Fragment Perpétuité n° 1 / 11 – Papier original : RO 247-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Perpétuité n° 320 p. 145 / C2 : p. 175
Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 261-262 / 1678
n° 46 p. 254
Éditions savantes : Faugère II, 205, XXIX / Havet XXIV.26 bis / Brunschvicg 690 / Tourneur p. 270-1 / Le Guern 262 / Lafuma 279 / Sellier 311
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Bibliographie ✍
MESNARD Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, dans La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 426-453. PASCAL Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994. |
✧ Éclaircissements
Un mot de David ou de Moïse, comme que Dieu circoncira leur cœur, fait juger de leur esprit.
Sur la circoncision du cœur, voir l’analyse détaillée de Loi figurative 23 (Laf. 268, Sel. 299).
Il n’y a pas de référence à la circoncision du cœur dans les Psaumes de David.
Deutéronome, XXX, 6. « Circumcidet Dominus Deus tuus cor tuum, et cor seminis tui ; ut diligas Dominum Deum tuum in toto corde tuo, et in tota anima tua, ut possis vivere » ; « Le Seigneur votre Dieu circoncira votre cœur, et le cœur de vos enfants ; afin que vous aimiez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur et de toute votre âme, et que vous puissiez vivre ».
Commentaire de Sacy : « Les Juifs, comme tous les hérétiques, ne prenant dans l’Écriture que ce qu’ils croient leur pouvoir être favorable, s’appuient vainement sur ce passage, pour se persuader que le Messie qu’ils attendent ne doit venir que lorsqu’ils auront été dispersés jusques aux extrémités du monde, afin de les rassembler [2 Esdr., I, 9] ; puisque Néhémias lui-même au commencement de son livre reconnaît que cette prédiction de Moïse fut accomplie, lorsque son peuple retourna de la captivité de Babylone [ann. mund. 3550], en disant à Dieu : Souvenez-vous de la parole que vous avez donnée à Moïse votre serviteur, lorsque vous lui avez dit : Si vous violez mes ordonnances, je vous disperserai parmi les peuples. Que si vous revenez ensuite à moi, et si vous gardez fidèlement mes préceptes, quand on vous aurait enlevé jusques aux extrémités du monde, je vous ramènerai dans le lieu que j’ai choisi, etc. S. Augustin dit que cette promesse que Dieu leur faisait, de circoncire leur cœur et le cœur de leurs enfants, devait être regardée comme une promesse toute claire de sa grâce. Et S. Cyprien témoigne que cette circoncision du cœur que Moïse leur prédit devait être l’ouvrage de l’incarnation de Jésus-Christ » [August. in Deut. quaest. 53. Cypr. cont. Jud. lib. I cap. 8] ».
Deutéronome X, 16. « Circumcidete igitur praeputium cordis vestri, et cervicem vestram ne induratis amplius » ; « Ayez donc soin de circoncire la chair de votre cœur, et ne rendez pas davantage votre tête dure et inflexible ». Voir le commentaire de Le Deutéronome, tr. Sacy, Paris, Desprez, 1694, p. 125. Chapitre X, Verset 16, p. 133-135. Circoncision du cœur : « cette chair du cœur de l’homme en marque la sensualité, et non pas la flexibilité. Dieu avait créé ce cœur parfait. L’homme en péchant l’a rendu charnel au lieu de spirituel qu’il était. Et la loi nouvelle a été établie par Jésus-Christ pour le rétablir dans l’état où il fut créé ». Moïse parle ici non « en législateur de la loi ancienne, mais en docteur de la vérité, et en directeur des âmes ». Sur la figure de la circoncision du cœur ordonnée par Jésus-Christ : Moïse recommandait déjà la circoncision parfaite et spirituelle. Saint Ambroise note qu’il recommandait les deux circoncisions, intérieure et extérieure, la vraie et la figure : le corps et l’âme ont besoin d’être circoncis par le retranchement de la sensualité. La circoncision extérieure de la chair tend à abattre la révolte de la chair ; celle du cœur tend à abattre la révolte de l’esprit.
Jérémie IV, 4. « Soyez circoncis de la circoncision du Seigneur, retranchez de vos cœurs ce qu'il y a de charnel, habitants de Juda et de Jérusalem, de peur que mon indignation n'éclate tout à coup et ne s'embrase comme le feu, à cause de la malignité de vos pensées, et que personne ne la puisse éteindre. »
Jansénius, Pentateuchus, Deutéronome, XXX, 6, p. 372. C'est selon saint Augustin une promesse évidente de la grâce. Mais saint Cyprien pense plutôt à la circoncision du cœur apportée par le Christ. « Circumcidet Dominus cor tuum, purgando a vitiis tuis, unde LXX circumpurgabit cor tuum, et clarius Chaldaeus, auferet insipientiam cordis tui. Omnia enim vitia sunt quaedam cordis insipientia, sicut e contrario in omni virtute sapientia. Monet autem August. quaest. 53 in verbis cotineri evidentem pollicitationem gratiae. Promittit enim Deus se facturum esse, quod jubere solet ut fiat. Cyprianus tamen lib. I contra Judaeos, putat hoc loco praedici circumcisionem cordis per Christum afferendam, et ut Lactant. libr. 4 cap. 17 per eundem, circumcisionem carnalem esse tollendam. »
Commentaire de Sacy sur la circoncision dans Genèse, XVII, 10-13 : « Ce signe n’était pas seulement la marque de l’alliance que Dieu avait faite avec Abraham et toute sa postérité, par lequel les Juifs étaient distingués d’avec tous les autres peuples, mais il était encore, selon saint Paul, la marque et le sceau de la foi d’Abraham » ; suit un renvoi à la rubrique sur le Sens spirituel, qui donne les remarques suivantes : « Le sexe que Dieu a soumis à la circoncision, et la manière en laquelle il a commandé qu’elle se fît, nous marque assez l’origine et ensuite la punition du péché des hommes. Car Adam s’étant révolté contre Dieu, et tous les hommes qui étaient enfermés en lui en leur racine, ayant péché dans lui, selon saint Paul, la révolte de son esprit contre Dieu a été punie par celle de son corps contre son esprit ; son péché avec la punition qui en est inséparable, a passé ensuite dans tous les hommes. Donc Dieu a voulu que la circoncision fût une marque sensible d’une vérité si importante ». La circoncision est considérée comme la figure du baptême qui remédie au péché originel. Voir le commentaire du chapitre XVII : Les incirconcis sont dignes de la mort éternelle. Il y a toujours eu quelque sacrement institué par Dieu pour effacer le péché originel et rendre les hommes enfants de Dieu.
Plus bas, Sacy vient à la circoncision du cœur : « La circoncision du cœur, qui est marquée par saint Étienne, lorsqu’il reproche aux Juifs qu’ils étaient incirconcis de cœur [Act. 7. 51.] : Incircumcisis cordibus, nous apprend à retrancher les désirs secrets et violents de l’amour-propre. Car cet amour, si nous n’avons soin de la combattre, se fait une idole de lui-même. Il aime sa propre excellence, selon l’expression de saint Augustin, en quoi consiste proprement l’orgueil : Superbia amor propria excellentiæ. Et à moins que les personnes qui sont vraiment à Dieu, ne veillent sur elles-mêmes avec un extrême soin, cet amour les porte d’une manière imperceptible à s’attribuer les dons de Dieu ; ce qui fait qu’elles négligent ou de les demander à tout moment par une foi humble dans l’extrême besoin qu’elles en ont, ou de les reconnaître avec une continuelle action de grâces, lorsqu’il a plu à Dieu de les leur donner.
La circoncision de l’esprit dont parle saint Paul, fait qu’après avoir tâché de purifier devant Dieu les mouvements de notre cœur, nous nous efforçons de régler les égarements de notre esprit, lorsque nous demandons à Dieu qu’il purifie nos pensées, qu’il arrête nos imaginations, qu’il modère nos craintes, qu’il retienne la légèreté et la témérité de nos soupçons ; qu’il nous empêche de nous attacher à notre propre sens ; et qu’il nous porte à avoir pour suspectes nos propres pensées, et à favoriser celles des autres, au lieu que le poids de la nature corrompue nous inspire tout le contraire. » Sacy mentionne ensuite d’autres circoncisions figuratives : la circoncision de l’esprit, de l’oreille et des lèvres.
Loi figurative 23 (Laf. 268, Sel. 299). Circoncision du cœur, vrai jeûne, vrai sacrifice, vrai temple, les prophètes ont indiqué qu'il fallait que tout cela fût spirituel.
