Fragment Fondement n° 18 / 21 – Papier original : RO 49-7
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fondement n° 292 p. 119 v° / C2 : p. 147
Éditions de Port-Royal : Chap. XIII - Que la Loi était figurative : 1669 et janvier 1670 p. 100 / 1678 n° 11 p. 101
Éditions savantes : Faugère II, 146, XIII / Havet XVI.10 / Michaut 131 / Brunschvicg 765 / Tourneur p. 254-1 / Le Guern 226 / Lafuma 241 / Sellier 273
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Bibliographie ✍
BARTMANN Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, Mulhouse, Salvator, 1941. DE NADAÏ, Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Mame-Desclée, 2008. SELLIER Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, in Port-Royal et la littérature, II, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 485-510. |
✧ Éclaircissements
Source des contrariétés.
Contrariétés est le titre d’une des liasses précédentes. Cependant cette liasse ne traitait que des contrariétés qu’enferme la nature humaine. Pascal remonte ici à un point plus profond : les contrariétés de la nature de l’homme, telles que les ont connues les philosophes, ne sont que des symptômes de contrariétés plus profondes, entre la nature intègre avant le péché originel et la nature corrompue par le péché, mais aussi des contrariétés qui découlent du projet salvifique de Dieu : la gravité du péché a rendu nécessaire l’humiliation du Christ-Dieu sur la croix, les deux avènements de douceur et de sévérité, et le triomphe du Christ sur la mort par sa propre mort.
En fait, Pascal envisage donc ici le problème de manière très générale : c’est dans toute la religion chrétienne, mais aussi dans la nature de l’homme que l’on retrouve toujours et partout des contrariétés.
Noter que les deux termes les plus importants, le Dieu humilié et le triomphe du Messie sur la mort par sa mort, sont les derniers venus sous la plume de Pascal (voir la reconstitution génétique).
Pascal en explique la source dans le fragment Laf. 733, Sel. 614. L’Église a toujours été combattue par des erreurs contraires. Mais peut-être jamais en même temps comme à présent, et si elle en souffre plus à cause de la multiplicité d’erreurs, elle en reçoit cet avantage qu’ils se détruisent.
Elle se plaint des deux, mais bien plus des calvinistes à cause du schisme.
Il est certain que plusieurs des deux contraires sont trompés. Il faut les désabuser.
La foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire, temps de rire de pleurer, etc. responde ne respondeas etc.
La source en est l’union des deux natures en J.-C.
Et aussi les deux mondes. La création d’un nouveau ciel et nouvelle terre. Nouvelle vie, nouvelle mort.
Toutes choses doublées et les mêmes noms demeurant.
Et enfin les deux hommes qui sont dans les justes. Car ils sont les deux mondes, et un membre et image de J.-C. Et ainsi tous les noms leur conviennent de justes pécheurs, mort vivant, vivant mort, élu réprouvé, etc.
Il y a donc un grand nombre de vérités, et de foi et de morale qui semblent répugnantes et qui subsistent toutes dans un ordre admirable.
La source de toutes les hérésies, est l’exclusion de quelques-unes de ces vérités.
Ce fragment fournit des exemples qui n’entrent pas dans le cadre restreint du présent fragment.
Sur Jésus-Christ, voir le dossier thématique sur Jésus-Christ, et la liasse Preuves de Jésus-Christ.
Un Dieu humilié, et jusqu’à la mort de la croix.
Le Dieu humilié jusqu’à la Croix :
Saint Paul, Ép. Phil. II, 8 : « Il s’est rabaissé lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix ». La citation explique sans doute dans ce passage de Pascal la présence du et que certains éditeurs suppriment. Il semble être dans le latin, qui porte autem : « humiliavit semet ipsum factus oboediens usque ad mortem mortem autem crucis. »
Luc, XXIV, 26 : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît toutes ces choses, et qu’il entrât ainsi dans sa gloire ? »
Fausseté 18 (Laf. 220, Sel. 253). Nulle autre religion n’a proposé de se haïr, nulle autre religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent et qui cherchent un être véritablement aimable. Et ceux-là s’ils n’avaient jamais ouï parler de la religion d’un Dieu humilié l’embrasseraient incontinent.
Loi figurative 9 (Laf. 253, Sel. 285). Figures.
J.-C. leur ouvrit l’esprit pour entendre les Écritures.
Deux grandes ouvertures sont celles-là. 1. Toutes choses leur arrivaient en figures. Vere Israelitae, Vere liberi, Vrai pain du ciel.
2. - Un Dieu humilié jusqu’à la croix. Il a fallu que le Christ ait souffert pour entrer en sa gloire, qu’il vaincrait la mort par sa mort. Deux avènements.
Loi figurative 23 (Laf. 268, Sel. 299). Figures.
La lettre tue. Tout arrivait en figures. Il fallait que le Christ souffrît. Un Dieu humilié. Voilà le chiffre que saint Paul nous donne.
Circoncision du cœur, vrai jeûne, vrai sacrifice, vrai temple : les prophètes ont indiqué qu’il fallait que tout cela fût spirituel.
Non la viande qui périt, mais celle qui ne périt point.
Vous serez vraiment libre ; donc l’autre liberté n’est qu’une figure de liberté.
Je suis le vrai pain du ciel.
Sellier Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, in Port-Royal et la littérature, II, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 485-510. Voir p. 495, sur Jésus-Christ Dieu humilié. ✍
De Nadaï, Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, p. 247 sq. ✍
Deux natures en Jésus-Christ.
Sur la double nature du Christ, voir le dossier thématique sur Jésus-Christ.
Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 350 sq., sur la divinité du Christ : Jésus-Christ, né de la Vierge Marie, est le fils naturel de Dieu, la seconde Personne dans la divinité, au sens véritable et propre du mot. Voir p. 363 sq., l’humanité du Christ : Jésus-Christ possédait la même nature que l’homme, et était véritablement homme. Sur l’unité de Dieu et de l’homme dans une seule Personne, p. 369 sq. Les hérésies dont ce dogme a été l’occasion (nestorianisme, monophysisme, etc.), voir p. 369 sq. Dogme de l’union hypostatique, le Christ est une seule personne et une seule personne divine en deux natures. Explication théologique de l’union hypostatique : Les deux natures persistent même après l’union hypostatique sans mélange et sans changement (permanence de l’union hypostatique, affirmée contre les hérétiques monophysites d’Eutychès, qui concevait la nature humaine du Christ entièrement absorbée dans sa nature divine) : p. 382. Dans le Christ, il y a deux volontés et deux modes d’action naturels sans partage et sans mélange (contre l’erreur monothélite, qui affirmait qu’il n’y a dans le Christ qu’une seule volonté, qui est la divine) : p. 383 sq. Conséquences dogmatiques de l’union hypostatique : p. 385 sq.
Pascal a abordé indirectement ces hérésies sur la double nature et la double volonté du Christ dans la Provinciale XVII.
De Nadaï, Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Mame-Desclée, 2008. ✍
Deux avènements.
Les deux avènements du Christ s’opposent quasi diamétralement, et se traduisent par des contradictions : le premier est obscur et misérable ; le second est glorieux et consacrera la puissance du Fils.
Loi figurative 15 (Laf. 260, Sel. 291). Combien doit-on donc estimer ceux qui nous découvrent le chiffre et nous apprennent à connaître le sens caché, et principalement quand les principes qu’ils en prennent sont tout à fait naturels et clairs ? C’est ce qu’a fait J.-C. Et les apôtres. Ils ont levé le sceau. Il a rompu le voile et a découvert l’esprit. Ils nous ont appris pour cela que les ennemis de l’homme sont ses passions, que le rédempteur serait spirituel et son règne spirituel, qu’il y aurait deux avènements, l’un de misère pour abaisser l’homme superbe, l’autre de gloire pour élever l’homme humilié, que J.-C. serait Dieu et homme.
Le premier avènement du Christ est sa naissance obscure. L’obscurité de cette naissance est expliquée dans le fragment sur les trois ordres Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339) : J.-C. sans biens, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’inventions. Il n’a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Ô qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse. [...]
Il eût été inutile à N.-S. J.-C. pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi, mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre.
Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de J.-C., comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître.
Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur abandonnement, dans sa secrète résurrection et dans le reste. On la verra si grande qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas.
Mais cette grandeur purement spirituelle n’apparaît pas aux esprits charnels.
Le deuxième avènement est son retour glorieux à la fin du monde. C’est celui qui est évoqué dans les § 352-353 de l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ, OC III, éd J. Mesnard, p. 318 : « Alors il reviendra, au même état où il est monté,
Juger les vivants et les morts, et séparer les méchants d’avec les bons. Et envoyer les injustes au feu éternel. Et les bons en son Royaume, suivant la forme qu’il en a prédite, et demeurera dans le sein ».
Voir A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182) qui mentionne l’avènement de douceur, par opposition à l’avènement de sévérité.
Loi figurative 16 (Laf. 261, Sel. 292). Le temps du premier avènement [...] prédit, le temps du second ne l’est point, parce que le premier devait être caché, le second devait être éclatant, et tellement manifeste que ses ennemis mêmes le devaient reconnaître.
Loi figurative 29 (Laf. 274, Sel. 305). Preuves par les principes des Rabbins qu’il y a deux sens, qu’il y a deux avènements du Messie, glorieux ou abject selon leur mérite.
Voir aussi Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738), sur les réactions des Juifs devant l’avènement ignominieux de Jésus.
Deux états de la nature de l’homme.
Ces deux états de la nature de l’homme ont été évoqués dans la liasse A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182), notamment dans la Prosopopée de la Sagesse de Dieu : Vous n’êtes plus maintenant en l’état où Je vous ai formés. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait. Je l’ai rempli de lumière et d’intelligence. Je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent. Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption, il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et, s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même, je l’ai abandonné à lui, et révoltant les créatures qui lui étaient soumises je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse.
Ils sont expliqués encore plus clairement, et en termes plus précis, dans le Traité de la prédestination, 3, Écrits sur la grâce, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq.
« 1. Saint Augustin distingue les deux états des hommes avant et après le péché et a deux sentiments convenables à ces deux états.
Avant le péché d’Adam.
2. Dieu a créé le premier homme, et en lui toute la nature humaine.
Il l’a créé juste, sain, fort.
Sans aucune concupiscence.
Avec le libre arbitre également flexible au bien et au mal.
Désirant sa béatitude, et ne pouvant pas ne pas la désirer.
[...]
Après le péché d’Adam.
7. Adam, ayant péché et s’étant rendu digne de mort éternelle,
pour punition de sa rébellion,
Dieu l’a laissé dans l’amour de la créature.
Et sa volonté, laquelle auparavant n’était en aucune sorte attirée vers la créature par aucune concupiscence, s’est trouvée remplie de concupiscence que le Diable y a semée, et non pas Dieu.
8. La concupiscence s’est donc élevée dans ses membres et a chatouillé et délecté sa volonté dans le mal, et les ténèbres ont rempli son esprit de telle sorte que sa volonté, auparavant indifférente pour le bien et le mal, sans délectation ni chatouillement ni dans l’un ni dans l’autre, mais suivant, sans aucun appétit prévenant de sa part, ce qu’il connaissait de plus convenable à sa félicité, se trouve maintenant charmée par la concupiscence qui s’est élevée dans ses membres. Et son esprit très fort, très juste, très éclairé, est obscurci et dans l’ignorance. »
Ces deux états, si contraires qu’ils en paraissent incompatibles, ne peuvent être conciliés que par le dogme du péché originel, comme Pascal l’a montré dans le premier mouvement de son Apologie.
Un Messie triomphant de la mort par sa mort.
Sur la suppression de la mort par le sacrifice du Christ, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 443-444.
Les effets du sacrifice rédempteur du Christ enferment la rémission des péchés et la délivrance du mal, mais aussi la suppression de la mort.
C’est par le péché qu’est venue la mort. Le Christ a vaincu sa propre mort par sa résurrection ; par lui, la mort a donc été vaincue dans son principe. Le sacrifice du Christ n’a pas supprimé la mort corporelle, mais elle l’a rendue sans effet, car elle devra rendre un jour ce qu’elle a pris. La mort est le dernier ennemi, le dernier reste de l’ancien état, qui ne sera supprimé qu’au dernier jour. La mort corporelle est maintenant un passage qui mène à la vie.
Saint Paul, Hébr., II, 14. « Les enfants sont d’une nature mortelle composée de chair et de sang, c’est pour cela que lui-même a pris aussi cette même nature, afin de détruire par la mort celui qui était le principe de la mort, c’est-à-dire le diable ».
Saint Paul, Rom. V, 9. « Nous savons que Jésus-Christ étant ressuscité d’entre les morts ne mourra plus, et que la mort n’aura plus d’empire sur lui ». Voir aussi les versets 11-12.
Saint Paul, Rom. VIII, 10-11.
Saint Paul, I Cor. XV, 56.
Saint Jean, VIII, 51. « Si quelqu’un garde ma parole, il ne mourra jamais ».
Saint Jean, XI, 26. « Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en moi, quand il sera mort, vivra ».
Un tropaire de la liturgie byzantine dit : « Christ est ressuscité des morts : par sa mort il a vaincu la mort, donnant la vie à ceux qui sont dans les tombeaux ».
Sellier Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, in Port-Royal et la littérature, II, Pascal, 2e éd., p. 485-510. Voir notamment p. 496, sur la kénose du Christ.