Preuves par les Juifs VI – Fragment n° 12 / 15 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 63 p. 257 / C2 : p. 473
Éditions savantes : Faugère II, 86, XVII / Havet XXIV.10 bis, XXV.32 ter / Brunschvicg 406, 137, 74 bis / Le Guern 442 à 444 / Lafuma 477 à 479 (série XI) / Sellier 712 à 714
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Bibliographie ✍
CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, Tome deuxième, Exposition de la doctrine (d’après Arnauld), I, Les vérités de la grâce, Paris, P.U.F., 1923. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. MESNARD Jean, “Universalité de Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, p. 335-356. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1968. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272. |
✧ Éclaircissements
L’orgueil contrepèse et emporte toutes les misères.
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 166-167. ✍
Orgueil : voir le dossier thématique sur l’orgueil.
Misère 20 (Laf. 71, Sel. 105). Contradiction. Orgueil, contrepesant toutes les misères. Ou il cache ses misères, ou s’il les découvre, il se glorifie de les connaître.
Laf. 655, Sel. 539. Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux gens glorieux et d’humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs. Peu parlent de l’humilité humblement, peu de la chasteté chastement, peu du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes.
Laf. 628, Sel. 521. Du désir d’être estimé de ceux avec qui on est. L’orgueil nous tient d’une possession si naturelle au milieu de nos misères, erreur, etc. Nous perdons encore la vie avec joie pourvu qu’on en parle.
Laf. 674, Sel. 553. Nous ne nous soutenons pas dans la vertu par notre propre force, mais par le contrepoids de deux vices opposés, comme nous demeurons debout entre deux vents contraires. Ôtez un de ces vices nous tombons dans l’autre.
Pascal dit nettement ce qu’il pense de la manière dont l’orgueil de l’homme parvient à « contrepeser » ses misères dans le fragment Laf. 625, Sel. 518. L’injustice. Que la présomption soit jointe à la misère, c’est une extrême injustice.
Contrepèse : vocabulaire de la physique, particulièrement de la statique. Dans ce style, emporte signifie que le contrepoids prévaut sur quelque chose. Faire contrepoids : « Peser autant qu’une autre chose » ; être d’égal mérite ou valeur. Voir L’équilibre des liqueurs, II, où le mot est employé pour désigner l’équilibre qui se trouve entre deux colonnes de liquide (que ce soit le même liquide ou deux liquides différents). En marge du chapitre V de L’équilibre des liqueurs, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1053, le principe d’Archimède, Des corps flottants, I, Prop. 3 à 7, éd. Mugler, p. 9-17 est énoncé sous la forme Un corps plongé dans l’eau est contrepesé par un volume d’eau pareil. En revanche, dans le texte de Pascal proprement dit, au même chapitre, apparaît le mot contre-balance (OC II, p. 1053-1054), à côté de contre-peser (OC II, p. 1054) et dans le même sens. Contre-peser apparaît aussi dans La pesanteur de la masse de l’air, chapitre III, OC II, p. 1081 par exemple.
Le vocabulaire statique apporte à Pascal une suite de termes qui se rapportent au mécanisme de la balance. L’opposition de deux vices peut être comparée à deux poids qui s’équilibrent, et dont le défaut de l’un entraîne la chute de l’autre. Voir Laf. 674, Sel. 553.
L’action de la grâce aussi peut être représentée en termes statiques.
Morale chrétienne 1 (Laf. 351, Sel. 383). Le christianisme est étrange ; il ordonne à l’homme de reconnaître qu’il est vil et même abominable, et lui ordonne de vouloir être semblable à Dieu. Sans un tel contrepoids cette élévation le rendrait horriblement vain, ou cet abaissement le rendrait horriblement abject.
La même métaphore revient, dans le contexte de l’argument du pari, dans le fragment Laf. 748, Sel. 621, pour comparer la crainte du chrétien et celle de l’incrédule : Objection. Ceux qui espèrent leur salut sont heureux en cela, mais ils ont pour contrepoids la crainte de l’enfer. Réponse. Qui a plus de sujet de craindre l’enfer, ou celui qui est dans l’ignorance s’il y a un enfer, et dans la certitude de la damnation s’il y en a ; ou celui qui est dans une certaine persuasion qu’il y a un enfer, et dans l’espérance d’être sauvé s’il est.
