Fragment Morale chrétienne n° 10 / 25  – Papier original : RO 149-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 362 p. 177 v°-179 / C2 : p. 211

Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXIX - Pensées morales : 1678 n° 3 p. 268-269

et n° 7 p. 270-271

Éditions savantes : Faugère II, 378, XLV / Havet XXIV.59 / Brunschvicg 482 / Tourneur p. 291-5 / Le Guern 341 / Lafuma 360 / Sellier 392

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Bibliographie

 

 

DESCOTES Dominique, “La conclusion du projet d’Apologie de Pascal”, Op. cit., 2, Publications de l’Université de Pau, novembre 1993, p. 47-53.

FRIGO Alberto, “Pascal et les membres pensants : penser l’Église, régler l’amour”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 32, 2010, p. 56-60.

LE GUERN Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, Paris, Klincksieck, 1983.

MAGNARD Pierre, “Un corps plein de membres pesants”, Revue Philosophique de la France et de l’étranger, n° 2, avril-juin 2000, 1137, p. 193-200.

McKENNA Antony, “Pascal et le corps humain”, XVIIe siècle, n° 177, p. 481 sq.

MESNARD Jean, “Universalité de Pascal”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 335-356.

MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, p. 355-362.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 567 sq.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007, p. 187 sq.

 

 

Éclaircissements

 

Morale.

 

Titre significatif de l’orientation de la liasse Morale chrétienne. Les considérations contenues dans ce fragment ne relèvent nullement de l’éthique, ni de la morale appliquée. Pascal s’intéresse en fait aux fondements de la morale, qu’il trouve dans la participation de l’homme au corps spirituel et mystique.

 

Dieu ayant fait le ciel et la terre qui ne sentent point le bonheur de leur être,

 

Pascal relie la question des fondements de la morale chrétienne, qu’il traite dans la liasse qui porte ce titre, avec le plan de Dieu dans la création.

Le fragment fait écho aux premiers versets de la Genèse I, 1-2. « In principio creavit Deus caelum et terram. 2. Terra autem erat inanis et vacua, et tenebrae erant super faciem abyssi : et Spiritus Dei ferebatur super aquas » ; « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. 2. La terre était informe et toute nue, les ténèbres couvraient la face de l’abîme ; et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux » (traduction de la Bible de Port-Royal).

Jansénius Cornelius, Pentateuchus sive commentarius in quinque libros Moysis, Rouen, ap. Nicolaum et Petrum Le Boucher, 1704, p. 4 sq.

Commentaire de la Bible de Port-Royal : v. 2.« La terre était informe et toute nue. L’hébreu porte : La terre n’était qu’un désert et qu’un vide. Ou, selon les Septante : La terre était invisible et informe, non seulement parce qu’il n’y avait alors ni arbre ni homme, ni aucun des ornements dont Dieu depuis embellit la terre, mais encore parce que, selon saint Augustin, « ayant été tirée du néant, elle n’était presque qu’un néant, n’ayant aucune, ni des qualités, ni des formes sensibles qui nous sont connues ; en sorte qu’il est plus aisé, selon ce saint, de dire ce qu’elle n’était pas, que ce qu’elle était » [Aug. Confess. l. 11 c. 5.], et qu’ainsi on la connaît en quelque sorte en l’ignorant, et on l’ignore en la connaissant.

Le mot hébreu que quelques interprètes traduisent un désert, et un vide, est traduit par d’autres un chaos, c’est-à-dire, un amas confus, non d’êtres qui eussent quelques formes affreuses et mal arrangées, qui est la manière en laquelle notre imagination conçoit un chaos ; mais d’êtres sans aucune forme. Ou plutôt, un amas des semences des êtres, mêlées ensemble sans distinction et sans ordre, et sans aucune des qualités qui frappent nos sens. »

 

il a voulu faire des êtres qui le connussent

 

Voir saint Augustin, La Genèse au sens littéral, III, XIX, Bibliothèque augustinienne, 48, Desclée de Brouwer, 1972, p. 257, sur la création de l’homme à l’image de Dieu, et la note complémentaire 16, p. 628 sq. L’âme de l’homme est image de Dieu par sa capacité de connaître Dieu ; cette connaissance de Dieu est constitutive de l’âme. Voir III, XX, 31, p. 263 : pour l’âme, « être faite, c’est reconnaître le Verbe de Dieu par qui elle a été faite ». Contrairement à l’état actuel de la nature humaine, l’homme innocent vivait dans l’évidence de la présence divine : p. 630. Cependant, même après le péché et la corruption qu’il a suscitée, l’homme reste capable de connaître Dieu.

 

et qui composassent un corps de membres pensants.

 

Saint Paul, Épître aux Romains, XII, 4-5. « Car comme dans un seul corps nous avons plusieurs membres, et que tous ces membres n’ont pas la même fonction, 5. Ainsi, quoique nous soyons plusieurs, nos ne sommes tous néanmoins qu’un seul corps en Jésus-Christ, et nous sommes tous réciproquement membres les uns des autres ».

Commentaire de la Bible de Port-Royal : « Car comme dans un seul corps humain nous avons plusieurs membres, c’est-à-dire, plusieurs parties et facultés internes et externes, et que tous ces membres n’ont pas une même fonction, les uns servant immédiatement aux fonctions de l’esprit, les autres, aux opérations animales, les autres aux opérations vitales, et étant placées différemment selon leurs divers usages.

L’Apôtre ne dit pas dans ce verset que chaque membre du corps humain ait des fonctions différentes, ce qui ne serait pas vrai, puisqu’il y en a plusieurs qui ont une même espèce de fonctions, comme les yeux, les mains, les pieds et généralement tous les membres que Dieu a faits pour la symétrie du corps, et pour mieux pourvoir à sa conservation, mais il dit seulement que tous les membres de ce corps n’ont pas la même fonction : ce qui est une proposition toute différente et très claire d’elle-même. »

Morale chrétienne 18 (Laf. 368, Sel. 401). Membres. Commencer par là. Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc.

Morale chrétienne 21 (Laf. 372, Sel. 404). Être membre est n’avoir de vie, d’être et de mouvement que par l’esprit du corps et pour le corps. Le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n’a plus qu’un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi et veut se faire centre et corps lui-même. Mais n’ayant point en soi de principe de vie il ne fait que s’égarer et s’étonne dans l’incertitude de son être, sentant bien qu’il n’est pas corps, et cependant ne voyant point qu’il soit membre d’un corps. Enfin quand il vient à se connaître il est comme revenu chez soi et ne s’aime plus que pour le corps. Il plaint ses égarements passés.

Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose sinon pour soi-même et pour se l’asservir parce que chaque chose s’aime plus que tout.

Mais en aimant le corps il s’aime soi-même parce qu’il n’a d’être qu’en lui, par lui et pour lui. Qui adhaeret Deo unus spiritus est.

Un corps de membres pensants : Magnard Pierre, “Un corps plein de membres pesants”, Revue Philosophique de la France et de l’étranger, n° 2, avril-juin 2000, 1137, p. 193-200. 

Frigo Alberto, “Pascal et les membres pensants : penser l’Église, régler l’amour”, p. 56-60. Sur l’évolution de la notion de corps mystique. Pascal et le renouvellement de la réflexion ecclésiologique sur le corps mystique : p. 58 sq.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 187 sq., voit dans l’expression membre pensant un rappel de la définition du corps mystique chez saint Paul, formulé en termes cartésiens. L’adjectif pensant fait référence à la qualité caractéristique du sujet, qui est res cogitans. D’autre part le modèle de l’amour de soi comme partie du tout est essentiel dans Les passions de l’âme comme dans plusieurs lettres de Descartes sur la morale que Pascal pouvait connaître grâce à l’édition procurée par Clerselier : p. 188. L’auteur cite des textes qui rendent compte de cette irruption du modèle cartésien dans la définition de la charité. Mais Pascal retourne contre l’idéal cartésien le propre vocabulaire de Descartes.

Le Guern Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 146 sq. Voir p. 148-149 sur la fonction explicative de l’image du corps et des membres dans le présent fragment.

 

Car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence, du soin que la nature a d’y influer les esprits et de les faire croître et durer.

 

Intelligence : entente, accord.

Influer : insuffler. « Communiquer insensiblement ses qualités bonnes ou mauvaises à un autre sujet. C’est ainsi qu’on dit que les astres influent sur les corps sublunaires, en leur communiquant leur chaleur, leur froideur, ou autres vertus favorables ou malignes. L’exemple, les bonnes mœurs, les sages discours d’un précepteur influent la vertu en l’âme de leurs écoliers » (Furetière).

Les esprits : il faut entendre par ces termes une réalité sans doute identique aux esprits animaux, qui, dans l’anthropologie cartésienne, animent les membres du corps. Voir Descartes, L’homme, AT XI, p. 129, éd. Alquié I, p. 388. Selon Descartes, les esprits animaux sont les particules du sang les plus ténues, qui circulent continuellement à travers les nerfs, assimilés à des tuyaux, et se rendent par là dans les muscles dont ils déterminent les mouvements. Voir Pichot André, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, p. 364. Descartes en parle comme d’une sorte de vent ou de flamme, très subtils, dotés d’une extrême agitation, et qui ont la faculté de se glisser dans les plus faibles interstices. Leur production par la chaleur du cœur explique par une même cause tous les mouvements de l’animal. Voir éd. Alquié I, p. 395, n. 1, avec référence à Clerselier, AT XI, p. XX : les esprits animaux ne se déversent pas du nerf dans le muscle. Depuis le cerveau, les esprits animaux peuvent passer dans les nerfs et ainsi gagner les différentes parties du corps, ils y agissent sur les muscles qui se contractent sous leur effet ; il n’y a pas de faculté contractile dans les muscles ; ils se remplissent seulement d’esprits animaux. Ce sont les ramifications du nerf, intérieures au muscle, qui, en s’enflant et en se désenflant, contractent ou relâchent le muscle. La contraction musculaire est un gonflement où le muscle et les nerfs sont passifs ; toute l’activité appartient aux esprits animaux.

L’emploi du mot esprit dans ce fragment n’implique pas une adhésion à la physiologie cartésienne de la part de Pascal. Le mot esprit est en fait d’usage courant. Voir Pichot André, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, p. 363 sq. Le mot esprit renvoie au latin spiritus et au grec pneuma ; esprit animal renvoie au grec pneuma psychikon et au pneuma psychique de Galien. Pascal prend sans doute le mot au sens le plus général, pour désigner ce qui anime les parties du corps humain.

Les membres ne sentent pas l’harmonie du corps : dans plusieurs fragments, Pascal soutient que les corps inanimés ne peuvent avoir ni connaissance ni passions. Voir le fragment RO 393-1 (Laf. 960, Sel. 795). Qu’y a-t-il de plus absurde que de dire que des corps inanimés ont des passions, des craintes, des horreurs, que des corps insensibles sans vie, et même incapables de vie, aient des passions qui présupposent une âme au moins sensitive pour les recevoir. De plus que l’objet de cette horreur, fût le vide ? Qu’y a-t-il dans le vide qui leur puisse faire peur ? Qu’y a-t-il de plus bas et de plus ridicule ?

Ce n’est pas tout qu’ils aient en eux-mêmes un principe de mouvement pour éviter le vide. Ont-ils des bras, des jambes, des muscles, des nerfs ?

Faire descendre la conjecture jusqu’au ridicule, pour aboutir à la conclusion que les choses inanimées ont des passions.

Le cas des membres n’est pas le même, puisqu’ils sont animés. Cependant, un membre sans âme pour l’animer n’est qu’un corps aussi inerte que les autres.

Pascal, quand il considère le « ballet des esprits », est surpris par la « grossièreté » des mécanismes corporels :

Laf. 686, Sel. 565Quand on dit que le chaud n’est que le mouvement de quelques globules et la lumière, le conatus recedendi, que nous sentons, cela nous étonne. Quoi ! que le plaisir ne soit autre chose que le ballet des esprits ! Nous en avons conçu une si différente idée et ces sentiments-là nous semblent si éloignés de ces autres que nous disons être les mêmes que ceux que nous leur comparons. Le sentiment du feu, cette chaleur qui nous affecte d’une manière tout autre que l’attouchement la réception du son et de la lumière, tout cela nous semble mystérieux. Et cependant cela est grossier comme un coup de pierre. Il est vrai que la petitesse des esprits qui entrent dans les pores touche d’autres nerfs, mais ce sont toujours des nerfs touchés.

 

Qu’ils seraient heureux s’ils le sentaient, s’ils le voyaient, mais il faudrait pour cela qu’ils eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l’âme universelle.

 

Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405). Si le pied avait toujours ignoré qu’il appartînt au corps et qu’il y eût un corps dont il dépendît, s’il n’avait eu que la connaissance et l’amour de soi et qu’il vînt à connaître qu’il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d’avoir été inutile au corps qui lui a influé la vie, qui l’eût anéanti s’il l’eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparait de lui. Quelles prières d’y être conservé ! et avec quelle soumission se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu’à consentir à être retranché s’il le faut ! ou il perdrait sa qualité de membre ; car il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps qui est le seul pour qui tout est.

Quel sens faut-il donner à l’expression âme universelle ?

Doctrine de l’âme du monde : Saint Thomas d’Aquin a fait face à la doctrine de l’âme du monde dans sa polémique contre les « averroïstes », en fait contre Siger de Brabant : voir sur ce point l’introduction de Thomas d’Aquin, Contre Averroès, éd. De Libera, Garnier-Flammarion.

La doctrine de l’âme universelle a été soutenue par les principaux esprits libertins du XVIIe siècle. Voir par exemple Foucault Didier, Un philosophe libertin dans l’Europe baroque, Giulio Cesare Vanini (1585-1619), Paris, Champion, 2003, p. 551, qui cite le cas de Vanini : « si je n’avais pas été élevé à l’école du christianisme, j’affirmerais que le ciel est un animal qui est mû par sa propre forme qui est l’âme ». Ce qui conduit à l’idée que le monde n’a pas besoin de Dieu, il se meut par sa seule forme propre. On trouve surtout cette thèse exposée dans la doctrine de Giordano Bruno. Voir Michel Paul Henri, La cosmologie de Giordano Bruno, Histoire de la Pensée, IX, Hermann, Paris, 1962, p. 113 sq.

Mersenne a réagi contre cette doctrine : voir Lenoble Robert, Mersenne ou la naissance du mécanisme, p. 153 sq. et 311 sq. La doctrine de l’âme du monde est une doctrine d’origine platonicienne, mais aussi stoïcienne : p. 153. Mersenne admet que Platon l’aurait tirée de la Bible, en démarquant la doctrine hébraïque de la Chekina : voir p. 153, qui renvoie à ses Observationes, col. 44. Mersenne juge nécessaire de réfuter l’idée que la terre sent, vit et pense : p. 154. Contre l’idée que l’âme du monde est raisonnable : p. 155. Contre les tenants de l’idée de l’âme du monde, notamment Bruno et Telesio. Indifférenciation des âmes individuelles dans la doctrine de l’âme du monde : p. 156. Critique du panthéisme de Bruno : p. 311 sq.

Del Prete Antonella, “Réfuter et traduire : Marin Mersenne et la cosmologie de Giordano Bruno”, p. 63 sq. Réfutation de la doctrine de l’âme du monde. Passages traduits par Mersenne du De la cause : p. 63 sq. Mersenne trouve cette thèse inutile du point de vue philosophique : p. 64. La théorie en question ne donne pas une meilleure connaissance des êtres particuliers, et elle ne contribue pas à nous donner une conception plus élevée de Dieu, parce que, comme toute créature, l’âme du monde ne doit pas être prise comme critère pour juger de l’excellence de l’action divine, pas plus que l’infinité de l’univers. Ces idées sont exposées dans L’impiété des déistes.

Ici, le sens de l’expression âme universelle ne saurait être le même. Par âme universelle, il faut entendre l’âme qui anime tout le corps de chaque homme, sans supposer qu’elle anime tous les corps individuels.

 

Que si ayant reçu l’intelligence ils s’en servaient à retenir en eux‑mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres membres, ils seraient non seulement injustes mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s’aimer,

 

Membre et corps : Morale chrétienne 21 (Laf. 372, Sel. 404). Être membre est n’avoir de vie, d’être et de mouvement que par l’esprit du corps. Et pour le corps, le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n’a plus qu’un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi et veut se faire centre et corps lui-même. Mais n’ayant point en soi de principe de vie il ne fait que s’égarer et s’étonne dans l’incertitude de son être, sentant bien qu’il n’est pas corps, et cependant ne voyant point qu’il soit membre d’un corps. Enfin quand il vient à se connaître il est comme revenu chez soi et ne s’aime plus que pour le corps. Il plaint ses égarements passés.

Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose sinon pour soi-même et pour se l’asservir parce que chaque chose s’aime plus que tout.

Mais en aimant le corps il s’aime soi-même parce qu’il n’a d’être qu’en lui, par lui et pour lui. Qui adhaeret Deo unus spiritus est.

Le corps aime la main, et la main si elle avait une volonté devrait s’aimer de la même sorte que l’âme l’aime ; tout amour qui va au-delà est injuste.

Voir ci-dessus, Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405).

 

leur béatitude aussi bien que leur devoir consistant à consentir à la conduite de l’âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime mieux qu’ils ne s’aiment eux‑mêmes.

 

Voir ci-dessus le fragment Morale chrétienne 21 (Laf. 372, Sel. 404).

Qui les aime mieux qu’ils ne s’aiment eux-mêmes : commentaire de Brunschvicg, GEF XIII, p. 388, sur le mot mieux : « mieux en ce sens que l’âme aime les membres parce qu’ils concourent à la vie totale de l’être, ce qui est leur véritable destinée, et c’est pourquoi l’amour de l’âme pour les membres est, relativement à ces membres eux-mêmes, plus légitime et plus profond que ne peut l’être l’attachement égoïste à leur conservation ou à leur développement, séparé de la conservation ou du développement du tout ».

Pensée n° 8H recto (Laf. 919, Sel. 751). Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures. Ut immundus pro luto.

Ce fragment doit être rapporté à la critique par Pascal du moi et de l’amour propre que l’on trouve dans les fragments suivants :

Laf. 597, Sel. 494. Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.

Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

Laf. 617, Sel. 510. Qui ne hait en soi son amour propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.

Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris.