Fragment Raisons des effets n° 19 / 21 – Papier original : RO 221-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 134 à 136 p. 37-37 v° / C2 : p. 55
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées Morales : 1669 et janv. 1670 p. 277-278 / 1678 n° 11 p. 272
Éditions savantes : Faugère I, 179, VII / Havet V.14 et XXIV.37 / Michaut 465 et 466 / Brunschvicg 324 et 759 / Tourneur p. 192-1 / Le Guern 93 / Lafuma 101 et 102 / Sellier 134
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Bibliographie ✍
COSTABEL Pierre, “Essais sur les secrets des Traités de la Roulette”, in TATON René, et alii, L’œuvre scientifique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p. 205. HARRINGTON Thomas, Vérité et méthode dans les Pensées de Pascal, p. 34. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 201-202. MOLINO Jean, "La raison des effets", Méthodes chez Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1979, p. 477-496. THIROUIN Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in MEURILLON Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, décembre 1996, p. 81-102. PASCAL Blaise, Provinciales VII et XIII. Pontas dans le Dictionnaire des cas de conscience, I, éd. Migne, t. XVIII, Paris, 1847, article Injure, col. 1100-1101. THIROUIN Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390. Voir p. 380 sq. |
✧ Éclaircissements
Le peuple a les opinions très saines. Par exemple :
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 201, pense que Pascal avait d’abord choisi comme titre Opinions du peuple saines pour la liasse Raisons des effets ; c'est ce titre en effet qui figure sur la table des matières des Copies, juste avant "Raisons des effets", et qui a été barré. Une autre hypothèse, proposée par Proust Gilles, “Les Copies des Pensées” in Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 32, 2010, p. 20, consiste à envisager que Opinions du peuple saines ait pu être une liasse indépendante, avant d’être fondue en une seule avec Raisons des effets. Seul ce dernier titre aurait été retenu par Pascal.
La formule revient dans plusieurs fragments de Raisons des effets :
Raisons des effets 12 (Laf. 93, Sel. 127). Raison des effets. […] Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines, et qu’ainsi toutes ces vanités étant très bien fondées, le peuple n’est pas si vain qu’on dit. Et ainsi nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple.
Raisons des effets 13 (Laf. 94, Sel. 128). Opinions du peuple saines. Le plus grand des maux est les guerres civiles.
Raisons des effets 14 (Laf. 95, Sel. 129). Opinions du peuple saines. Être brave n’est pas trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi.
L’expression joue sur l’homophonie de vaine et de saine.
1. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi-savants s’en moquent et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas on a raison.
Voir notre commentaire sur la liasse Divertissement.
Demi-savants : voir Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124) : les demi-savants sont sans doute les demi-habiles. Mais l’expression demi-savant n’est pas originale, alors que demi-habile appartient à Pascal.
♦ Prise
Prise : plusieurs éditions donnent poésie, dont Port-Royal.
La chasse plutôt que la prise : dans le divertissement, c’est la poursuite qui absorbe l’esprit ; mais une fois le gibier capturé, on ne s’y intéresse plus. C’est une idée que l’on trouve en marge du grand fragment sur le divertissement : Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168), Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.
Le terme de prise revient dans des contextes divers, mais le sens n’est pas toujours le même :
Vanité 31 (Laf. 45, Sel. 78). Il n’a point de prise pour saisir la vérité quand elle viendrait à lui… (texte barré)
Texte barré situé sur les mêmes papiers que Misère 9 (Laf. 76, Sel. 113). Il faut donc l’achever et après avoir examiné ses puissances dans leurs effets, reconnaissons‑les en elles‑mêmes. Voyons si elle a quelques forces et quelques prises capables de saisir la vérité…
Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Dira-t-il donc au contraire qu’il possède certainement la vérité lui qui, si peu qu’on le pousse, ne peut en montrer aucun titre et est forcé de lâcher prise.
Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal, p. 67-68. Le mot est vieilli, mais Pascal l’emploie dans la XVIIe Provinciale (« J’échappe à toutes vos prises… »).
Pascal a son vocabulaire pour désigner la manière dont on exerce une prise dans le domaine du discours : voir le propos rapporté par Nicole sur le mot serre, dans Costabel Pierre, « Essais sur les secrets des Traités de la Roulette », in Taton René, et alii, L’œuvre scientifique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p. 205. Le 19 février 1692, Pellisson annonce à Leibniz qu’il a reçu de Nicole une lettre « louangeuse » sur l’ouvrage De la tolérance des religions ; cette lettre de Nicole figure sous forme de copie dans les manuscrits inédits de Hanovre, LH 1, Théologie XIX, fasc. 6, f. 456. Elle a échappé à Foucher de Careil, éditeur des Œuvres de Leibniz au XIXe siècle. Nicole loue la rigueur de son correspondant et ajoute : « Monsieur Pascal avait accoutumé de dire que la plupart des esprits n’ont pas de serre. Je ne sais si l’expression est bonne, mais elle fait bien entendre ce que je veux dire ». La suite du texte montre que Nicole veut dire que l’hérétique n’a pas d’échappatoire devant l’argumentation de Pellisson. L’image renvoie sans doute moins à celle de l’oiseau de proie qu’à celle de la tenaille. Il est très probable que Nicole rapporte ici une expression familière à Pascal. On la retrouve dans la Logique de Port-Royal, Discours I, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011, p. 130, dans un passage qui mentionne les esprits « qui n’ont point de serres pour se tenir fermes dans les vérités qu’ils savent... »
La prise, c’est ce qui permet de saisir. La serre, c’est ce qui permet de tenir. Ce n’est pas la même chose, mais les deux termes sont liés : la prise précède la serre.
2. D’avoir distingué les hommes par le dehors, comme par la noblesse ou le bien. Le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable. Mais cela est très raisonnable.
Le fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78), “Imagination”, donne plusieurs exemples de personnages qui ne tirent leur prestige que de leur vêtement, de leur rang social ou de leur richesse.
Raisons des effets 14 (Laf. 95, Sel. 129). Opinions du peuple saines. Être brave n’est pas trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi. C’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc., par son rabat, le fil, le passement, etc. Or ce n’est pas une simple superficie, ni un simple harnais d’avoir plusieurs bras. Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave c’est montrer sa force.
Raisons des effets 21 (Laf. 104, Sel. 136). Que la noblesse est un grand avantage qui dès 18 ans met un homme en passe, connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à 50 ans. C’est 30 ans gagnés sans peine.
Cannibales se rient d’un enfant roi.
Cette expression abrégée est une addition. Elle est rejetée par Port-Royal.
Elle renvoie à Montaigne, Essais, I, Des cannibales, 31. « Ils [les sauvages] furent à Rouen du temps que le feu roi Charles neuvième y était... Quelqu’un... voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable... Ils disent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du roi se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisissait plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander ».
Cet exemple est lié au problème posé dans les Trois discours sur la condition des grands, et dans le fragment Vanité 18 (Laf. 30, Sel. 64), savoir le choix de l’homme qui doit gouverner un État. Pascal considère que le choix du fils aîné d’un roi pour prendre sa succession est un bon moyen pour éviter les contestations et les guerres civiles. Les cannibales, lorsqu’ils se moquent du choix d’un enfant pour souverain, cherchent à rattacher le choix d’un souverain à ses mérites politiques ou guerriers ; ils ignorent que mettre le trône au concours pour le donner au plus méritant est un moyen sûr de déchainer des guerres civiles. Comme l’écrit Thirouin Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Meurillon Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, décembre 1996, p. 92 sq., ce que Pascal suggère, c’est qu’il faut être un cannibale pour se moquer d’un enfant roi, ou plus exactement que les habiles qui dénoncent les modes de succession en vigueur en France raisonnent à peu près aussi finement que des cannibales.
Thirouin Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390. Voir p. 380 sq. ✍
3. De s’offenser pour avoir reçu un soufflet, ou de tant désirer la gloire.
Mais cela est très souhaitable à cause des autres biens essentiels qui y sont joints. Et un homme qui a reçu un soufflet sans s’en ressentir, est accablé d’injures et de nécessités.
Le mot nécessité semble avoir ici le sens de « besoin, pauvreté, misère ». Mais le sens n’est pas plus clair que dans le fragment Misère 5 (Laf. 57, Sel. 90). Il n’est pas bon d’être trop libre. Il n’est pas bon d’avoir toutes les nécessités.
Ce passage pose un problème d’interprétation, dans la mesure où, en plusieurs endroits des Provinciales, Pascal aborde le problème de la vengeance des offenses.
L’allusion au soufflet est peut-être une réminiscence de l’épisode du Cid de Corneille où Don Diègue se fait gifler par don Gormas et se voit dans l’incapacité de s’en venger. Le personnage déplore en effet le malheur de l’injure qui l’accable, mais aussi le regret de la gloire qu’il pense avoir perdue :
« O rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? Mon bras qu’avec respect toute l’Espagne admire, Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire, Tant de fois affermi le trône de son roi, Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ? O cruel souvenir de ma gloire passée ! Œuvre de tant de jours en un jour effacée ! Nouvelle dignité fatale à mon bonheur ! Précipice élevé d’où tombe mon honneur ! »
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Ce passage était si célèbre que Pascal lui fait directement écho dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.
Le fragment est évidemment paradoxal : un augustinien de Port-Royal ne peut justifier le duel. Le Traité de la comédie de Nicole, ch. XVII-XVIII, éd. L. Thirouin, Paris, Champion, 1998, p. 68-75 : « l’opinion que la chimère de l’honneur est un si grand bien qu’il le faut conserver aux dépens même de la vie, est ce qui produit la rage brutale des gentilshommes de France […]. Ce qui les aigrit et les rend plus vifs, c’est l’impression fausse qu’il y a de la lâcheté à souffrir une injure ».
Pascal se souvient sans doute de ce que les casuistes enseignent sur le droit de se venger d’un soufflet dans la Provinciale VII, § 13.
« Mon Père, lui dis-je, j’entends maintenant assez bien votre principe de la direction d’intention, mais je veux bien entendre aussi les conséquences, et tous les cas où cette méthode donne le pouvoir de tuer. Reprenons donc ceux que vous m’avez dits, de peur de méprise. Car l’équivoque serait ici dangereuse. Il ne faut tuer que bien à propos, et sur bonne opinion probable. Vous m’avez donc assuré qu’en dirigeant bien son intention, on peut selon vos Pères, pour conserver son honneur, et même son bien, accepter un duel, l’offrir quelquefois, tuer en cachette un faux accusateur, et ses témoins avec lui, et encore le juge corrompu qui les favorise : et vous m’avez dit aussi que celui qui a reçu un soufflet peut sans se venger le réparer à coups d’épée. Mais, mon Père, vous ne m’avez pas dit avec quelle mesure. On ne s’y peut guère tromper, dit le Père, car on peut aller jusqu’à le tuer. C’est ce que prouve fort bien notre savant Henriquez l. 14. c. 10. n. 3. et d’autres de nos Pères rapportés par Escobar au tr. I, ex. 7, n. 48, en ces mots. « On peut tuer celui qui a donné un soufflet, quoiqu’il s’enfuie, pourvu qu’on évite de le faire par haine ou par vengeance, et que par là on ne donne pas lieu à des meurtres excessifs et nuisibles à l’État. Et la raison en est qu’on peut ainsi courir après son honneur, comme après du bien dérobé. Car encore que votre honneur ne soit pas entre les mains de votre ennemi, comme seraient des hardes qu’il vous aurait volées, on peut néanmoins le recouvrer en la même manière, en donnant des marques de grandeur et d’autorité, et s’acquérant par là l’estime des hommes. Et, en effet, n’est-il pas véritable que celui qui a reçu un soufflet, est réputé sans honneur, jusqu’à ce qu’il ait tué son ennemi ». Cela me parut si horrible, que j’eus peine à me retenir ; Mais, pour savoir le reste, je le laissai continuer ainsi. Et même, dit-il, on peut pour prévenir un soufflet tuer celui qui le veut donner, s’il n’y a que ce moyen de l’éviter. Cela est commun dans nos Pères. Par exemple, Azor, inst. mor. part. 3. p. 105 (c’est encore l’un des 24 V.) « Est-il permis à un homme d’honneur de tuer celui qui lui veut donner un soufflet ou un coup de bâton ? Les uns disent que non ; et leur raison est que la vie du prochain, est plus précieuse que notre honneur ; outre qu’il y a de la cruauté à tuer un homme pour éviter seulement un soufflet. Mais les autres disent que cela est permis, et certainement je le trouve probable, quand on ne peut l’éviter autrement. Car, sans cela l’honneur des innocents serait sans cesse exposé à la malice des insolents ». Notre grand Filiutius, de même, to. 2. tr. 29. c. 3. n. 50. et le P. Héreau, dans ses Écrits de l’homicide, Hurtado de Mendoza, in 2. 2. disp. 170. sect. 16. § 137 ; et Bécan, som., t. I. q. 46, de homicid. Et nos Pères Flahaut, et Le Court, dans leurs Écrits que l’Université dans sa 3. requête a rapportés tout au long pour les décrier, mais elle n’y a pas réussi, et Escobar au même lieu, n. 48. disent tous les mêmes choses. Enfin cela est si généralement soutenu, que Lessius l. 2. c. 9. d. 12. n. 77 en parle comme d’une chose autorisée par le consentement universel de tous les Casuistes. Il est permis, dit-il, selon le consentement de tous les Casuistes, ex sententia omnium, de tuer celui qui veut donner un soufflet ou un coup de bâton, quand on ne le peut éviter autrement. En voulez-vous davantage ? »,
La XIIIe Provinciale, § 3-5, revient sur une décision des casuistes Lessius et Vitoria en faveur de la vengeance d’un soufflet, mais seulement sur une question d’attribution. En revanche, la XIVe Provinciale, § 12-15, revient longuement sur le droit de se venger d’un soufflet. Voir le § 13.
« Aussi, mes Pères, il est constant que vos auteurs permettent de tuer pour la défense de son bien et de son honneur, sans qu’on soit en aucun péril de sa vie. Et c’est par ce même principe qu’ils autorisent les duels, comme je l’ai fait voir par tant de passages sur lesquels vous n’avez rien répondu. Vous n’attaquez dans vos écrits qu’un seul passage de votre P. Layman, qui le permet, lorsque autrement on serait en péril de perdre sa fortune ou son honneur : et vous dites que j’ai supprimé ce qu’il ajoute, que ce cas-là est fort rare. Je vous admire, mes Pères ; voilà de plaisantes impostures que vous me reprochez ! Il est bien question de savoir si ce cas-là est rare ! il s’agit de savoir si le duel y est permis. Ce sont deux questions séparées. Layman, en qualité de casuiste, doit juger si le duel y est permis, et il déclare que oui. Nous jugerons bien sans lui si ce cas-là est rare, et nous lui déclarerons qu’il est fort ordinaire. Et si vous aimez [mieux] en croire votre bon ami Diana, il vous dira qu’il est fort commun, part. 5, tract. 14, misc. 2, resol. 99. Mais qu’il soit rare ou non, et que Layman suive en cela Navarre, comme vous le faites tant valoir, n’est-ce pas une chose abominable qu’il consente à cette opinion : Que, pour conserver un faux honneur, il soit permis en conscience d’accepter un duel, contre les édits de tous les États chrétiens, et contre tous les Canons de l’Eglise, sans que vous ayez encore ici pour autoriser toutes ces maximes diaboliques, ni lois, ni Canons, ni autorités de l’Écriture ou des Pères, ni exemple d’aucun saint, mais seulement ce raisonnement impie : L’honneur est plus cher que la vie ; or, il est permis de tuer pour défendre sa vie : donc il est permis de tuer pour défendre son honneur ? Quoi ! mes Pères, parce que le dérèglement des hommes leur a fait aimer ce faux honneur plus que la vie que Dieu leur a donnée pour le servir, il leur sera permis de tuer pour le conserver ? C’est cela même qui est un mal horrible, d’aimer cet honneur-là plus que la vie. Et cependant cette attache vicieuse, qui serait capable de souiller les actions les plus saintes, si on les rapportait à cette fin, sera capable de justifier les plus criminelles, parce qu’on les rapporte à cette fin ! »
Voir aussi le § 24.
« Voilà, mes Pères, de quelle sorte, dans l’ordre de la justice, on dispose de la vie des hommes. Voyons maintenant comment vous en disposez. Dans vos nouvelles lois, il n’y a qu’un juge, et ce juge est celui-là même qui est offensé. Il est tout ensemble le juge, la partie et le bourreau. Il se demande à lui-même la mort de son ennemi, il l’ordonne, il l’exécute sur-le-champ ; et sans respect ni du corps, ni de l’âme de son frère, il tue et damne celui pour qui Jésus-Christ est mort ; et tout cela pour éviter un soufflet ou une médisance, ou une parole outrageuse, ou d’autres offenses semblables pour lesquelles un juge, qui a l’autorité légitime, serait criminel d’avoir condamné à la mort ceux qui les auraient commises, parce que les lois sont très éloignées de les y condamner. Et enfin, pour comble de ces excès, on ne contracte ni pêché, ni irrégularité, en tuant de cette sorte sans autorité et contre les lois, quoiqu’on soit religieux et même prêtre. Où en sommes-nous, mes Pères ? Sont-ce des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte ? sont-ce des Chrétiens ? sont-ce des Turcs ? sont-ce des hommes ? sont-ce des démons ? »
L’approbation de la vengeance, notamment sous la forme du duel, est rapportée à la mode sociale dans le fragment Laf. 644, Sel. 529 bis : Peut-ce être autre chose que la complaisance du monde qui vous fasse trouver les choses probables ? Nous ferez-vous accroire que ce soit la vérité et que si la mode du duel n’était point, vous trouveriez probable qu’on se peut battre en regardant la chose en elle-même.
Sur l’histoire du duel en France au XVIIe siècle, on peut lire le très intéressant ouvrage de Cuénin Micheline, Le duel sous l’ancien régime, Paris, Presses de la Renaissance, 1982, qui explique quelle a été l’évolution des idées et des mœurs dans ce domaine.
Comment peut-on concilier ce passage du fragment Raisons des effets 19 avec les condamnations formulées dans les Provinciales ?
L’opinion des demi-habiles est supposée être qu’il n’est pas raisonnable de s’offenser d’avoir reçu un soufflet, ou de désirer la gloire.
Il faut noter d’abord que ce n’est pas son avis personnel que Pascal rapporte ici, mais une opinion du peuple.
D’autre part, il mentionne seulement le fait de se trouver offensé d’une injure reçue, mais il ne parle pas de la vengeance, ni a fortiori de la vengeance par violence, ni le duel. Mais une offense ne se répare pas nécessairement par la violence ; il existe des voies légitimes d’en obtenir réparation. Pontas dans le Dictionnaire des cas de conscience, I, éd. Migne, t. XVIII, Paris, 1847, article Injure, col. 1100-1101, Cas V, demande si
« Possidius, ayant été outragé par Saturnin, qui, non content des injures atroces qu’il lui a dites, lui a même donné un soufflet en présence de plusieurs personnes, demande s’il peut sans péché en demander en justice la réparation et la punition, puisque la religion ne lui permet pas de se venger de son autorité privée. R. : Quoiqu’il fût beaucoup plus parfait d’imiter la patience de Notre-Seigneur, qui n’a jamais pensé à se plaindre, dans aucun tribunal, des injures atroces qu’il a tant de fois reçues si injustement de la part des hommes, Possidius peut cependant, sans péché, poursuivre Saturnin en justice ; mais il est obligé de ne le faire que dans le dessein de procurer son amendement, et de l’empêcher de l’outrager à l’avenir, ou d’en outrager d’autres qui ne seraient pas dans l’état ni dans le pouvoir de se défendre ; ou dans l’intention de conserver la justice, et non pas dans le désir de se venger. C’est pourquoi il doit 1. Ne pas désirer que le coupable soit puni d’une plus grande peine que celle qu’il a méritée ; 2. Renoncer à tout désir de vengeance, et conserver inviolablement la charité, en ne se proposant pour fin que la gloire de Dieu est le bien spirituel du coupable, et étant véritablement disposé à souffrir encore de plus grandes injures, plutôt que de perdre la charité chrétienne. Or, comme il est bien rare qu’on observe toutes ces conditions, et que d’ordinaire on sert plus sa passion que la justice, il est bien rare aussi que ces sortes de poursuites soient innocentes devant Dieu ».
Le texte de Pontas résume assez clairement ce que peut être la recherche d’une compensation d’une injure inspirée par l’esprit chrétien. Il dit aussi que cette disposition d’esprit est rare dans le monde. Mais il n’en demeure pas moins que cette demande, lorsqu’elle emprunte les voies de la justice, est autorisée. On peut s’offenser d’une injure reçue et n’en demander réparation que par voie légale. Rien ne témoigne donc que, dans le fragment Raisons des effets 19, Pascal approuve les moyens violents que sont le duel ou l’assassinat, que les jésuites autorisent.
Enfin, Pascal ne justifie pas le fait de s’offenser des injures par des raisons morales, mais seulement par la logique de la nécessité : le peuple a raison de s’offenser d’un soufflet, parce qu’un soufflet l’expose au mépris d’autrui et à des conséquences qui peuvent être graves. Le demi-habile qui soutient qu’un soufflet ne mérite pas qu’on s’en offense ne tient pas compte des conséquences sociales qui suivent infailliblement l’injure. Quand on envisage le mépris dans lequel peut tomber la victime d’une injure, on comprend que celle-ci a raison d’en demander réparation.
4. Travailler pour l’incertain, aller sur mer, passer sur une planche.
Il faudrait savoir s’il vaut ou non la peine de travailler pour l’incertain. Dans le cas de Descartes, il remarque que cela ne vaut pas qu’on y perde son temps. Voir le texte barré au verso de Raisons 3 (Laf. 84, Sel. 118) : Descartes. Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement. Car cela est vrai, mais de dire quelles et composer la machine, cela est ridicule. Car cela est inutile et incertain et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine.
Aller sur mer : Pascal semble associer souvent voyage sur mer et incertain. Voir Laf. 577, Sel. 480. S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la religion, car elle n’est pas certaine, mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles. Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout car rien n’est certain, et qu’il y a plus de certitude à la religion que non pas que nous voyions le jour de demain.[…]
Saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain sur mer, en bataille, etc. - mais il n’a pas vu la règle des partis qui démontre qu’on le doit. Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux et que la coutume peut tout, mais il n’a pas vu la raison de cet effet.
Toutes ces personnes ont vu les effets mais ils n’ont pas vu les causes. Ils sont à l’égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n’ont que les yeux à l’égard de ceux qui ont l’esprit. Car les effets sont comme sensibles et les causes sont visibles seulement à l’esprit. Et quoique ces effets-là se voient par l’esprit, cet esprit est à l’égard de l’esprit qui voit les causes comme les sens corporels à l’égard de l’esprit.
Passer sur une planche : est-ce une allusion au philosophe de Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) ? Plus probablement on passe sur une planche pour monter sur un bateau en vue de prendre la mer.
La démonstration de la règle des partis est faite dans le Traité du triangle arithmétique, Usage du triangle arithmétique pour déterminer les partis qu’on doit faire entre deux joueurs qui jouent en plusieurs parties, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1308 sq. Elle est résumée dans la formule du fragment “Infini rien”, Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680) : l’incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu’on hasarde selon la proportion des hasards de gain et de perte. Voir ce fragment et sa bibliographie.
Il faut que les Juifs ou les Chrétiens soient méchants. (texte barré)
Lafuma fait de ce fragment un texte à part, en italique pour signifier qu’il a été barré. Lafuma-Luxembourg le signale comme « intercalé dans le fragment 101 ».
Il faut : il est nécessaire que, il n’est pas possible qu’il en aille autrement ; l’expression s’entend au sens logique, et non au sens impératif.
Il faut sans doute entendre les Juifs au sens des charnels : les chrétiens entendent les Écritures au sens spirituel, les Juifs charnels les entendent au sens charnel strict. Les deux lectures sont incompatibles, si l’une est vraie, l’autre est fausse. Dans plusieurs fragments, Pascal indique que le sens des Écritures est souvent caché pour que les esprits charnels s’y trompent eux-mêmes ; le mot de méchant vient souvent dans ce contexte.
Fondements 10 (Laf. 233, Sel. 265). J. C. ne dit pas qu’il n’est pas de Nazareth pour laisser les méchants dans l’aveuglement, ni qu’il n’est pas fils de Joseph.
Loi figurative 11 (Laf. 255, Sel. 287). Dieu, pour rendre le Messie connaissable aux bons et méconnaissable aux méchants l’a fait prédire en cette sorte, si la manière du Messie eut été prédite clairement il n’y eut point eu d’obscurité même pour les méchants.
Si le temps eut été prédit obscurément il y eût eu obscurité même pour les bons ne leur eut pas fait entendre que par exemple le mem signifie 600 ans. Mais le temps a été prédit clairement et la manière en figures.
Par ce moyen les méchants prenant les biens promis pour matériels s’égarent malgré le temps prédit clairement et les bons ne s’égarent pas.
Prophéties VI (Laf. 489, Sel. 735). Daniel 12. Les méchants ne l’entendront point, mais ceux qui seront bien instruits l’entendront.
Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738). Osée, ult. le dit parfaitement : où est le sage et il entendra ce que je dis. Les justes l’entendront car les voies de Dieu sont droites mais les méchants y trébucheront.
Mais dans ce contexte, les termes de Juifs et de Chrétiens désignent moins des hommes ou des peuples que des catégories spirituelles. Dans la réalité, il a existé des Juifs spirituels, notamment les prophètes, et il existe des chrétiens grossiers. Voir Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel. 318) : Deux sortes d’hommes en chaque religion.
Parmi les païens des adorateurs de bêtes, et les autres adorateurs d’un seul Dieu dans la religion naturelle.
Parmi les juifs les charnels et les spirituels qui étaient les chrétiens de la loi ancienne.
Parmi les chrétiens les grossiers qui sont les juifs de la loi nouvelle.
Les juifs charnels attendaient un Messie charnel et les chrétiens grossiers croient que le Messie les a dispensés d’aimer Dieu. Les vrais Juifs et les vrais chrétiens adorent un Messie qui leur fait aimer Dieu.