Loi figurative 25 (Laf. 270, Sel. 301). Le monde ayant vieilli dans ces erreurs charnelles, J.-C. est venu dans le temps prédit, mais non pas dans l'éclat attendu, et ainsi ils n'ont pas pensé que ce fût lui. Après sa mort saint Paul est venu apprendre aux hommes que toutes ces choses étaient arrivées en figures, que le royaume de Dieu ne consistait pas en la chair, mais en l'esprit, que les ennemis des hommes n'étaient pas les Babyloniens, mais leurs passions, que Dieu ne se plaisait pas aux temples faits de main, mais en un cœur pur et humilié, que la circoncision du corps était inutile, mais qu'il fallait celle du cœur, que Moïse ne leur avait pas donné le pain du ciel, etc.
Perpétuité 10 (Laf. 288, Sel. 320). Moïse, Deut. 30. promet que Dieu circoncira leur cœur pour les rendre capables de l'aimer.
Preuves par les Juifs III (Laf. 453, Sel. 693). Pour montrer que les vrais juifs et les vrais chrétiens n’ont qu’une même religion.
La religion des juifs semblait consister essentiellement en la paternité d’Abraham, en la circoncision, aux sacrifices, aux cérémonies, en l’arche, au temple, en Jérusalem, et enfin en la loi et en l’alliance de Moïse.
Je dis qu’elle ne consistait en aucune de ces choses, mais seulement en l’amour de Dieu et que Dieu réprouvait, toutes les autres choses.
[...] La circoncision n’était qu’un signe. Gen. 17. 11.
Et de là vient qu’étant dans le désert ils ne furent point circoncis parce qu’ils ne pouvaient se confondre avec les autres peuples. Et qu’après que J.-C. est venu elle n’est plus nécessaire.
Que la circoncision du cœur est ordonnée.
Deut. 10. 17. Jer. 4. [4]. Soyez circoncis de cœur, retranchez les superfluités de votre cœur, et ne vous endurcissez plus car votre Dieu est un Dieu grand puissant et terrible, qui n’accepte point les personnes.
Que Dieu dit qu’il le ferait un jour.
Deut. 30. 6. Dieu te circoncira le cœur et à tes enfants afin que tu l’aimes de tout ton cœur.
Que les incirconcis de cœur seront jugés.
Jer. 9. 26. CarDieu jugera les peuples incirconcis et tout le peuple d’Israël parce qu’il est incirconcis de cœur.
Que l’extérieur ne sert à rien sans l’intérieur.
Joel. 2. 13. scindite corda vestra,etc.
Is.58. 3-4.Etc.
Prophéties VIII (Laf. 503, Sel. 738). Il nous a donc appris enfin que toutes ces choses n'étaient que figures et ce que c'est que vraiment libre, vrai Israélite, vraie circoncision, vrai pain du ciel, etc.
Que tous leurs autres discours soient équivoques et douteux d’être philosophes ou chrétiens,
Philosophes ou chrétiens : l’alternative peut surprendre. Primo, on ne soupçonne guère Moïse et David d’être philosophes. Secundo, on ne peut pas dire, à première vue, qu’ils sont chrétiens, puisqu’ils ont vécu avant l’avènement du Christ (il est vrai que Pascal dit des prophètes qu’ils sont les chrétiens de la loi ancienne). Tertio, le problème est, à ce stade, de savoir s’ils sont juifs charnels ou juifs spirituels.
Brunschvicg, GEF XIV, p. 128, propose l’explication suivante : d’être se rattache par syllepse à douteux. Il est douteux que ces discours soient philosophes ou chrétiens, c’est-à-dire qu’ils relèvent de la sagesse naturelle ou de la sagesse révélée.
Pascal note que circoncision du cœur détermine le discours à son sens chrétien, pour des raisons qui sont expliquées plus bas.
enfin un mot de cette nature détermine tous les autres,
Pascal use ici d’un procédé qu’il a mis en œuvre dans les Écrits sur la grâce, surtout dans la Lettre sur la possibilité des commandements, dans laquelle les passages univoques servent à déterminer les équivoques.
Il distingue, dans les œuvres de saint Augustin qui traitent du pouvoir qu’ont les justes d’accomplir les commandements de Dieu, qu’il s’y trouve des contradictions apparentes. Voir la Lettre sur la possibilité des commandements, 2, § 40, OC III, éd. J. Mesnard, p. 659 : « si nous considérons la vie chrétienne, qui n’est autre chose qu’un saint désir, selon saint Augustin, nous trouverons, et que Dieu prévient l’homme et que l’homme prévient Dieu ; que Dieu donne sans qu’on demande, et que Dieu donne ce qu’on demande ; que Dieu opère sans que l’homme coopère, et que l’homme coopère avec Dieu ; que la gloire est une grâce et une récompense ; que Dieu quitte le premier, et que l’homme quitte le premier ; que Dieu ne peut sauver l’homme sans l’homme, et que ce n’est nullement de l’homme qui veut et qui court, mais seulement de Dieu qui fait miséricorde. » Parmi des propositions, les unes sont univoques, et les autres équivoques. Par exemple, Dieu prévient l’homme (par la grâce) est univoque, mais la proposition contraire, l’homme prévient Dieu est équivoque, parce qu’on peut l’entendre de deux manières,, selon que l’on veut dire que l’homme est capable de faire le bien avant que toute grâce de Dieu lui en donne le pouvoir, ou que l’homme prévient Dieu lorsque, ayant reçu la grâce de prière, il demande à Dieu de lui donner d’autres grâces, nécessaires pour agir.
Les énoncés équivoques (Les commandements sont toujours possibles aux justes ; Dieu ne nous sauve point sans notre coopération, etc.) sont communs à saint Augustin et à ses adversaires pélagiens, parce qu’ils les entendent en des sens différents : voir L2, § 42-45, OC III, p. 659-661. § 43, « Tous les discours de cette sorte sont communs aux deux parties, saint Augustin l’eût dit aussi bien que ses ennemis. Et comment ne le ferait-il pas, vu que la plupart sont de l’Écriture sainte? » Mais selon L2, § 44, OC III, p. 659-661, certaines expressions sont particulières à saint Augustin et à ses disciples, comme : le salut ne dépend que de Dieu ; la gloire est gratuite ; ce n’est ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde ; ce n’est point par les œuvres que nous sommes sauvés, mais par la vocation ; c’est Dieu qui opère le vouloir et l’action suivant son bon plaisir ; les commandements ne sont pas toujours possibles ; la grâce n’est pas donnée à tous », etc.
Or ces propositions univoques déterminent le vrai et unique sens des équivoques, celui qui est compatible avec elles. De sorte qu’elles sont aussi les « expressions discernantes et particulières des partis », qui font connaître quels sont les sentiments de saint Augustin. Voir L 3, § 2, OC III, p. 663-664.
Mais dans le cas présent, ce ne sont pas des propositions qui forment la contradiction, mais une simple expression, comme circoncision du cœur qui s’avère être discernante des partis. Dans le cas du Deutéronome, XXX, 6, il en va de même : l’expression circoncision du cœur détruit son sens littéral, puisqu’on ne peut pas matériellement circoncire le cœur. Il est donc nécessaire de prendre la formule en un sens figuré et spirituel ; et par extension, c’est tout le livre du Deutéronome qui doit être interprété dans ce style.
comme un mot d’Épictète détermine tout le reste au contraire. Jusque-là l’ambiguïté dure, et non pas après.
Sur Épictète, voir Raisons des effets 17 (Laf. 98-99, Sel. 132).
Pascal pense-t-il à un mot particulier d’Épictète ?
Raisons des effets 18 (Laf. 100, Sel. 133). Raison des effets.
Épictète. Ceux qui disent : vous avez mal à la tête, ce n’est pas de même. On est assuré de la santé, et non pas de la justice, et en effet la sienne était une niaiserie.
Et cependant il la croyait démontrer en disant ou en notre puissance ou non.
Mais il ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur, et il avait tort de le conclure de ce qu’il y avait des chrétiens.
Se croire assez fort pour régler le cœur est la marque d’un philosophe, mais non d’un chrétien.
Preuves par discours II (Laf. 430, Sel. 683). Nul autre n’a connu que l’homme est la plus excellente créature. Les uns, qui ont bien connu la réalité de son excellence, ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes ont naturellement d’eux-mêmes ; et les autres, qui ont bien connu combien cette bassesse est effective ont traité d’une superbe ridicule ces sentiments de grandeur, qui sont aussi naturels à l’homme.
Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez celui auquel vous ressemblez, et qui vous a faits pour l’adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez le suivre. Haussez la tête, hommes libres, dit Épictète. Et les autres lui disent : Baissez les yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon.
Que deviendra donc l’homme ? Sera-t-il égal à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que serons-nous donc ? Qui ne voit par tout cela que l’homme est égaré, qu’il est tombé de sa place, qu’il la cherche avec inquiétude, qu’il ne la peut plus retrouver Et qui l’y adressera donc ? Les plus grands hommes ne l’ont pu.
Ces déclarations remplies de l’orgueil typique des stoïciens sont évidemment incompatibles avec l’esprit chrétien. C’est le fond de la discussion que Pascal a eue avec M. de Sacy sur l’utilité de la lecture des philosophes.