Fragment Loi figurative n° 24 / 31  – Papier original : RO 33 et 33 v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Loi figurative n° 310 p. 133-133 v° / C2 : p. 160-161

Éditions de Port-Royal : Chap. XIII - Que la Loy estoit figurative : 1669 et janvier 1670 p. 104-106  / 1678 n° 18 et 19 p. 104-106

Éditions savantes : Faugère II, 307, XXXV / Havet XVI.15 et 16 / Brunschvicg 692 / Tourneur p. 263 / Le Guern 252 / Lafuma 269 / Sellier 300

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Bibliographie

 

 

ARNAULD Antoine et NICOLE Pierre, La Logique ou l’art de penser, II, I (1683), éd. Descotes, Paris, Champion, 2011.

CAZELLES Henri (dir.), Introduction critique à l’ancien Testament, Introduction à la Bible, t. 2, Desclée et Cie., Paris, 1973.

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993.

FRIES H. (dir.), Encyclopédie de la foi, III, article Prophète, Paris, Cerf, 1966.

Havet, éd. Pensées, II, Paris, Delagrave, 1866.

LACOMBE Roger-E., L’apologétique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1958.

MEYER Louis, La philosophie interprète de l’Écriture sainte, éd. Moreau et Lagrée, Intertextes, Paris, 1988.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Rhétorique et apologie : Dieu parle bien de Dieu”, in Port-Royal et la littérature, II, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010.

SPINOZA, Traité théologico-politique, ch. II, éd. Akkerman, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.

THOMAS d’AQUIN, Questions disputées sur la vérité, Question XII, La prophétie (De prophetia), éd. S. T. Bonino et J.-P. Torell, Paris, Vrin, 2006.

 

 

Éclaircissements

 

Figures.

 

Quand David prédit que le Messie délivrera son peuple de ses ennemis, on peut croire charnellement que ce sera des Égyptiens, et alors je ne saurais montrer que la prophétie soit accomplie. Mais on peut bien croire aussi que ce sera des iniquités, car dans la vérité les Égyptiens ne sont point ennemis, mais les iniquités le sont.

 

Iniquité : Au sens ordinaire, désigne ce qui est contraire et opposé à l’équité. Mais en termes de l’Écriture, le mot se dit de toutes sortes de crimes, de péchés, de méchancetés. Jésus-Christ a porté toutes nos iniquités. On parle du mystère d’iniquité (II Thessaloniciens, II, 8). On appelle figurément l’homme pécheur un vaisseau d’iniquité (Furetière).

Quand David prédit que le Messie délivrera son peuple de ses ennemis on peut croire charnellement que ce sera des Égyptiens. Et alors je ne saurais montrer que la prophétie soit accomplie : Havet, éd. Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 10, remarque qu’il ne sait pas à quel passage des Psaumes Pascal fait allusion. Pourquoi les Égyptiens ? On peut renvoyer à Psaume CXIII, mais ce n’est pas une prophétie. Comme remarque Havet, on ne voit pas bien pourquoi Pascal parle des Égyptiens à propos des Psaumes, qui sont attribués à David. Parler d’une prédiction de David sur la délivrance des Égyptiens ne paraît pas pertinent, puisque David est de loin postérieur à la captivité du peuple en Égypte et à sa délivrance par l’exode. La sortie d’Égypte est plusieurs fois évoquée dans les Psaumes, mais jamais sous la forme d’une prophétie.

En fait, les Égyptiens sont probablement un lapsus calami pour les Babyloniens. C’est en tout cas ce que suggère le fragment Loi figurative 25 (Laf. 270, Sel. 301) : Figures. Les Juifs avaient vieilli dans ces pensées terrestres: que Dieu aimait leur père Abraham, sa chair et ce qui en sortait, que pour cela il les avait multipliés et distingués de tous les autres peuples sans souffrir qu'ils s'y mêlassent, que quand ils languissaient dans l'Égypte il les en retira avec tous ses grands signes en leur faveur, qu'il les nourrit de la manne dans le désert, qu'il les mena dans une terre bien grasse, qu'il leur donna des rois et un temple bien bâti pour y offrir des bêtes, et, par le moyen de l'effusion de leur sang qu'ils seraient purifiés, et qu'il leur devait enfin envoyer le Messie pour les rendre maîtres de tout le monde, et il a prédit le temps de sa venue.

Le monde ayant vieilli dans ces erreurs charnelles, J.-C. est venu dans le temps prédit, mais non pas dans l'éclat attendu, et ainsi ils n'ont pas pensé que ce fût lui. Après sa mort saint Paul est venu apprendre aux hommes que toutes ces choses étaient arrivées en figures, que le royaume de Dieu ne consistait pas en la chair, mais en l'esprit, que les ennemis des hommes n'étaient pas les Babyloniens, mais leurs passions, que Dieu ne se plaisait pas aux temples faits de main, mais en un cœur pur et humilié, que la circoncision du corps était inutile, mais qu'il fallait celle du cœur, que Moïse ne leur avait pas donné le pain du ciel, etc.

Il ne semble pas y avoir dans les Psaumes de passage où il est dit que le Messie délivrera le peuple de ses ennemis. Mais la demande de délivrance de la part de l’homme, et les actions de grâce pour la protection passée y sont un leitmotiv récurrent.

Le mot Égyptiens doit sans doute se prendre ici comme type des puissants qui oppriment le peuple, et particulièrement le peuple de Dieu. Dans ce sens, les Babyloniens sont aussi des Égyptiens.

Psaume VII, 1-6. « Seigneur mon Dieu, c’est en vous que j’ai mis mon espérance ; sauvez-moi de tous ceux qui me persécutent, et délivrez-moi.

2. De peur qu’enfin ils ne ravissent mon âme comme un lion, lorsqu’il n’y a personne qui me tire d’entre ses mains, et qui me sauve.

3. Seigneur mon Dieu, si j’ai fait ce que l’on m’impute, si mes mains se trouvent coupables d’iniquité,

4. Si j’ai rendu le mal à ceux qui m’en avaient fait, je consens à succomber sous mes ennemis, frustré de mes espérances.

5. Que l’ennemi poursuive mon âme, et s’en rende maître ; qu’il me foule aux pieds sur la terre en m’ôtant la vie, et qu’il réduise ma gloire en poussière.

6. Levez-vous, Seigneur, dans votre colère ; et faites éclater votre grandeur au milieu de mes ennemis ».

Psaume XVI, 10-15. « Protégez-moi, en me mettant à couvert sous l’ombre de vos ailes, contre les impies qui m’ont affligé.

11. Mes ennemis ont environné mon âme de toutes parts ; ils sont tout remplis de graisse ; leur bouche a parlé avec orgueil.

12. Après qu’ils m’ont rejeté, ils m’assiègent maintenant ; et ils ont résolu de tenir leurs yeux baissés vers la terre.

13. Ils ont aspiré à me perdre, comme un lion qui est préparé à ravir sa proie, et comme le petit d’un lion qui habite dans des lieux cachés.

14. Levez-vous, Seigneur, prévenez-le, et faites-le tomber lui-même ; délivrez mon âme de l’impie, et arrachez votre épée d’entre les mains des ennemis de votre droite.

15. Seigneur, séparez-les, en les ôtant de la terre au milieu de leur vie, d’avec ceux qui ne sont qu’en petit nombre ; leur ventre est rempli des biens sont renfermés dans vos trésors. »

Psaume XVII, 51-52. « 51. C’est vous, mon Dieu, qui prenez le soin de me venger, et qui me soumettez les peuples ; c’est vous qui me délivrez de la fureur de mes ennemis.

52. Et vous m’élèverez au-dessus de ceux qui s’élèvent contre moi ; vous m’arracherez des mains de l’homme injuste et méchant. »

Psaume XXXVI, 41-42. « C’est du Seigneur que vient le salut des justes ; et c’est lui qui est leur protecteur dans le temps de l’affliction.

42. Le Seigneur les assistera, et les délivrera ; il les arrachera d’entre les mains des pécheurs, et les sauvera parce qu’ils ont espéré en lui. »

Psaume LVIII, 1-2. « Sauvez-moi, mon Dieu, des mains de mes ennemis, et délivrez-moi de ceux qui s’élèvent contre moi. 2. Arrachez-moi du milieu de ces ouvriers d’iniquité, et sauvez-moi de tous ces hommes de sang. »

Psaume LXIII, 1-2. « Exaucez, ô Dieu ! la prière que je vous offre avec ardeur ; délivrez mon âme de la crainte de l’ennemi.

2. Vous m’avez protégé contre l’assemblée des méchants, et contre la multitude de ceux qui commettent l’iniquité. »

L’association à la délivrance du joug des Égyptiens est évoquée dans le Psaume LXVIII, 7-9. « Il délivre et fait sortir par sa puissance ceux qui étaient dans les liens, comme il a délivré ceux qui irritaient sa colère, et qui habitaient dans des sépulcres.

8. Ô Dieu, quand vous marchiez devant votre peuple, quand vous passiez dans le désert,

9. La terre fut ébranlée, et les cieux fondirent en eaux devant le Dieu de Sinaï, devant le Dieu d’Israël. »

Voir aussi Psaume LXXVI, 13-17. « Ô Dieu, vos voies sont toutes dans la sainteté. Quel est le dieu aussi grand que notre Dieu ? Vous êtes le Dieu qui opérez des merveilles.

14. Vous avez fait connaître parmi les peuples votre puissance ; et vous avez racheté et délivré votre peuple, les enfants de Jacob et de Joseph, par la force de votre bras.

15. Les eaux vous ont vu, ô Dieu ; les eaux vous ont vu, et ont eu peur ; et les abîmes ont été troublés.

16. Les eaux sont tombées en abondance, et avec grand bruit; les nuées ont fait retentir leur voix.

17. Vos flèches aussi ont été lancées ; et la voix de votre tonnerre a éclaté pour renverser les roues des Égyptiens. »

Psaume LXXVI, 47-58. « Ils ne se souvenaient point de la puissance qu’il fit paraître au jour où il les délivra des mains de celui qui les affligeait ;

48. De quelle sorte il fit éclater dans l’Égypte les signes de sa puissance, et ses prodiges dans la plaine de Tanès ;

49. Lorsqu’il changea en sang leurs fleuves et leurs eaux, afin qu’ils n’en pussent boire ;

50. Qu’il leur envoya une infinité de mouches qui les dévoraient, et des grenouilles qui ravageaient tout ;

51. Qu’il fit consumer leurs fruits par des vers, et leurs travaux par les sauterelles ;

52. Qu’il fit mourir leurs vignes par la grêle, et leurs mûriers par la gelée ;

53. Qu’il extermina leurs bestiaux par cette grêle, et tout ce qu’ils possédaient par le feu du ciel ;

54. Qu’il leur fit sentir les effets de sa colère et de son indignation ; qu’il les accabla du poids de sa fureur, et les affligea de différents fléaux qu’il leur envoya par le ministère des mauvais anges ;

55. Qu’il ouvrit un chemin spacieux à sa colère pour n’épargner plus leur vie, et pour envelopper dans une mort commune leurs bestiaux ;

56. Qu’il frappa tous les premiers-nés dans la terre d’Égypte, et les prémices de tous leurs travaux sous les tentes de Cham ;

57. Et qu’il enleva son peuple comme des brebis, et les conduisit comme un troupeau dans le désert ;

58. Qu’il les mena pleins d’espérance, et leur ôta toute crainte, et qu’il ensevelit leurs ennemis dans la mer. »

Psaume XC, 14-16. « Parce qu’il a espéré en moi, dit Dieu, je le délivrerai ; je serai son protecteur, parce qu’il a connu mon nom.

15. Il criera vers moi, et je l’exaucerai ; je suis avec lui dans le temps de l’affliction ; je le sauverai, et je le comblerai de gloire.

16. Je le comblerai de jour, et je lui ferai voir le salut que je lui destine. »

Pascal applique la règle selon laquelle on n’a le droit d’interpréter un terme que s’il est dit dans l’Écriture que ce terme a un sens figuratif. C’est le cas ici.

L’expression délivrer des iniquités se trouve dans Psaume XXXVIII, 12. « Délivrez-moi de toutes mes iniquités. »

Voir surtout le Psaume CXXIX, 1-8. « J’ai crié vers vous, Seigneur, du fond des abîmes; Seigneur, exaucez ma voix.

2. Que vos oreilles se rendent attentives à la voix de mon ardente prière.

3. Si vous observez exactement, Seigneur, nos iniquités, Seigneur, qui subsistera devant vous ?

4. Mais vous êtes plein de miséricorde ; et j’ai espéré en vous, Seigneur, à cause de votre loi.

5. Mon âme s’est soutenue par la parole du Seigneur ; mon âme a espéré au Seigneur.

6. Que depuis le point du jour jusques à la nuit, Israël espère au Seigneur:

7. Parce que le Seigneur est plein du miséricorde, et qu’on trouve en lui une rédemption abondante.

8. et lui-même rachètera Israël de toutes ses iniquités. »

C’est le De profundis. Commentaire de la Bible de Port-Royal sur le dernier verset : « Qui serait capable [...] de subsister devant Dieu, si Dieu observait exactement toutes les iniquités de son peuple ? Mais Israël, c’est-à-dire son vrai peuple, a tout sujet d’espérer en lui, parce que non seulement il n’examinera pas avec rigueur toutes ses iniquités, pour les punir, mais que, comme dit saint Paul, il répandra une surabondance de grâce, où il y avait auparavant une surabondance de péché. Quelle confiance et quelle consolation ne devons-nous point en effet avoir, étant assurés que celui que nous craignons comme le juge et le vengeur de nos péchés, est en même temps notre rédempteur et notre sauveur. C’est ce qui a soutenu tous les justes de l’ancienne loi. C’est cette rédemption si abondante qu’ils attendaient avec une sainte impatience. Elle est vraiment abondante. Mais prenons garde de n’y mettre point d’obstacle par l’endurcissement de notre cœur ; et de ne pas abuser d’une grâce, dont l’abondance ne servirait qu’à nous attirer par notre faute une surabondance de condamnation et de jugement ».

Le fondement de cette interprétation du mot ennemi est fourni dans le fragment Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738). Voilà donc quelle a été la conduite de Dieu. Ce sens est couvert d’un autre en une infinité d’endroits et découvert en quelques-uns rarement, mais en telle sorte néanmoins que les lieux où il est caché sont équivoques et peuvent convenir aux deux, au lieu que les lieux où il est découvert sont univoques et ne peuvent convenir qu’au sens spirituel.

De sorte que cela ne pouvait induire en erreur et qu’il n’y avait qu’un peuple aussi charnel qui s’y pût méprendre.

Car quand les biens sont promis en abondance qui les empêchait d’entendre les véritables biens, sinon leur cupidité qui déterminait ce sens aux biens de la terre. Mais ceux qui n’avaient de bien qu’en Dieu, les rapportaient uniquement à Dieu.

Car il y a deux principes qui partagent les volontés des hommes: la cupidité et la charité. Ce n’est pas que la cupidité ne puisse être avec la foi en Dieu et que la charité ne soit avec les biens de la terre, mais la cupidité use de Dieu et jouit du monde, et la charité au contraire.

Or la dernière fin est ce qui donne le nom aux choses; tout ce qui nous empêche d’y arriver est appelé ennemi. Ainsi les créatures, quoique bonnes, seront ennemies des justes quand elles les détournent de Dieu, et Dieu même est l’ennemi de ceux dont il trouble la convoitise.

Ainsi le mot d’ennemi dépendant de la dernière fin, les justes entendaient par là leurs passions et les charnels entendaient les Babyloniens, et ainsi ces termes n’étaient obscurs que pour les injustes.

Et alors je ne saurais montrer que la prophétie soit accomplie : ce point est expliqué dans le fragment Loi figurative 29 (Laf. 274, Sel. 305). Preuve des deux Testaments à la fois. Pour prouver d’un coup tous les deux il ne faut que voir si les prophéties de l’un sont accomplies en l’autre. Pour examiner les prophéties il faut les entendre. Car si on croit qu’elles n’ont qu’un sens il est sûr que le Messie ne sera point venu, mais si elles ont deux sens il est sûr qu’il sera venu en J.-C. Si les prophéties s’entendent en un sens charnel, le Christ ne peut répondre à leur annonce, puisqu’il n’a pas été un prince puissant, tel qu’attendaient les Juifs. Mais si elles s’entendent en un sens spirituel, Jésus-Christ, qui est venu avec la grandeur de l’ordre de la charité, répond pleinement à l’annonce prophétique.

 

Ce mot d’ennemis est donc équivoque. Mais, s’il dit ailleurs, comme il fait qu’il délivrera son peuple de ses péchés aussi bien qu’Isaïe et les autres, l’équivoque est ôtée, et le sens double des ennemis réduit au sens simple d’iniquités. Car s’il avait dans l’esprit les péchés, il les pouvait bien dénoter par ennemis, mais s’il pensait aux ennemis, il ne les pouvait pas désigner par iniquités.

 

Le mot d’ennemis est équivoque, puisqu’il est capable d’un sens littéral (les Égyptiens par exemple) et d’un sens figuré (les iniquités). En revanche, iniquités, étant un terme abstrait, n’est pas susceptible de désigner des ennemis concrets.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 403 sq. Les secours que Dieu a accordés à son peuple dans les temps de détresse ont existé solidement, mais ils n’étaient que temporels et de peu de durée. Ce n’étaient pas la « dernière fin » que Dieu se proposait. C’est pourquoi Dieu a un jour cessé de faire triompher Israël militairement, pour donner aux Juifs lieu de comprendre que les biens promis n’étaient pas ceux qu’ils croyaient, et que les Égyptiens n’étaient pas leurs « vrais ennemis ».

L’exemple des ennemis n’est pas choisi au hasard : Pascal renvoie au point essentiel de la prédication du Christ. Voir sur ce point Preuves par discours II (Laf. 433, Sel. 685). Alors Jésus-Christ vient dire aux hommes qu’ils n’ont point d’autres ennemis qu’eux-mêmes, que ce sont leurs passions qui les séparent de Dieu, qu’il vient pour les détruire, et pour leur donner sa grâce, afin de faire d’eux tous une Église sainte, qu’il vient ramener dans cette Église les païens et les Juifs, qu’il vient détruire les idoles des uns et la superstition des autres. À cela s’opposent tous les hommes, non seulement par l’opposition naturelle de la concupiscence; mais, par-dessus tout, les rois de la terre s’unissent pour abolir cette religion naissante, comme cela avait été prédit.

Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 262. Le nom d’ennemi est l’un de ces termes comme roi, ami, médecin, malade, etc., dont parle la Logique de Port-Royal, qui passent pour des substantifs en grammaire et qui sont des adjectifs : ils marquent, dans un sujet, une manière d’être ou un mode : par exemple roi signifie homme qui règne, ennemi signifie homme hostile. Le substantif n’y est représenté que confusément, de sorte que l’on peut sans difficulté transférer son référent d’un objet à un autre, et remplacer homme par un autre substantif. En revanche, l’idée de la manière d’être est exprimée clairement, et elle subsiste dans la transformation par interprétation. C’est ce second élément qui subsiste dans l’interprétation, ne changeant que de support substantiel. Ainsi, ennemi, entendu au sens spirituel, ne signifie plus homme malfaisant, mais vice nuisible à l’âme. Sur ces noms, voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique ou l’art de penser, II, I (1683), éd. Descotes, Paris, Champion, 2011, p. 658-659.

Loi figurative 30 (Laf. 275, Sel. 306). La vie ordinaire des hommes est semblable à celle des saints. Ils recherchent tous leur satisfaction et ne diffèrent qu’en l’objet où ils la placent. Ils appellent leurs ennemis ceux qui les en empêchent, etc. Dieu a donc montré le pouvoir qu’il a de donner les biens invisibles par celui qu’il a montré qu’il avait sur les visibles.

Prophéties VIII (Laf. 503, Sel. 738) donne une explication : Dans ces promesses-là chacun trouve ce qu’il a dans le fond de son cœur, les biens temporels ou les bien spirituels, Dieu ou les créatures, mais avec cette différence que ceux qui y cherchent les créatures les y trouvent, mais avec plusieurs contradictions, avec la défense de les aimer, avec l’ordre de n’adorer que Dieu et de n’aimer que lui, ce qui n’est qu’une même chose et qu’enfin il n’est point venu Messie pour eux, au lieu que ceux qui y cherchent Dieu le trouvent et sans aucune contradiction avec commandement de n’aimer que lui et qu’il est venu un Messie dans le temps prédit pour leur donner les biens qu’ils demandent.

Isaïe et les autres : Isaïe, XLIII, 25, etc., selon Havet. « C’est moi donc c’est moi-même qui efface vos iniquités pour l’amour de moi, et je ne me souviendrai plus de vos péchés. »

Havet, éd. Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 14-15. Critique de cet argument. « Quel raisonnement ! Les psaumes disent que le Messie délivrera les Juifs de leurs ennemis, mais ils disent aussi ailleurs que le Messie délivrera les Juifs de leurs péchés ; donc les psaumes entendent par ennemis les péchés, et non seulement les psaumes, mais les livres attribués à Moïse ! Si on se donne la peine de jeter seulement les yeux sur les principaux passages du Pentateuque où se trouve le mot d’ennemis, on saura bien vite ce que vaut l’idée de Pascal ». Havet renvoie à Genèse XXII, 17 ; XLIX, 8 ; Nombres, X, 2-9 ; Deutéronome, VI, 19, XXIII, 14 et XXVIII, 12-7.

 

Or Moïse et David et Isaïe usaient de mêmes termes. Qui dira donc qu’ils n’avaient pas même sens et que le sens de David, qui est manifestement d’iniquités lorsqu’il parlait d’ennemis, ne fût pas le même que Moïse en parlant d’ennemis.

 

Point sensible de l’argumentation de Pascal, qui est une conséquence du principe d’habileté.

En principe, dans l’interprétation, il est nécessaire que les termes soient univoques dans tout le corps du discours, faute de quoi le discours entier n’a pas de sens. C’est le principe énoncé par Pascal dans le fragment Loi figurative 13 (Laf. 257, Sel. 289) : Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou il n’a point de sens du tout.

Pour s’en assurer, on cherche généralement à montrer que d’une part l’auteur interprété est unique (c’est-à-dire qu’il ne peut être remplacé par un autre, sans que l’on en soit averti), et qu’il est raisonnable (principe d’habileté). À ces conditions, le processus d’interprétation peut s’engager sans obstacle majeur.

Pour le chrétien, le problème de l’unité de l’auteur ne se pose pas, puisque l’Écriture est censée avoir été dictée aux prophètes par l’Esprit Saint, sous l’inspiration duquel ils ont écrit. Sur l’idée que Dieu est auteur de la Bible, voir Cazelles Henri (dir.), Introduction critique à l’ancien Testament, Introduction à la Bible, t. 2, Desclée et Cie., Paris, 1973, p. 11. Selon les Pères, « Deus auctor Scripturae sacrae » : la formule est née en réaction contre la théorie manichéenne (IVe et Ve siècles). L’Église maintient que les hagiographes étaient aussi auteurs des livres écrits par eux. Dire que la Bible est la “parole de Dieu” signifie qu’on lui en attribue la paternité principale tout en soulignant les traces d’originalité imprimées par chaque écrivain à son œuvre (style, pensée, organisation de la matière). Paul construit bien ses phrases, Jean rédige bien les discours. Saint Augustin précise que les qualités littéraires sont aussi des dons de Dieu. Au Moyen Âge, Henri de Gand approfondit l’étude des rôles respectifs de Dieu et de l’homme dans leur coopération. Selon saint Thomas, l’auteur principal de l’Écriture sainte est l’Esprit Saint ; l’homme est l’auteur instrumental (Q. VII, art. 14, ad. 5). À partir du XVIe siècle, Banez maintient la distinction entre révélation et impulsion donnée à l’hagiographe ; mais pour lui, Dieu dicte les mots mêmes pour éviter tout gauchissement des idées qu’il inspire. Frappés par les différences de profondeur de pensée, d’intensité du sens religieux et de style entre les divers livres bibliques, les théologiens en cherchaient l’explication dans la diversité des modes d’inspiration : révélation directe pour les livres jugés supérieurs, inspiration sous dictée ou simple direction visant à préserver les écrivains de l’erreur dans les livres jugés moins sublimes, simple approbation après la composition pour ceux qu’on trouvait trop humains.

Mais Pascal est contraint de tenir compte des réticences éventuelles que pourrait ressentir un lecteur non chrétien, qui n’a aucune raison a priori d’admettre que l’Esprit saint est seul auteur de l’Écriture, et non pas les prophètes, qui sont tous différents les uns des autres.

Mais dans le cas des Écritures, Pascal rencontre justement une difficulté sur le premier point : tous les livres de l’Ancien Testament n’ont pas été composés par les mêmes auteurs. Le Pentateuque est réputé avoir été écrit par Moïse (quoiqu’il raconte la mort de son auteur putatif). Mais les autres livres sont composés par un grand nombre d’auteurs différents.

Pascal défend l’habileté de ces auteurs dans le fragment Loi figurative 13 : les prophètes avaient assurément trop de bon sens.

Mais il faut encore que ces différents auteurs, dont on admet qu’ils ont tous leur « bon sens », sont aussi uniformes dans leur langage. Si tel n’est pas le cas, il devient impossible, sinon d’interpréter un livre, tout au moins d’interpréter un livre de la Bible en s’appuyant sur un autre livre, puisque rien ne garantit que les auteurs emploient les mêmes mots dans le même sens.

Pascal répond que l’identité des mots entraîne dans le cas des Écritures l’identité des sens. Le mot ennemis dans la bouche de David a le même sens que dans la bouche de Moïse. L’argument peut être rapproché de l’idée du fragment Grandeur 5 (Laf. 109, Sel. 141) : de cette conformité d’application, on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée.

Mais l’argument n’est pas décisif. Les exégètes ont depuis longtemps remarqué que les prophètes ne sont pas homogènes dans leur langage, et que leur manière de parler dépendait largement de leur condition sociale et des habitudes linguistiques de leur temps et de leur milieu.

Thomas d’Aquin, Questions disputées sur la vérité, Question XII, La prophétie (De prophetia), éd. S. T. Bonino et J.-P. Torell, Paris, Vrin, 2006, p. 206 sq. Pour traduire en langage humain l’ineffable divin perçu dans sa vision, le prophète est dans l’obligation de se servir non seulement des mots, mais d’images, de concepts et de comparaisons diverses. Il recourt naturellement à ceux qui lui sont le plus familiers ; de ce fait s’expliquent sans difficulté les diversités littéraires entre les prophètes : le berger Amos s’exprime différemment de l’aristocrate Isaïe.

La contestation se fait radicale dans les milieux marqués par la libre pensée.

Voir contra, Meyer Louis, La philosophie interprète de l’Écriture sainte, éd. Moreau et Lagrée, Intertextes, Paris, 1988, p. 166. Le même propos ou la même expression ne s’entend pas partout dans l’Écriture de la même façon et a des sens différents et parfois contraire. Il n’est donc pas possible de conclure d’un passage d’un livre à un autre.

D’autre part, Spinoza remarque que le style, le vocabulaire et les idées des auteurs prophétiques, leurs origines sociales étaient très différents. Non seulement ils étaient plusieurs, mais ils ne se ressemblaient pas et ne pouvaient s’être mis d’accord pour employer les mêmes mots dans le même sens. Voir ce que dit Spinoza, Traité théologico-politique, ch. II, éd. Akkerman, Paris, P. U. F., 1999, p. 119 sq. La révélation varie pour chaque prophète selon la disposition de son tempérament et de ses opinions. À un prophète joyeux sont annoncées des choses qui portent à la joie. Un prophète triste est annonciateur de guerres et de maux : p. 119-121. Le langage des prophètes varie en fonction de leur imagination, de leurs opinions, en fonction aussi de l’éloquence de chaque prophète : p. 123. Le style élégant d’Isaïe et de Nahum contraste avec celui d’Ézéchiel et d’Amos : p. 123. « Dieu ne possède aucun style particulier pour s’exprimer, mais [...] c’est seulement en fonction de l’érudition et de la capacité du prophète qu’il est élégant, bref, sévère, grossier, prolixe, et obscur » : p. 123. Les représentations variaient non seulement par leurs figures mais aussi par leur clarté : p. 125.

Spinoza montre qu’un même mot a des sens très différents selon les prophètes sur l’exemple du mot Esprit de Dieu, Ruagh : voir Spinoza, Traité théologico-politique, ch. I, éd. Akkerman, p. 95 sq. Ruagh signifie selon les auteurs vent, haleine, souffle ou respiration, courage et force, vertu et capacité, intention de l’âme, esprit et les régions du monde.

L’exégèse des textes scripturaires doit donc s’appuyer sur la connaissance de l’histoire de la langue et de la grammaire hébraïques.

La critique exégétique moderne s’appuie sur ce principe.

 

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Daniel IX prie pour la délivrance du peuple de la captivité de leurs ennemis. Mais il pensait aux péchés, et pour le montrer, il dit que Gabriel lui vint dire qu’il était exaucé et qu’il n’y avait plus que 70 semaines à attendre. Après quoi, le peuple serait délivré d’iniquité, le péché prendrait fin, et le libérateur, le saint des saints, amènerait la justice éternelle, non la légale mais l’éternelle.

 

Sur les 70 semaines de Daniel, voir Prophéties 20 (Laf. 341, Sel. 373).

Pascal se sert ici du texte de Daniel pour montrer que l’interprétation spirituelle qu’il propose du terme d’ennemis n’est pas une invention personnelle, mais qu’elle est fournie par les prophètes eux-mêmes. La prophétie doit être entendue en un sens spirituel, savoir que la délivrance promise au bout des 70 semaines serait celle qui rachèterait les péchés des hommes : elle coïncide chronologiquement avec l’avènement du Messie en la personne de Jésus-Christ.

Daniel IX (tr. de la Bible de Port-Royal). « 1. La première année de Darius, fils d’Assuérus, de la race des Mèdes, qui régna dans l’empire des Chaldéens ;

2. La première année, dis-je, de son règne, moi, Daniel, j’eus, par la lecture des livres saints, l’intelligence du nombre d’années que devait durer la désolation de Jérusalem, dont le Seigneur a parlé au prophète Jérémie, laquelle était de soixante et dix ans.

3. J’arrêtai mes yeux et mon visage sur le Seigneur mon Dieu, pour le prier et le conjurer dans les jeûnes, le sac et la cendre.

4. Je priai le Seigneur mon Dieu, je lui confessai mes fautes, et je lui dis : Écoutez ma prière, ô Seigneur, Dieu grand et terrible, qui gardez votre alliance et votre miséricorde envers ceux qui vous aiment et qui observent vos commandements !

5. Nous avons péché, nous avons commis l’iniquité, nous avons fait des actions impies, nous nous sommes détournés de la voie de vos préceptes et de vos ordonnances.

6. Nous n’avons point obéi à vos serviteurs, les prophètes, qui ont parlé en votre nom à nos rois, à nos princes, à nos pères, et à tout le peuple de la terre.

7. La justice est à vous, ô Seigneur ! et à nous la confusion du visage, comme aujourd’hui aux hommes de Juda, aux habitants de Jérusalem, à tous les enfants d’Israël, et à ceux qui sont prêts, et à ceux qui sont éloignés dans tous les pays où vous les avez chassés, à cause des iniquités qu’ils ont commises contre vous.

8. Oui, Seigneur, la confusion du visage, à nous, à nos rois, à nos princes, et à nos pères, qui ont péché.

9. Mais à vous, qui êtes le Seigneur notre Dieu, la miséricorde et la grâce de la réconciliation ; car nous nous sommes retirés de vous,

10. Et nous n’avons point écouté la voix du Seigneur notre Dieu, pour marcher dans la loi qu’il nous avait prescrite par ses serviteurs, les prophètes.

11. Tout Israël a violé votre loi, ils se sont détournés pour ne point écouter votre voix ; et cette malédiction et cette exécration qui est décrite dans la loi de Moïse serviteur de Dieu, est tombée sur nous, parce que nous avons péché contre vous.

12. Le Seigneur a accompli ses oracles, qu’il a prononcés contre nous et contre nos princes, qui nous ont jugés, pour faire fondre sur nous ces grands maux, qui ont accablé Jérusalem, tels qu’on n’en a jamais vu de semblables sous le ciel.

13. Tous ces maux sont tombés sur nous, selon qu’il est écrit dans la loi de Moïse ; et nous ne nous sommes point présentés devant votre face pour vous prier, ô Seigneur notre Dieu, de nous retirer de nos iniquités, et de nous appliquer à la connaissance de votre vérité.

14. Ainsi l’œil du Seigneur a été ouvert et attentif au mal, et il l’a fait fondre sur nous. Le Seigneur notre Dieu est juste dans toutes les œuvres qu’il a faites, parce que nous n’avons point écouté sa voix.

15. Et maintenant, ô Seigneur notre Dieu, qui avez tiré votre peuple de l’Égypte avec une main puissante, et qui vous êtes acquis alors un nom qui dure encore aujourd’hui, je confesse que nous avons péché, que nous avons commis l’iniquité.

16. Mais je vous conjure, selon toute votre justice, Seigneur, que votre colère et votre fureur se détournent de votre cité de Jérusalem et de votre montagne sainte ; car Jérusalem et votre peuple sont aujourd’hui en opprobre à toutes les nations qui nous environnent, à cause de nos péchés, et des iniquités de nos pères.

17. Écoutez donc maintenant, Seigneur, les vœux et les prières de votre serviteur ; faites reluire votre face sur votre sanctuaire, qui est désert, et faites-le pour vous-même.

18. Abaissez, mon Dieu, votre oreille jusqu’à nous, et nous écoutez ; ouvrez les yeux, et considérez notre désolation et la ruine de cette ville qui a eu la gloire de porter votre nom ; car ce n’est point au nom de notre propre justice que nous répandons devant vous nos prières, mais au nom de vos infinies miséricordes.

19. Exaucez-nous, Seigneur, Seigneur, apaisez votre colère, jetez les yeux sur nous, et agissez ; ne différez plus, mon Dieu, pour l’amour de vous-même, parce que cette ville et ce peuple sont à vous, et ont la gloire de porter votre nom !

20. Lorsque je parlais encore, et que je priais, et que je confessais mes péchés et les péchés d’Israël, mon peuple, et que, dans un profond abaissement, j’offrais mes prières en la présence de mon Dieu pour sa montagne sainte ;

21. Je n’avais pas encore achevé les paroles de ma prière, et voici que Gabriel, que j’avais vu au commencement dans la vision, vola tout à coup vers moi, et me toucha au temps du sacrifice du soir.

22. Il m’instruisit, il me parla, et me dit : Daniel, je suis venu maintenant pour vous instruire et vous donner l’intelligence.

23. Dès le commencement de votre prière j’ai reçu cet ordre ; et je suis venu pour vous découvrir toutes choses, parce que vous êtes un homme rempli de désirs ; soyez donc attentif à ce que je vais vous dire, et comprenez cette vision.

24. Dieu a abrégé et fixé le temps à soixante et dix semaines en faveur de votre peuple et de votre ville sainte, afin que ses prévarications soient abolies, que le péché trouve sa fin, que l’iniquité soit effacée, que la justice éternelle vienne sur la terre, que les visions et les prophéties soient accomplies, et que le saint des saints reçoive l’onction de l’huile sacrée.

25. Sachez donc ceci, et gravez-le dans votre esprit : Depuis l’ordre qui sera donné pour rebâtir Jérusalem, jusqu’au Christ, chef de mon peuple, il y aura sept semaines et soixante et deux semaines ; et les places et les murailles de la ville seront bâties de nouveau en des temps fâcheux et difficiles.

26. Et après soixante et deux semaines le Christ sera mis à mort ; et le peuple qui le doit renier ne sera point son peuple. Un peuple avec son chef qui doit venir détruira la ville et le sanctuaire ; elle finira par une ruine entière, et la désolation qui lui a été prédite arrivera après la fin de la guerre.

27. Il confirmera son alliance avec plusieurs dans une semaine ; et à la moitié de la semaine, les hosties et les sacrifices seront abolis, l’abomination de la désolation sera dans le temple, et la désolation durera jusqu’à la consommation et jusqu’à la fin ».

Havet, éd. Pensées, II, Paris, Delagrave, 1866, p. 11. Le mot d’ennemis ne se trouve pas dans ce chapitre, mais l’idée y est.

La justice éternelle, non la légale, mais l’éternelle : Le texte de Pascal traduit de près le verset 24. La justice légale est la conformité à la loi, dans sa lettre ou dans son esprit. La justice éternelle est celle de Dieu, qui ne coïncide pas nécessairement avec celle des hommes.

 

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Il y en a qui voient bien qu’il n’y a pas d’autre ennemi de l’homme que la concupiscence qui les détourne de Dieu, et non pas des [iniquités], ni d’autre bien que Dieu, et non pas une terre grasse.

 

Voir le dossier thématique La concupiscence.

Terre grasse : voir Loi figurative 22 (Laf. 267, Sel. 298). Allusion à la Terre promise, sur laquelle les Juifs se sont installés après la traversée du désert. L’expression terre grasse, que Pascal emploie ailleurs (Loi figurative 27 - Laf. 272, Sel. 303) renvoie aux paroles de bénédiction prononcées par Isaac à l’adresse de Jacob : Genèse, XVII, 28, « Det tibi Deus de rore caeli, et de pinguedine terrae, abundantiam frumenti et vini », « Que Dieu vous donne une abondance de blé et de vin, de la rosée du ciel, et de la graisse de la terre ». Le commentaire de la Bible de Port-Royal suit saint Augustin, Cité de Dieu, XXVI, c. 37, qui propose l’interprétation spirituelle : « Il lui souhaite la rosée du ciel, pour marquer cette pluie spirituelle de la parole divine qui ne tombe que sur l’Église. Il lui désire la graisse de la terre, pour montrer que l’Église est cette mère féconde dont les enfants se sont multipliés jusques aux extrémités du monde. Il y joint l’abondance du blé et du vin, parce que le lien de tous ces peuples est le corps même de Jésus-Christ qu’il donne à tous ses membres dans son sacrement sous les espèces du pain et du vin ».

 

Ceux qui croient que le bien de l’homme est en sa chair et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens, qu’il[s] s’en soûle[nt] et qu’il[s] y meure[nt].

 

Ces lignes ne doivent pas être entendues comme une condamnation pharisaïque, mais comme le constat de l’impuissance du chrétien devant une résolution contre laquelle il n’est pas possible de s’opposer efficacement. Il est littéralement vrai que, face à un homme persuadé que le bien est en la chair et le plaisir, aucune autre réaction n’est possible. Il n’y a presque rien à faire, et surtout pas s’en prendre à eux avec violence. Voir le fragment Commencement 12 (Laf. 162, Sel. 194) : Commencer par plaindre les incrédules, ils sont assez malheureux par leur condition. Il ne les faudrait injurier qu’au cas que cela servît, mais cela leur nuit. Qu’ils y meurent formule de manière lapidaire la perspective tragique qui se dessine pour les hommes qui se trouvent dans cet état d’esprit.

Saouler (soûler) selon Furetière, signifie enivrer. Mais le mot se dit aussi de ce qui remplit les sens ou l’esprit : un amant ne peut saouler ses yeux des beautés de sa maîtresse, un philosophe ne peut se saouler d’admirer les grandeurs de Dieu, l’immensité du monde, les merveilles de la nature. Le terme n’a pas alors de sens dépréciateur.

Commentaire de Pensées, éd. Havet, II, Delagrave, 1866, p. 14. « On croit être au milieu d’un raisonnement paisible, et tout à coup il part de là un coup qui foudroie ». Puis après c’est un attendrissement austère. Havet signale que le texte de l’édition de Port-Royal ôte à l’original toute son éloquence.

 

Mais ceux qui cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n’ont de déplaisir que d’être privés de sa vue, qui n’ont de désir que pour le posséder et d’ennemis que ceux qui les en détournent, qui s’affligent de se voir environnés et dominés de tels ennemis, qu’ils se consolent. Je leur annonce une heureuse nouvelle : il y a un libérateur pour eux ; je le leur ferai voir ; je leur montrerai qu’il y a un Dieu pour eux ; je ne le ferai pas voir aux autres.

 

Qui n’ont de désir que pour le posséder et d’ennemis que ceux qui les en détournent, qui s’affligent de se voir environnés et dominés de tels ennemis : le contexte montre que les ennemis en question ne sont évidemment pas nécessairement des individus, mais plutôt les passions et les iniquités.

Imitation manifeste du style prophétique. Voir Sellier Philippe, “Rhétorique et apologie : Dieu parle bien de Dieu”, in Port-Royal et la littérature, II, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 239-250.

Lacombe Roger-E., L’apologétique de Pascal, Paris, P. U. F., 1958, p. 258. Critique de ce passage.

 

Je ferai voir qu’un Messie a été promis pour délivrer des ennemis, et qu’il en est venu un pour délivrer des iniquités, mais non des ennemis.

 

Passage en surcharge.

Pascal souligne ici la différence entre la promesse et la réalisation : le Messie était promis pour délivrer les Juifs de leurs ennemis ; mais Jésus-Christ est venu pour délivrer les hommes des iniquités.