. C’est un crime monastique. Voir Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. M. Zink, Livre de poche, 2005, p. 366-367. Accidia : c’est le péché qui a été remplacé plus tard par la paresse dans les listes canoniques des sept péchés capitaux. Elle est essentiellement à l’origine d’ordre psychologique : c’est un sentiment d’à-quoi-bon, de lassitude et de dégoût devant toute chose, un état dépressif, qui menace surtout les moines. On la définit à l’époque patristique comme melancholia (saint Jérôme), ex confusione mentis nata tristitia, une tristesse née de la confusion de l’esprit (Césaire d’Arles), taedium et anxietas cordis quae infestat anachoretas et vagos in solitudine monachos, un dégoût et une angoisse du cœur qui gagne les anachorètes et les moines qui errent dans les solitudes (Cassien). Guigues le Chartreux en décrit les symptômes : apprehendit te multotiens, cum solus in cella es, inertia quaedam, languor spiritus, taedium cordis quoddam et quidem valde grave fastidium sentis in teipso : tu tibi oneris es... Non jam sapit tibi lectio, oratio non dulcessit, souvent, quand tu es seul dans ta cellule, une sorte d’indolence t’envahit, ton esprit est languissant, ton cœur las de tout, tu sens en toi-même un immense dégoût : tu es un fardeau pour toi-même... Désormais la lecture (des textes sacrés) n’a plus de saveur pour toi, la prière n’a plus de douceur... Un de ses effets les plus visibles étant la négligence des devoirs religieux, l’acedia finit par désigner cet effet, et non plus sa cause. Son éviction de la liste des péchés au profit de la paresse témoigne de l’irruption dans la vie spirituelle de la sensibilité laïque ou séculière et des valeurs bourgeoises : le travail devient une vertu et son contraire un vice. Cette évolution est en cours à l’époque de Rutebeuf.
Voir sur ce sujet Palasan Daniela, L’ennui chez Pascal et l’acédie, Cluj-Napoca, Eikon, 2005, qui compare les idées de Pascal avec la pensée orthodoxe. ✍
Contrairement à paresse, nonchalance, n’a pas de sens technique. Pascal choisit le mot du vocabulaire courant, du style non technique. En revanche, la nonchalance est, selon l’Entretien avec M. de Sacy, le comportement de Montaigne. Voir aussi Laf. 680, Sel. 559 : Montaigne. Les défauts de Montaigne sont grands. Mots lascifs. Cela ne vaut rien malgré Mlle de Gournay. Crédule : gens sans yeux. Ignorant : quadrature du cercle, monde plus grand. Ses sentiments sur l’homicide volontaire, sur la mort. Il inspire une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir. Son livre n’étant pas fait pour porter à la piété il n’y était pas obligé, mais on est toujours obligé de n’en point détourner. On peut excuser ses sentiments un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie […] mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort. Car il faut renoncer à toute piété si on ne veut au moins mourir chrétiennement. Or il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre. Noter que Pascal emploie le mot avec un complément, dans l’expression nonchalance du salut.
Pontas, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, 1847, t. 1, p. 307 sq. Paresse.
Delforge Frédéric, Les Petites Écoles de Port-Royal, p. 170, s’étonne que Pascal parle de nonchalance. Ce ne serait pas sur ce point que les Petites Écoles prêteraient à critique. Trois hypothèses :
Ou bien Pascal aurait constaté, dans ses rapports avec les Écoles, une tendance à la nonchalance née du refus de l’aiguillon de gloire. Delforge estime que cette hypothèse cadre mal avec l’ensemble des conceptions de ceux qui s’occupent des Petites Écoles : on n’y a jamais négligé l’usage de l’émulation. Mais ils insistent sur le fait que cette émulation ne doit pas être intéressée.
Ou bien il s’agit de critiques exprimées à l’égard de Port-Royal, sur le fait que l’aiguillon de l’envie et de la gloire ne sont pas meilleurs que l’admiration dénoncée dans la première partie du texte ; la deuxième partie serait une idée à discuter, et non une affirmation de Pascal.
Ou bien Pascal aurait constaté que quelques enfants, dans un groupe déterminé, présenteraient une tendance à la nonchalance.
Dans Laf. 774, Sel. 638, la nonchalance est considérée, avec l’orgueil, c’est-à-dire la gloire, comme une des deux sources de péché chez l’homme : Contre ceux qui sur la confiance de la miséricorde de Dieu demeurent dans la nonchalance sans faire de bonnes œuvres. Comme les deux sources de nos péchés sont l’orgueil et la paresse Dieu nous a découvert deux qualités en lui pour les guérir, sa miséricorde et sa justice. Le propre de la justice est d’abattre l’orgueil, quelque saintes que soient les œuvres, et non intres in judicium, etc. et le propre de la miséricorde est de combattre la paresse en invitant aux bonnes œuvres selon ce passage : La miséricorde de Dieu invite à pénitence et cet autre des Ninivites : faisons pénitence pour voir si par aventure il aura pitié de nous. Et ainsi tant s’en faut que la miséricorde autorise le relâchement que c’est au contraire la qualité qui le combat formellement. De sorte qu’au lieu de dire : s’il n’y avait point en Dieu de miséricorde il faudrait faire toutes sortes d’efforts pour la vertu ; il faut dire au contraire, que c’est parce qu’il y a en Dieu de la miséricorde qu’il faut faire toutes sortes d’efforts.