Sur l’usage que fait Pascal du langage de la statique et de l’hydrostatique dans les Pensées, voir Serres Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, P. U. F., 1968, p. 668 sq., et p. 678-681. ✍
Cependant la métaphore statique n’est pas le fait d’un physicien seulement. L’idée que les passions nées de la concupiscence exercent un poids qui entraîne l’âme remonte à la théologie chrétienne la plus ancienne.
Voir saint Augustin, Confessions XIII, 9. « Corpus pondere suo nititur ad locum suum. Pondus non ad ima tantum est, sed ad locum suum. Ignis sursum tendit, deorsum lapis. Ponderibus suis aguntur, loca sua petunt. Oleum infra aquam fusum super aquam attollitur, aqua supra oleum fusa, infra oleum demergitur ; ponderibus suis aguntur, loca sua petunt. Minus ordinata inquieta sunt : ordinantur et quiescunt. Pondus meum amor meus ; eo feror, quocumque feror. » Dans le cas d’Augustin, l’édition de la Bibliothèque augustinienne, Confessions, VIII-XIII, t. 14, p. 618, note justement que, dans ce passage, la notion du poids doit être entendue dans le sens des vues physiques anciennes : le mot s’entend du dynamisme inhérent à chaque être qui le porte vers son lieu naturel, où il doit trouver le repos.
Voir Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, sur le poids de la concupiscence, p. 238. La grâce « est si puissante qu’autant que la concupiscence, comme un poids très pesant, entraîne l’homme, [elle l’attire] comme par un contrepoids, et par une violence agréable vers Dieu et vers le ciel, en formant des amours tout célestes et tout divins dans l’âme, comme si le cœur et la volonté de l’homme n’étaient point l’homme, mais le cœur et la volonté de Dieu ».
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 75 sq. La vie du chrétien constitue un combat continu : le poids de la concupiscence tend vers la terre, alors que Dieu attire en haut, ce qui engendre un état de violence : p. 75. Un plaisir ne peut cesser de plaire que si un plaisir plus vif le remplace : p. 75. Voir la Provinciale XVIII, sur le conflit des délectations : p. 77 sq. Dieu change le cœur de l’homme par une douceur céleste qui surmonte la délectation de la chair.
Voir la Lettre de Pascal à Melle de Roannez n° 2, 24 septembre 1656, OC III, éd. J. Mesnard, p. 1031 sq. « Dimanche, 24 septembre 1656. Il est bien assuré qu’on ne se détache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraîne, comme dit saint Augustin ; mais quand on commence à résister et à marcher en s’éloignant, on souffre bien ; le lien s’étend et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt qu’à la mort. Notre Seigneur a dit que, depuis la venue de Jean Baptiste, c’est-à-dire depuis son avènement dans chaque fidèle, le royaume de Dieu souffre violence et que les violents le ravissent. Avant que l’on soit touché, on n’a que le poids de sa concupiscence, qui porte à la terre. Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut faire surmonter. Mais nous pouvons tout, dit saint Léon, avec celui sans lequel nous ne pouvons rien. Il faut donc se résoudre à souffrir cette guerre toute sa vie : car il n’y a point ici de paix. Jésus-Christ est venu apporter le couteau, et non pas la paix. »
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 334-335, montre comment ces termes engendrent un lexique du conflit, qui marque l’opposition de la grâce et de la concupiscence. La comparaison de la grâce et de la concupiscence à des chaînes se trouve dans saint Augustin, Confessions, VIII, Bibliothèque augustinienne, t. 14, p. 29 sq.
Pascal lui-même a donné une version personnelle de cet état de choses dans les Écrits sur la grâce, Lettre sur la possibilité des commandements, 6, § 41-44, OC III, éd. J. Mesnard, p. 705-707. Il y prend pour modèles des différentes situations de l’homme pris entre grâce et concupiscence la condition d’un homme enchaîné.
« Figurons-nous un homme entre deux amis qui l’appellent, l’un d’un côté, l’autre d’un autre, mais sans lui faire de violence pour l’attirer, n’est-il pas clair qu’il est libre de s’approcher de celui qu’il voudra ? Mais figurons-nous le même homme qu’un de ses amis appelle, et sans lui faire de violence pour l’attirer, mais que l’autre attire à soi avec une chaîne de fer, n’est-il pas visible qu’il suivra le plus fort ? Et enfin figurons-nous que ces deux amis le tirent chacun vers leur côté avec chacun sa chaîne, mais avec différente force, n’est-il pas visible qu’il suivra infailliblement la plus forte attraction ? Et s’il arrive que les efforts par lesquels ils attirent en divers sens soient également forts, il est clair qu’il n’avancera d’aucun côté.
42. Figurons-nous maintenant que ce même homme étant placé entre ces deux amis, chacun d’eux le retient avec une chaîne, de peur qu’il ne s’éloigne d’eux davantage : dira-t-on que cet homme ait recouvré sa première liberté, et qu’il soit au même état qu’auparavant, et dans l’indifférence de choisir ? Et n’est-il pas vrai au contraire qu’il est dans l’impuissance d’aller ni d’un côté ni d’autre, et qu’il ne peut s’approcher de l’un si la chaîne qui le tient à l’autre n’est rompue ?
43. Voilà en quelque sorte une image des deux libertés : la première qui était dans Adam était prochainement indifférente aux opposites sans être liée ni d’un côté ni d’autre ; mais, depuis qu’elle est tombée dans les liens de la concupiscence, elle est maintenant hors d’état de se porter à Dieu, si ce n’est que le lien de sa grâce le tirant avec plus de force, rompe ceux de la cupidité, et lui fasse dire : Seigneur, vous avez rompu mes liens. Mais si cette supposition métaphysique arrive, où la bonne et la mauvaise convoitise le lient également, qui ne voit que, bien loin d’être dans sa première indifférence, il y sera moins que jamais ; bien loin d’être dans l’indépendance, il sera tout dépendant ; bien loin d’être libre, il sera esclave des deux côtés ; et bien loin de se pouvoir porter aux opposés, il demeurera immobile ? »
Mais comme l’écrit Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, éd. Pléiade, p. 844 : « où Dieu se trouve mêlé, jamais les comparaisons tirées des choses humaines ne sont qu’imparfaites ».
Voir Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, Tome deuxième, Exposition de la doctrine (d’après Arnauld), I, Les vérités de la grâce, p. 81, n. 56. et 57. Arnauld refuse les comparaisons prises dans les choses matérielles pour expliquer les choses de la grâce : le libre-arbitre est une réalité unique, qu’il est vain de chercher à éclairer par des comparaisons prises dans le monde matériel. Pascal marque donc expressément les limites que ce genre de figures doit nécessairement recevoir :
§ 44. « Cette comparaison explique à peu près son état, mais non pas parfaitement, parce qu’il est impossible de trouver dans la nature aucun exemple, ni aucune comparaison qui convienne parfaitement aux actions de la volonté. Car il y a cette différence entre le libre arbitre des deux conditions, et cet homme en ces deux états, que quand l’homme est lié de la sorte, quoique son corps soit lié, sa volonté demeure libre ; de sorte qu’il peut vouloir se porter au lieu opposé à celui où il est attiré : au lieu que dans la liberté de l’homme dans les deux conditions, c’est la volonté qui est elle-même liée, et liée par la délectation. C’est pourquoi la comparaison ne pourrait être juste qu’au cas que cette même chaîne qui attire un homme d’un côté, eût la force de porter dans sa volonté un plaisir victorieux qui lui fît aussi infailliblement aimer celui qui l’attire, que sa chaîne attire infailliblement son corps : et lors l’immobilité du corps entre ces deux chaînes qui le retiennent serait une image parfaite de l’immobilité de la volonté entre deux délectations égales. »
Voir Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 295.
Ce défaut a ceci de dangereux qu’il risque de faire verser dans un mécanisme qui conduit aux erreurs des calvinistes. Ce sont les calvinistes qui traitent l’homme comme un être inanimé soumis à des forces qui lui sont entièrement extérieures ; voir contre cela un canon du Concile de Trente cité dans Delumeau Jean et Cottret Monique, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, P. U. F., 1996, p. 76 sq.
Voir Conciliorum oecumenicorum decreta, Concilium tridentinum, Sess. VI, Cap. VII, p. 673, Quid sit justificatio impii, et quae ejus causa. Voir Canon 4, p. 679. « Si quis dixerit, liberum hominis arbitrium a Deo motum et excitatum nihil cooperari assentiendo Deo excitanti atque vocanti, quo ad obtinendam justificationis gratiam se disponat ac praeparet, neque posse dissentire, si velit, sed velut inanimé quoddam nihil omnino agere mereque passive se habere : anathema sit ».
De Lubac Henri, Augustinisme et théologie moderne, Paris, Aubier, 1965, p. 92. L’erreur initiale de Jansénius est de réaliser à part, comme des choses, les différents moments d’une analyse, qui sont inséparables dans la réalité ; il raisonne toujours comme si la délectation était, dans la volonté, un poids différent de la volonté même : pour lui, la délectation est cause de la volition. En fait, selon saint Augustin, la délectation n’est que l’amour, qui n’est lui-même que le poids intérieur de la volonté laquelle n’est à son tour que le libre arbitre même : p. 95.
Voilà un étrange monstre et un égarement bien visible.
Monstre : voir Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante : c’est un monstre pour moi.
Monstre désigne un « prodige qui est contre l’ordre de la nature, qu’on admire ou qui fait peur ». Il se dit aussi de ceux qui ont des passions excessives (Furetière). Mais il semble que Pascal s’en tienne ici au premier sens, d’être incompréhensible et contraire à l’ordre de la nature.
Preuves par discours II (Laf. 428, Sel. 682). Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie.
Le voilà tombé de sa place, il la cherche avec inquiétude :
Le voilà tombé de sa place : l’expression renvoie implicitement à la chute qui a suivi le péché originel. Le désigne l’homme.
Inquiétude : trouble et affection d’esprit (Furetière). Le mot marque surtout l’absence de repos (quies).
Cette formule renvoie à la recherche du souverain bien, auquel Pascal consacre un dossier.
Laf. 626, Sel. 519. Recherche du vrai bien. Le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens du dehors ou au moins dans le divertissement. Les philosophes ont montré la vanité de tout cela et l’ont mis où ils ont pu.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 198 sq. La misère de l’homme entraine une instabilité perpétuelle, qui réside dans les choses, mais surtout dans l’homme lui-même.
c’est ce que tous les hommes font.
Cette formule entame une première généralisation, qui sera achevée plus bas, à propos du divertissement. L’universalité de la chute n’est cependant pas de même ordre que celle du divertissement. C’est le dogme qui assure que la corruption de la nature est véritablement universelle. En revanche, l’universalité du divertissement ne peut être affirmée qu’au terme d’une induction fondée sur l’examen de la condition des hommes.
Voyons qui l’aura trouvée.
Il est difficile de dire si cette phrase signifie que l’on doit chercher qui a trouvé la véritable place de l’homme parmi toutes les doctrines existantes (philosophies et religions) ou parmi les religions seulement. Selon l’interprétation qu’on lui donne, elle peut s’inscrire dans le mouvement d’argumentation qui précède la liasse A P. R., ou après elle, dans le mouvement qui procède à la recherche de la vraie religion et à l’exclusion des fausses religions. Le contexte rend ici les deux hypothèses soutenables.
Le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) contient un passage qui paraît amplifier le défi proposé dans ce texte : Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère. Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés. Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.
Sera-ce les philosophes qui nous proposent pour tout bien les biens qui sont en nous ? Est-ce là le vrai bien ? Ont-ils trouvé le remède à nos maux ? est-ce avoir guéri la présomption de l’homme que de l’avoir mis à l’égal de Dieu ? Ceux qui nous ont égalé aux bêtes et les mahométans qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien, même dans l’éternité, ont-ils apporté le remède à nos concupiscences ?
Quelle religion nous enseignera donc à guérir l’orgueil, et la concupiscence ? Quelle religion enfin nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en détournent, la cause de ces faiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir, et le moyen d’obtenir ces remèdes. Toutes les autres religions ne l’ont pu. Pascal conclut cette recherche par la réponse : Voyons ce que fera la sagesse de Dieu.
Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement.
Voir la liasse Divertissement.
Cette méthode de généralisation est fréquente chez Pascal. Voir sur l’intérêt qu’il accorde à l’universalisation des preuves et des propositions l’étude de Mesnard Jean, “Universalité de Pascal”, in Méthodes chez Pascal, p. 335-356.
C’est ainsi que dans le Traité de l’équilibre des liqueurs, après avoir exposé les propriétés des liquides par plusieurs expériences exécutées avec de l’eau et du mercure, il les étend par une induction générale à tous les liquides. Le chapitre I s’achève sur la conclusion : « Ce que j’ai dit de l’eau se doit entendre de toute autre sorte de liqueurs. »
Le Traité de la pesanteur de la masse de l’air n’est qu’une extension de L’équilibre des liqueurs, car l’air doit être considéré comme une liqueur semblable aux autres (à ceci près qu’il est compressible, alors que l’eau et le mercure ne le sont pas). On y retrouve des généralisations analogues.
La pesanteur de la masse de l’air II, ch. II, § 5, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1075-1077. « Voilà ce qu’il était nécessaire de bien faire entendre, pour savoir à fond la raison pour laquelle ces liqueurs s’élèvent dans les siphons ; après quoi il est trop aisé de voir pourquoi le poids de l’air fait monter l’eau dans les siphons ordinaires, et pourquoi du vaisseau élevé dans le plus bas, sans s’y arrêter davantage, puisque ce n’est qu’un cas de la règle générale que nous venons de donner ».
La pesanteur de la masse de l’air II, ch. II, § 6, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1077-1078. « L’effet de la ventouse n’est qu’un cas particulier de la règle générale de l’action de toutes les liqueurs contre un corps qu’elles touchent en toutes ses parties, excepté une ».
La pesanteur de la masse de l’air II, ch. IV, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1083-1084. « De là on doit entendre que l’eau demeure suspendue dans les tuyaux à une moindre hauteur en un temps qu’en un autre, et qu’un soufflet est plus aisé à ouvrir en un temps qu’en un autre en la même proportion précisément ; et ainsi des autres effets, car ce qui se dit de l’un convient exactement avec tous les autres, chacun suivant sa nature ».
Cette déclaration, dans la mesure où il est question du divertissement, est d’importance pour la validité de l’argumentation de Pascal. Il n’est pas en effet a priori certain que toute occupation humaine puisse être classée comme divertissement, destiné seulement à oublier sa condition faible et mortelle. Si une personne quelconque, par exemple un laboureur ou un soldat (conformément à ce que Pascal écrit dans Dossier de travail (Laf. 415, Sel. 34). Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur, etc. qu’on les mette sans rien faire.) lui répondait qu’il ne se livre à une activité pénible que pour gagner de quoi vivre, l’argumentation de Pascal se trouverait en défaut. Il a fallu que, dans le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168), Pascal procède progressivement, en s’appuyant d’abord sur des exemples d’activités visiblement vaines (la danse, la chasse), pour montrer ensuite que son analyse vaut pour des actions plus sérieuses (les affaires, l’algèbre), et enfin en général pour toutes les activités humaines. La déclaration qui réduit toutes les actions au divertissement ne peut donc venir qu’au terme d’une longue démonstration inductive.
Sur le contexte argumentatif du divertissement, voir Thirouin Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, p. 260-272.
Pour les philosophes, deux cent quatre‑vingts souverains biens.
Voir sur la notion et l’expression de souverain bien le dossier intitulé Souverain bien.
Dossier de travail (Laf. 408, Sel. 27). Une lettre de la folie de la science humaine et de la philosophie.
Cette lettreavant le divertissement. [...] 280 sortes de souverain bien dans Montaigne.
Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 47 sq. Cette allusion aux 280 souverains biens vient de Montaigne, Essais, II, XII, éd. J. Balsamo, Pléiade, p. 613 : « Il n’est point de combat si violent entre les philosophes, et si âpre, que celui qui se dresse sur la question du souverain bien de l’homme : duquel par le calcul de Varron, naquirent deux cent quatre-vingt sectes ». Varron évoque le nombre de 288 sectes. Mais comme il atteint ce nombre par le biais des combinaisons, il parle en l’occurrence non pas des sectes qui ont réellement existé, mais seulement de celles qui pouvaient avoir existé, non quae jam essent, sed quae esse possent. Saint Augustin précise ce point dans la Cité de Dieu, ouvrage par lequel le calcul de Varron est connu, mais Pascal, qui suit Montaigne, ne semble pas en tenir compte. Cependant, sa connaissance de l’œuvre de saint Augustin lui a probablement fait rencontrer ce calcul des toutes les philosophies possibles, dont le caractère combinatoire a pu l’intéresser.
Pour approfondir…
GEF XII, p. 95, indique que le texte perdu de Varron, De philosophia, I, § 2-9, est cité dans saint Augustin, La cité de Dieu, XIX, 1.
« Ex qua tripertita velut generalium distributione sectarum Marcus Varro in libro De philosophia tam multam dogmatum varietatem diligenter et subtiliter scrutatus advertit, ut ad ducentas octoginta et octo sectas, non quae jam essent, sed quae esse possent, adhibens quasdam differentias facillime perveniret. Quod ut breviter ostendam, inde oportet incipiam, quod ipse advertit et posuit in libro memorato, quatuor esse quaedam, quae homines sine magistro, sine ullo doctrinae adminiculo, sine industria vel arte vivendi, quae virtus dicitur et procul dubio discitur, velut naturaliter appetunt, aut voluptatem, qua delectabiliter movetur corporis sensus, aut quietem, qua fit ut nullam molestiam corporis quisque patiatur, aut utramque, quam tamen uno nomine voluptatis Epicurus appellat, aut universaliter prima naturae, in quibus et haec sunt et alia, vel in corpore, ut membrorum integritas et salus atque incolumitas ejus, vel in animo, ut sunt ea quae vel parva vel magna in hominum reperiuntur ingeniis. Haec igitur quatuor, id est voluptas, quies, utrumque, prima naturae, ita sunt in nobis, ut vel virtus, quam postea doctrina inserit, propter haec appetenda sit, aut ista propter virtutem, aut utraque propter se ipsa ; ac per hoc fiunt hinc duodecim sectae ; per hanc enim rationem singulae triplicantur ; quod cum in una demonstravero, difficile non erit id in ceteris invenire. Cum ergo voluptas corporis animi virtuti aut subditur aut praefertur aut jungitur, tripertita variatur diversitate sectarum. Subditur autem virtuti quando in usum virtutis assumitur. Pertinet quippe ad virtutis officium et vivere patriae et propter patriam filios procreare, quorum neutrum fieri potest sine corporis voluptate ; nam sine illa nec cibus potusque sumitur, ut vivatur, nec concumbitur, ut generatio propagetur. Cum vero praefertur virtuti, ipsa appetitur propter se ipsam, virtus autem assumenda creditur propter illam, id est, ut nihil virtus agat nisi ad consequendam vel conservandam corporis voluptatem ; quae vita deformis est quidem, quippe ubi virtus servit dominae voluptati, quamvis nullo modo haec dicenda sit virtus ; sed tamen etiam ista horribilis turpitudo habuit quosdam philosophos patronos et defensores suos. Virtuti porro voluptas jungitur, quando neutra earum propter alteram, sed propter se ipsas ambae appetuntur. Quapropter sicut voluptas vel subdita vel praelata vel juncta virtuti tres sectas facit, ita quies, ita utrumque, ita prima naturae alias ternas inveniuntur efficere. Pro varietate quippe humanarum opinionum virtuti aliquando subduntur, aliquando praeferuntur, aliquando junguntur, ac sic ad duodenarium sectarum numerum pervenitur. Sed iste quoque numerus duplicatur adhibita una differentia, socialis videlicet vitae, quoniam, quisquis sectatur aliquam istarum duodecim sectam, profecto aut propter se tantum id agit aut etiam propter socium, cui debet hoc velle quod sibi. Quocirca duodecim sunt eorum, qui propter se tantum unamquamque tenendam putant, et aliae duodecim eorum, qui non solum propter se sic vel sic philosophandum esse decernunt, sed etiam propter alios, quorum bonum appetunt sicut suum. Hae autem sectae viginti quatuor iterum geminantur addita differentia ex academicis novis et fiunt quadraginta octo. Illarum quippe viginti quatuor unamquamque sectarum potest quisque sic tenere ac defendere ut certam, quemadmodum defenderunt stoici quod hominis bonum, quo beatus esset, in animi tantummodo virtute consisteret ; potest alius ut incertam, sicut defenderunt academici novi, quod eis etsi non certum, tamen veri simile videbatur. Viginti quatuor ergo fiunt per eos, qui eas velut certas propter veritatem, et aliae viginti quatuor per eos, qui easdem quamvis incertas propter veri similitudinem sequendas putant. Rursus, quia unamquamque istarum quadraginta octo sectarum potest quisque sequi habitu ceterorum philosophorum, itemque alius potest habitu cynicorum, ex hac etiam differentia duplicantur et nonaginta sex fiunt. Deinde quia earum singulas quasque ita tueri homines possunt atque sectari, ut aut otiosam diligant vitam, sicut hi, qui tantummodo studiis doctrinae vacare voluerunt atque valuerunt, aut negotiosam, sicut hi, qui cum philosopharentur tamen administratione reipublicae regendisque rebus humanis occupatissimi fuerunt, aut ex utroque genere temperatam, sicut hi, qui partim erudito otio partim necessario negotio alternantia vitae suae tempora tribuerunt ; propter has differentias potest etiam triplicari numerus iste sectarum et ad ducentas octoginta octo perduci. »
Trad. : « D’après cette triple division des sectes pour ainsi dire générales [des philosophes qui mettent le souverain bien dans l’âme, les autres dans le corps et les derniers dans les deux] Varron dans son livre de la philosophie, classe avec autant d’exactitude que de pénétration une telle multitude d’opinions dogmatiques, qu’il arrive sans difficulté jusqu’au nombre de deux cent quatre-vingt-huit sectes, sinon réelles, du moins possibles, certaines différences admises. Je vais montrer en peu de mots comment il procède, et d’abord je pose en principe, ainsi que lui-même le fait dans son ouvrage, qu’il est quatre choses que sans le secours d’aucun maître ou d’aucune discipline, sans cette éducation ou cet art de vivre que l’on appelle vertu et qui s’apprend évidemment, les hommes recherchent comme par instinct naturel : ou la volupté, cette enivrante excitation des sens ; ou le repos cette complète exemption de toute souffrance corporelle ou l’une et l’autre qu’Épicure réunit sous le nom de volupté ; ou en général les premiers biens de la nature qui comprennent les précédents et d’autres encore : au physique, la santé et l’intégrité des organes ; au moral, les dons inégalement répartis de l’intelligence. Or, ces quatre choses, volupté, repos, volupté et repos, les premiers biens de la nature, sont tellement en nous, que, pour elles, il faut rechercher la vertu, ce fruit ultérieur de l’éducation, ou les rechercher pour la vertu, ou elles-mêmes pour elles-mêmes : distinction qui donne naissance à douze sectes. En effet, par cette méthode, chacune est triplée ; et la démonstration que je vais essayer sur l’une en particulier pourra facilement se poursuivre sur toutes les autres. Car la volupté est soumise, ou préférée ou associée à la vertu : trois sectes différentes. Elle est soumise à la vertu, quand on la prend comme instrument de la vertu. Ainsi, il est du devoir de la vertu de vivre pour la patrie et de lui donner des enfants : et l’accomplissement de ce double devoir ne peut se passer de la volupté corporelle ; car elle est la condition nécessaire de la nourriture et du breuvage qui soutiennent la vie, et la compagne inséparable de l’hymen qui perpétue les générations. Mais quand on la préfère à la vertu, c’est elle-même que l’on recherche pour elle-même, et l’on ne croit devoir appeler la vertu que comme instrument pour acquérir ou conserver la volupté. Hideuse vie que celle où la volupté est maîtresse, et la vertu esclave. Mais que dis-je vertu ? Rien ici ne mérite plus ce nom ; il n’y a là qu’une exécrable infamie qui ne laisse pas de trouver parmi les philosophes des avocats et des défenseurs. Enfin la volupté est associée à la vertu quand on ne recherche l’une par l’autre, mais chacune à la fois pour elle-même. Et comme les conditions différentes de la volupté soumise, préférée ou associée à la vertu forment trois sectes, ainsi le repos, ainsi la volupté et le repos, ainsi les premiers biens de la nature forment chacun trois autres sectes. Car ces choses sont suivant la diversité des opinions humaines, parfois subordonnées, parfois préférées, parfois associées à la vertu ; et l’on obtient ainsi le nombre de douze sectes, nombre qui double si l’on admet une différence, celle de la vie sociale. Car en s’attachant à l’une de ces douze sectes, chacun se propose ou son propre intérêt, ou en même temps l’intérêt d’un autre qu’il s’associe et pour lequel il doit vouloir ce qu’il veut pour soi-même. Et par conséquent, il y a douze sectes de philosophes qui ne s’attachent chacun à sa secte que dans leur propre intérêt, et douze qui prétendent devoir embrasser tel ou tel genre de philosophie, non seulement pour eux-mêmes, mais encore pour les autres dont le bien ne leur est pas moins à cœur que leur bien propre. Or ces vingt-quatre sectes doublent encore en ajoutant la différence tirée de la nouvelle académie, et s’élèvent à quarante-huit. Car de ces vingt-quatre sectes chacune peut être embrassée et défendue comme certaine : ainsi les stoïciens tiennent pour certain que le souverain bien de l’homme consiste uniquement dans la vertu de l’âme ; chacune peut être encore soutenue comme incertaine, ainsi les nouveaux académiciens qui n’admettent rien en tant que certain, mais seulement en tant que vraisemblable. Voilà donc vingt-quatre sectes qui attribuent à leur doctrine la certitude de la vérité et vingt-quatre qui suivent leurs opinions malgré l’incertitude de la vraisemblance, et comme on peut suivre ces quarante-huit en s’attachant soit au genre de vie des autres philosophes, soit à celui des cyniques, cette différence les double et en fait quatre-vingt-seize. Enfin comme l’on peut embrasser chacune de ces sectes sans répudier les charmes de la vie privée, les uns en effet n’ont pu ou voulu se livrer qu’à l’étude, ou, sans renoncer aux affaires, combien d’autres que le zèle de la philosophie n’a pas distraits du gouvernement de la république et du mouvement des choses humaines ? ou sans déranger ce juste tempérament d’activité et de loisir suivant lequel plusieurs ont partagé leur vie entre la nécessité des affaires et la liberté de l’étude, ces différences peuvent tripler le nombre des sectes et le porter à deux cent quatre-vingt-huit » (tr. Moreau).
Pascal présente la même idée sous une autre forme dans le fragment Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181) : Qu’est‑ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est‑à‑dire que par Dieu même.
Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté, c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place : astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paraître tel, jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble.
Les uns le cherchent dans l’autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés.