Fragment Philosophes n° 1 / 8 – Papier original : RO 197-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Philosophes n° 193 p. 61 / C2 : p. 85
Éditions savantes : Faugère II, 315, VI / Havet XXV.43 / Michaut 428 / Brunschvicg 466 / Tourneur p. 213-1 / Le Guern 130 / Lafuma 140 / Sellier 172
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Bibliographie ✍
CHRISTODOULOU Kyriaki, “Le stoïcisme dans la dialectique apologétique des Pensées”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 419-425. CHRISTODOULOU Kyriaki, La contribution de la pensée classique, et en particulier du stoïcisme, à la formation de la dialectique apologétique de Pascal (en grec), Athènes, Saripolos, 1974. COURCELLE Pierre, L’Entretien de Pascal et Sacy. Ses sources et ses énigmes, Paris, Vrin, 1960. DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, éd. M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Livre de Poche, 1999, p. 789 sq. ÉPICTÈTE, Les Propos d’Épictète, recueillis par Arrian auteur grec son disciple, translatés du grec en français par F. Jean de S. François, dit le P. Goulu, religieux feuillantin, dernière édition, Paris, Jean de Heuqueuille, 1630. ÉPICTÈTE, Manuel, éd. Emmanuel Cattin, Paris, Garnier-Flammarion, 1997. HELLER Lane M., “Quelques allusions à Épictète dans les Pensées de Pascal”, XVIIe Siècle, n° 96, 1972, p. 3-10. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 231. MESNARD Jean, “Au cœur de l'apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, Pari, Presses Universitaires de France, 1992, p. 414-425. MONTAIGNE, Essais, I, 25, III, 5, et III, 10. MOREAU Joseph, “Sur Épictète et Pascal”, Giornale di metafisica, nov.-déc. 1962, p. 653-666. OHTOMO Hiroshi, Le problème du stoïcisme dans Pascal, thèse, Bordeaux, 1970. PASCAL Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1994 ; voir aussi la notice de OC III, p. 76-123. THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.
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✧ Éclaircissements
♦ Épictète
Sur le philosophe stoïcien Épictète, voir l’article du Dictionnaire des philosophes, article Épictète, Encyclopaedia universalis, Paris, Albin Michel, 1998, p. 517-521. Épictète est né à Hiérapolis (Phrygie) dans la seconde moitié du Ier siècle de l’ère chrétienne. Il fut esclave d’Épaphrodite, affranchi de Néron. Affranchi lui-même, il ouvre une école de philosophie à Rome, puis se voit contraint d’aller s’installer à Dicopolis (Épire). Son enseignement, purement oral, nous est connu par la transcription qu’en a fait son disciple Arrien, qui a laissé un Manuel et des Entretiens. Ces deux ouvrages traitent à peu près uniquement de morale, mais sous une forme qui frappe le lecteur, à tel point qu’Épictète a été l’un des philosophes stoïciens les plus célèbres et appréciés, quoiqu’il ne soit certainement pas celui dont la pensée a été la plus riche et la plus complexe.
C’est du reste non pas seulement parce qu’il a reconnu en lui le philosophe qui a le mieux connu les devoirs de l’homme (Entretien avec M. de Sacy), que Pascal fait son éloge, mais parce qu’il apprécie son style et l’efficacité de son éloquence, qu’il égale à celle de Montaigne. Voir Laf. 745, Sel. 618 : La manière d’écrire d’Epictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d’usage qui s’insinue le mieux (et), qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie.
Sur la manière dont Pascal a lu et utilisé Épictète, voir Courcelle Pierre, L’Entretien de Pascal et Sacy. Ses sources et ses énigmes, Paris, Vrin, 1960 ; Pascal Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard ; la notice de OC III, éd. J. Mesnard, p. 76-123, et les références citées en bibliographie (ci-dessus). Comme l’ont établi Strowski et de Bédier, Pascal a lu Epictète dans la traduction française des Propos (ou Entretiens) suivis du Manuel par le feuillant Jean de Saint-François, Jean Goulu avant son entrée en religion, publiée en 1609 ; cette édition a été plusieurs fois reprise ; voir Les Propos d’Épictète, recueillis par Arrian auteur grec son disciple, translatés du grec en français par F. Jean de S. François, dit le P. Goulu, religieux feuillantin, dernière édition, Paris, Jean de Heuqueuille, 1630. Épictète a été lu, et repensé par Pascal, et surtout rattaché à son univers propre : Pascal connaît la distance qui sépare Épictète du christianisme, que Jean Goulu et certains adeptes du stoïcisme chrétien ont voulu réduire ; mais il pénètre Épictète de christianisme : p. 48-49.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 2e éd., 1971, p. 91 sq. Pascal commence par louer Épictète comme les humanistes chrétiens qui ont reconnu dans le stoïcisme un pressentiment de la religion chrétienne, notamment Du Vair et Juste Lipse. Mais le second mouvement paraît être une descente d’Épictète aux enfers.
En dehors de l’Entretien de Pascal avec Monsieur de Sacy, on trouve des références à Épictète dans plusieurs fragments des Pensées : voir
Raisons des effets 17 (Laf. 98-99, Sel. 132) et 18 (Laf. 100, Sel. 133).
Philosophes 8 (Laf. 146, Sel. 179).
Perpétuité 1 (Laf. 279, Sel. 311).
Preuves par discours II (Laf. 430, Sel. 683).
Quand Épictète aurait vu parfaitement bien le chemin, il dit aux hommes : Vous en suivez un faux. Il montre que c’en est un autre, mais il n’y mène pas.
Dans l’Entretien avec M. de Sacy, Pascal a choisi Épictète comme représentant typique de la morale stoïcienne.
Cette phrase très dense exprime une pensée complexe.
Pascal reconnaît un mérite au stoïcien Épictète : il a compris que la recherche du bonheur en dehors de soi, autrement dit le divertissement dont il a été question dans la liasse précédente, est une voie trompeuse, qui ne peut à terme conduire qu’à l’échec. C’est en cela que, comme l’indique l’Entretien avec M. de Sacy, la lecture des philosophes stoïciens a quelque chose de salutaire : elle débarrasse le lecteur d’une illusion dangereuse. Par corollaire, Épictète a aussi cela de bon qu’il évite au lecteur le désespoir : il ne se contente pas de dire aux hommes qu’ils se trompent de chemin (c’est-à-dire de morale), mais il ne les abandonne pas à eux-mêmes sans recours : il montre que c’en est un autre, c’est-à-dire qu’il existe une morale autre que la recherche du divertissement qui peut effectivement conduire au bonheur.
Le désaccord entre Pascal et le philosophe commence à ce point : Épictète est persuadé que la seule morale qui peut conduire au bonheur est celle qu’il expose dans ses Entretiens et son Manuel, savoir la stoïcienne. Pascal estime évidemment que c’est là une erreur, et que le stoïcisme conduit à une impasse tout aussi bien que le divertissement ou l’éthique épicurienne. Seule à ses yeux la morale prêchée par le Christ peut remplir effectivement l’attente de ceux qui recherchent le vrai bonheur.
Pascal s’explique sur ce point dans plusieurs fragments, où il souligne que si la critique stoïcienne du divertissement est pertinente, la morale d’Épictète n’est guère pratiquable dans sa partie programmatique. Voir Philosophes 5 (Laf. 143, Sel. 176) : Philosophes. Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au-dehors, quand même les objets ne s'offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux-mêmes et nous appellent quand même nous n'y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : rentrez-vous en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots.
Mais Pascal ne veut pas seulement dire qu’Épictète se trompe de morale ; il s’exprime ici ex hypothesi, pour montrer que même si Épictète avait vraiment découvert une morale valable, il n’en serait pas moins inutile, car même dans cette hypothèse, il ne dit tout de même pas quelle est cette morale. Pascal emploie ici la même tournure de phrase que dans L’Esprit géométrique à propos de Descartes pour la science, à propos du je pense, donc je suis : voir De l'Esprit géométrique, II, De l'Art de persuader, § 23, OC III, éd. J. Mesnard, p. 424 : « Je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d'une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s'il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu'il l'ait fait, et c'est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d'avec le même mot dans les autres qui l'ont dit en passant, qu'un homme plein de vie et de force d'avec un homme mort. »
Épictète a donc raison sur le fait tout négatif que les hommes se trompent de morale en cherchant le divertissement, et qu’il faut chercher une autre voie vers le bonheur ; mais il n’a pas reconnu cette morale qui conduit véritablement au bonheur, et il n’en indique pas le chemin.
C’est celui de vouloir ce que Dieu veut.
Vouloir ce que Dieu veut est une expression quasi stoïcienne. Voir Rodis-Lewis Geneviève, La morale stoïcienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 114, qui cite la formule de la Lettre 96 de Sénèque à Lucilius, § 2, : Je n’obéis pas à Dieu (comme le ferait un esclave), mais je m’accorde avec lui (assentior). C’est celle qu’emploie Pascal à propos d’Épictète dans L’Entretien avec M. de Sacy : « Épictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l'homme. Il veut avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet ; qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec justice ; qu'il se soumette à lui de bon cœur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très grande sagesse : qu'ainsi, cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. »
Dans la doctrine stoïcienne, cet accord avec le destin est celui de la cause secondaire avec la cause principale. Pascal retrouvait sur ce point une doctrine qu’il avait exposée dans les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 2, Début, Rédaction élaborée, OC III, éd. J. Mesnard, p. 782-784. Cependant, si le modèle pascalien de la volonté dominante et de la volonté seconde est proche du modèle stoïcien, il en diffère par le fait que, pour Pascal, cette conformité de la volonté seconde à ce que veut la première n’est possible que par l’effet de la grâce, et jamais par la seule volonté de l’homme.
Jésus‑Christ seul y mène.
L’accent est mis sur la seconde partie de la phrase : vouloir ce que Dieu veut est possible, non pas avec les seules forces dont l’homme dispose, mais seulement avec l’aide de la grâce du Christ.
Excellence 1 (Laf. 189, Sel. 221). Dieu par J.-C. Nous ne connaissons Dieu que par J.-C. Sans ce médiateur est ôtée toute communication avec Dieu. Par J.-C. nous connaissons Dieu. Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans J.-C. n'avaient que des preuves impuissantes. […] Mais par J.-C. et en J.-C. on prouve Dieu et on enseigne la morale et la doctrine. J.-C. est donc le véritable Dieu des hommes.
Mais nous connaissons en même temps notre misère, car ce Dieu-là n'est autre chose que le réparateur de notre misère. Ainsi nous ne pouvons bien connaître Dieu qu'en connaissant nos iniquités.
Excellence 3 (Laf. 190, Sel. 223). C'est ce que produit la connaissance de Dieu qui se tire sans J.-C. qui est de communiquer sans médiateur avec le Dieu qu'on a connu sans médiateur.
Au lieu que ceux qui ont connu Dieu par médiateur connaissent leur misère.
Excellence 4 (Laf. 191, Sel. 224). Il est non seulement impossible mais inutile de connaître Dieu sans J. C. Ils ne s’en sont pas éloignés mais approchés ; ils ne se sont pas abaissés mais… Quo quisque optimus eo pessimus si hoc ipsum quod sit optimus ascribat sibi.
Jésus-Christ seul mène à Dieu parce qu’il est le Médiateur. Voir sur ce point Saint Augustin, La cité de Dieu, IX, XV, 1, t. 34, Bibliothèque augustinienne, p. 387 sq. Le Christ est médiateur parce qu'il a des traits des deux extrêmes, de l'homme et de Dieu : il est mortel comme l'homme, et source de bonheur comme Dieu. Il fallait qu'il ne fût ni exclu de la mortalité, ni astreint à y rester. Mortel comme homme, source de bonheur comme Dieu, Jésus-Christ est le parfait médiateur. Il doit posséder une mortalité transitoire et une béatitude permanente : mortel pour un temps et bienheureux dans l'éternité. Voir p. 390, n. 1, l'argumentation sur l'unité nécessaire au Médiateur qui mène au bien ; ce ne peut être que Dieu même.
Mesnard Jean, “Au cœur de l'apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 414-425. En Jésus-Christ considéré non pas d'abord dans sa personne, ni même dans son message, mais dans sa mission salvatrice dans son rapport à Dieu et dans son rapport aux hommes, se résume tout le christianisme. Prouver Dieu en chrétien, c'est prouver Jésus-Christ : p. 415. Mes deux vérités centrales du christianisme sont réunies en Jésus-Christ : p. 416. Voir Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690) : Elle enseigne donc ensemble aux hommes ces deux vérités : et qu'il y a un Dieu, dont les hommes sont capables, et qu'il y a une corruption dans la nature, qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connaître l'un et l'autre de ces points ; et il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l'en peut guérir. Une seule de ces connaissances fait, ou la superbe des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées, qui connaissent leur misère sans Rédempteur. Et ainsi, comme il est également de la nécessité de l'homme de connaître ces deux points, il est aussi également de la miséricorde de Dieu de nous les avoir fait connaître. La religion chrétienne le fait, c'est en cela qu'elle consiste. Qu'on examine l'ordre du monde sur cela, et qu'on voie si toutes choses ne tendent pas à l'établissement des deux chefs de cette religion : Jésus-Christ est l'objet de tout, et le centre où tout tend. Qui le connaît la raison de toutes choses. Jésus-Christ est envoyé porteur d'un message, mais il signifie en sa personne la doctrine qu'il prêche : p. 416. Structure de la doctrine chrétienne, résumée en deux figures, Adam et le Christ ; on peut même la résumer en une seule, le Christ comme nouvel Adam, vers lequel convergent tout le drame de l'homme et tout le dessein de Dieu : p. 423.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 235.
Michon Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2007, p. 186 sq. Le Christ et la connaissance de Dieu selon Pascal. Le Christ et la connaissance de soi : p. 189 sq.
Via veritas.
Jean, XIV, 6. « Jésus lui dit : Je suis la voie, la vérité, et la vie. »
Mémorial (Laf. 913, Sel. 742). Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Évangile.
[…]
Je m'en suis séparé
Dereliquerunt me fontem aquae vivae
Mon Dieu me quitterez-vous
Que je n'en sois pas séparé éternellement
Cette est la vie éternelle, qu'ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé J.-C.
Jésus-Christ
Jésus-Christ
Je m'en suis séparé, je l'ai fui, renoncé, crucifié
Que je n'en sois jamais séparé
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l'Évangile.
Une source probable est le Sermon CXLI de saint Augustin, De Verbis Evangelii Ioannis (14, 6) : « Ego sum via, et veritas, et vita », dont deux sous-titres résument la pensée : « Veritas a philosophis huius saeculi inventa, non via », et « Christus factus via ».