Prophéties VIII – Fragment n° 2 / 2 – Papier original : RO 394-3, 419-1, 420-1 et 145-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 75 à 78 p. 305 à 309 / C2 : p. 527 à 531
Éditions de Port-Royal :
Chap. X - Juifs : 1669 et janvier 1670 p. 76, 80-87 / 1678 n° 1 p. 77, n° 10, 11, 12 et 14 p. 81-87
Chap. XIII - Que la loi estoit figurative : 1669 et janvier 1670 p. 99-100 / 1678 n° 9 et 10 p. 100-101
Le texte a été ajouté dans l’édition de Port-Royal de 1678 : Chap. XII -Figures : 1678 n° 2 p. 93
Éditions savantes : Faugère II, 241, I ; II, 244, II (P-R) ; II, 261, XXIX / Havet XV.7 et 7 bis ; XVI.9 / Brunschvicg 571 et 675 / Tourneur p. 351 / Le Guern 456 / Lafuma 502 et 503 (série XIX) / Sellier 738
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Bibliographie ✍
BOULENGER Abbé, La doctrine catholique, II, La morale, Paris-Lyon, Vitte, 1941. BOULLIER David Renaud, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XII, p. 49 sq. DELASSAULT Geneviève, Le Maistre de Saci et son temps, Paris, Nizet, 1957. DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993. FERREYROLLES Gérard, “Augustinisme et concupiscence : les chemins de la réconciliation”, in Littérature et séduction. Mélanges Versini, Paris, Klincksieck, 1997, p. 171-182. FORCE Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971. HAVET Ernest, éd. des Pensées, II, Delagrave, 1866. MESNARD Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, dans La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, P. U. F., 1992, p. 426-453. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. NADEAU Christian, Le vocabulaire de saint Augustin, Paris, Ellipses, 2001. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. VOLTAIRE, Lettres philosophiques, éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010. |
✧ Éclaircissements
Raison pourquoi figures.
Le mot raison est au singulier.
La nécessité de ce développement s’explique par les polémiques qui opposent apologistes de la religion chrétienne et « impies ». Ceux-ci objectent, non sans raison, que l’on comprend mal pourquoi Dieu a adressé sa Révélation aux hommes en termes figuratifs, d’autant plus obscurs que rien ne semble avertir qu’il faut prendre les prophéties en un sens métaphorique. On en conclut facilement que c’est forger l’image d’un Dieu incapable de se faire comprendre des hommes, ce qui est contraire à sa toute-puissance, soit un Dieu méchant qui s’exprime volontairement de manière incompréhensible aux hommes, ce qui est incompatible avec sa bonté et sa justice.
Voltaire insistera plus tard avec son ironie coutumière dans les Lettres philosophiques, XXV, § XII, éd. O. Ferret et A. McKenna, Garnier, p. 173, sur le fait que les prophéties étaient rigoureusement incompréhensibles aux Juifs auxquels Dieu était censé les avoir confiées. « Le sens caché des prophéties ne pouvait induire en erreur, et il n’y avait qu’un peuple aussi charnel que celui-là qui s’y pût méprendre. Car quand les biens sont promis en abondance, qui les empêchait d’entendre les véritables biens, sinon leur cupidité, qui déterminait ce sens aux biens de la terre ? En bonne foi, le peuple le plus spirituel de la terre l’aurait-il entendu autrement ? Ils étaient esclaves des Romains ; ils attendaient un libérateur qui les rendrait victorieux et qui ferait respecter Jérusalem dans tout le monde. Comment, avec les lumières de leur raison, pouvaient-ils voir ce vainqueur, ce monarque dans Jésus pauvre et mis en croix ? Comment pouvaient-ils entendre, par le nom de leur capitale, une Jérusalem céleste, eux à qui le Décalogue n’avait pas seulement parlé de l’immortalité de l’âme ? un peuple si attaché à sa loi pouvait-il, sans une lumière supérieure, reconnaître dans les prophéties, qui n’étaient pas leur loi, un Dieu caché sous la figure d’un juif circoncis, qui par sa religion nouvelle a détruit et rendu abominables la circoncision et le sabbat, fondements sacrés de la loi judaïque ? Encore une fois, adorons Dieu sans vouloir percer dans l’obscurité de ses mystères. »
Il était donc nécessaire pour répondre à ces objections d’expliquer pourquoi les Écritures comportent deux sens, dont le spirituel est inconnu de la plus grande partie de l’humanité.
Il ne s’agit plus pour Pascal de donner la clé du chiffre des prophéties figuratives, au sens restreint où il expliquerait le sens des figures. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement d’éclaircir le sens spirituel de l’Ancien Testament, ce qui est une opération de simple herméneutique. Sur ce point, voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971, p. 200-211.
Il s’agit de justifier l’existence et la nécessité du langage figuratif lui-même, et d’expliquer pourquoi Dieu a trouvé bon de faire parler ses prophètes un langage qui n’était compréhensible qu’à une certaine partie des hommes, nettement minoritaire, et demeurait scellé non seulement au monde païen, mais aussi à la grande majorité du peuple juif lui-même, pourtant chargé de conserver les prophéties. En d’autres termes, il ne s’agit plus d’expliquer des figures, mais d’expliquer le système même du langage figuratif.
Voir sur ce problème du livre scellé, Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 258-261.
R. Ils avaient à entretenir un peuple charnel et à le rendre dépositaire du testament spirituel. (texte barré verticalement)
Il fallait que pour donner foi au Messie il y eût eu des prophéties précédentes, et qu’elles fussent portées par des gens non suspects et d’une diligence et fidélité et d’un zèle extraordinaire et connu de toute la terre.
Pour faire réussir tout cela, Dieu a choisi ce peuple charnel auquel il a mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie comme libérateur et dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait.
Ils avaient à entretenir : Ils désigne les prophètes.
La phrase rayée souligne le caractère apparemment insoluble de la situation : on voir mal a priori comment un peuple au cœur charnel peut être fait dépositaire d’un message spirituel.
Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, dans La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, P. U. F., 1992, p. 426-453. Raisons de l’expression figurative : l’indignité du peuple juif, et le fait que Dieu voulait réserver ces connaissances à ceux qui ont le cœur pur, qui percent d’eux-mêmes le voile de la lettre.
La raison que Pascal allègue est complexe. Elle comporte un premier volet, qui repose sur la situation paradoxale dans laquelle se trouvent les prophètes :
1. Ils doivent annoncer le Messie avant son avènement, pour que le caractère miraculeux de cette prédiction soit évident et indiscutable (c’est ce que Pascal entend lorsqu’il parle des prophéties comme miracle subsistant, Soumission 14 (Laf. 180, Sel. 211).
2. À cet effet, Dieu a confié les prophéties spirituelles à un peuple dont la nature charnelle lui interdisait l’intelligence, ce qui assurait que le zèle qu’il apportait à la conservation de ses Écritures n’était pas dû à une complaisance à l’égard de son sens spirituel.
De ce fait est établie une situation paradoxale, d’un texte confié à un peuple qui ne peut pas le comprendre, mais qui explique la raison d’être des figures et du double sens des prophéties.
Et ainsi il a eu une ardeur extraordinaire pour ses prophètes et a porté à la vue de tout le monde ces livres qui prédisent leur Messie, assurant toutes les nations qu’il devait venir, et en la manière prédite dans les livres qu’ils tenaient ouverts à tout le monde. Et ainsi ce peuple, déçu par l’avènement ignominieux et pauvre du Messie, ont été ses plus cruels ennemis. De sorte que voilà le peuple du monde le moins suspect de nous favoriser et le plus exact et zélé qui se puisse dire pour sa loi et pour ses prophètes qui les porte incorrompus.
Déçu : il faut entendre trompé. Le verbe décevoir signifie en langue classique tromper adroitement ; il ne faut pas se laisser décevoir aux belles apparences (Furetière).
Incorrompu : incorruptible existe en langue classique, mais incorrompu semble être un néologisme qui ne figure ni dans Furetière, ni dans Richelet, ni dans le Dictionnaire de l’Académie.
Un deuxième volet touche la réception des prophéties non par le peuple juif qui les porte, mais par les peuples auxquels il les annonce.
Cette révélation est soumise aux règles de la méthode d’autorité, telle qu’elle est exposée dans la Préface au Traité du vide : il faut qu’elle soit portée par des témoins directs et authentiques des faits que rapportent les Écritures, qui soient ainsi au-dessus de tout soupçon, doués de l’autorité qui emporte la conviction, et rende cette annonce indiscutable : c’est ce que Pascal entend lorsqu’il appelle les Juifs des « témoins irréprochables » et « non suspects » ; voir Prophéties V (Laf. 488, Sel. 734).
Il est évident que le fait que les Juifs ne comprennent pas le sens spirituel des prophéties paraît leur ôter cette autorité : on exige en principe d’un témoin qu’il comprenne ce dont il porte témoignage. En réalité ce handicap apparent joue en faveur des Juifs, et non contre eux, dans le mesure où ils ont dans toute leur histoire fait preuve « d’une diligence et fidélité et d’un zèle extraordinaire », mais attachés non pas au sens spirituel qu’ils ne connaissent pas, mais à la « paternité d’Abraham », au récit des histoires d’Israël, et à la Loi de Moïse. De sorte que leur zèle dans la préservation du témoignage n’a pas besoin d’être accompagné de la compréhension effective des prophéties, mais seulement de leur lettre.
Que les récits aient été faits par des auteurs qui ont été des témoins directs, et qu’elles aient été écrites d’original, c’est ce que Pascal a montré par la thèse de la tradition héréditaire dans le fragment Preuves de Moïse 6 (Laf. 296, Sel. 327) par exemple : Sem qui a vu Lamech qui a vu Adam a vu aussi Jacob qui a vu ceux qui ont vu Moïse : donc le déluge et la création sont vrais. Cela conclut entre de certaines gens qui l’entendent bien.
Que le peuple ait préservé le texte ses Écritures avec le plus grand soin, Pascal le déclare dans des fragments tels que Preuves par discours III (Laf. 436, Sel. 688). Antiquité des Juifs ; ou Preuves par les Juifs I (Laf. 451, Sel. 691). Cette loi est en même temps la plus sévère et la plus rigoureuse de toutes en ce qui regarde le culte de leur religion obligeant ce peuple pour le retenir dans son devoir, à mille observations particulières et pénibles sur peine de la vie, de sorte que c’est une chose bien étonnante, qu’elle se soit toujours conservée constamment durant tant de siècles, par un peuple rebelle et impatient comme celui-ci pendant que tous les autres États ont changé de temps en temps leurs lois quoique tout autrement faciles. Le livre qui contient cette loi la première de toutes, est lui-même le plus ancien livre du monde, ceux d’Homère, d’Hésiode et les autres n’étant que six ou sept cents ans depuis. D’autre part, même après la mort du Christ, le travail des Massorètes garantit l’impeccabilité des textes prophétiques.
Prophéties VII (Laf. 492, Sel. 736). La sincérité des Juifs.
Depuis qu’ils n’ont plus de prophètes. Macchabées.
Depuis Jésus-Christ, Massorètes.
Pascal aboutit ainsi à cette situation paradoxale que c’est parce que les Juifs ne comprennent pas les textes qu’ils garantissent que l’on peut se fier à leur témoignage.
Tout le monde, toutes les nations : voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 492 sq. Pour faire connaître l’annonce prophétique, à toutes les régions de la terre, Dieu les a dispersés à travers le monde : les Juifs sont « épars partout ». Cette affirmation peut-elle être reçue, alors que les Amériques et l’Afrique sont encore très mal connues, et les européens commencent seulement à pénétrer l’Asie ? Ce qui était soutenable au temps de saint Augustin où la présence des Juifs était effective dans la plus grande partie du monde connu, ne l’était plus guère au temps de Pascal. Pascal suit saint Augustin, et recueille des références sur la dispersion des Juifs :
Preuves par les Juifs II (Laf. 452, Sel. 692). Sincérité des Juifs. [...] Il déclare qu’enfin Dieu s’irritant contre eux les dispersera parmi tous les peuples de la terre.
De sorte que ceux qui ont rejeté et crucifié Jésus-Christ, qui leur a été en scandale, sont ceux qui portent les livres qui témoignent de lui et qui disent qu’il sera rejeté et en scandale. De sorte qu’ils ont marqué que c’était lui en le refusant, et qu’il a été également prouvé et par les justes juifs qui l’ont reçu et par les injustes qui l’ont rejeté, l’un et l’autre ayant été prédits.
Ce passage est une addition en marge de gauche. Elle présente l’intérêt de faire écho au fragment Loi figurative 17 (Laf. 262, Sel. 293). Que pouvaient faire les Juifs, ses ennemis. S’ils le reçoivent ils le prouvent par leur réception, car les dépositaires de l’attente du Messie le reçoivent et s’ils le renoncent ils le prouvent par leur renonciation. L’indication est apparemment précieuse, dans la mesure où elle donne une idée de la place que Pascal aurait accordé dans l’ensemble de son raisonnement, à l’idée que les Juifs, qu’ils soient amis ou ennemis du Christ, le prouvent toujours.
Paradoxe : ce ne sont pas seulement les fidèles du Messie qui le prouvent par leur adhésion, mais ses ennemis qui le prouvent en le refusant.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 490-491. Le piège dans lequel sont pris les Juifs. Voir saint Augustin, La cité de Dieu, XVIII, 46. L’idée que la division des Juifs à l’avènement du Messie est prédite se trouve chez saint Augustin, mais non l’idée-étau que leur attitude, quelle qu’elle soit, prouve le christianisme, idée qui est propre à Pascal.
Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 419 sq.
Boulenger Abbé, La doctrine catholique, II, La morale, § 208, p. 84. Scandale : du latin scandalum, pierre d’achoppement. Étymologiquement, c’est un obstacle qu’on rencontre sur son chemin et qui peut causer la chute. Voir § 215, p. 95 sq. Le scandale, c’est tout acte extérieur qui peut porter le prochain au péché. Celui qui pose l’obstacle ou occasion de péché, donne le scandale (scandale actif) ; celui qui s’y heurte reçoit le scandale (scandale passif). La gravité du scandale vient de ce que le scandaleux travaille à perdre les âmes, et surtout de ce qu’il produit un mal contagieux et le plus souvent difficilement réparable.
Pontas Jean, Dictionnaire des cas de conscience, II, article Scandale, p. 577 sq.
Nicole Pierre, Du scandale, Essais de morale, éd. 1755, p. 89 sq.
C’est en un sens assez différent que l’expression en scandale (in scandalum) a été appliquée au Christ : Jésus a été en scandale aux Juifs qui ne l’ont pas reçu et qui ont réclamé sa mise à mort. Mais il n’est pas venu seulement in scandalum, comme le précise le fragment, mais aussi in sanctificationem, comme Pascal l’indique dans le fragment Fondement 14 (Laf. 237, Sel. 269). Si Jésus-Christ n’était venu que pour sanctifier, toute l’Ecriture et toutes choses y tendraient et il serait bien aisé de convaincre les infidèles. Si Jésus-Christ n’était venu que pour aveugler toute sa conduite serait confuse et nous n’aurions aucun moyen de convaincre les infidèles, mais comme il est venu In sanctificationem et in scandalum,comme dit Isaïe, nous ne pouvons convaincre les infidèles. Et ils ne peuvent nous convaincre, mais par là même nous les convainquons, puisque nous disons qu’il n’y a point de conviction dans toute sa conduite de part ni d’autre.
C’est pour cela que les prophéties ont un sens caché, le spirituel dont ce peuple était ennemi, sous le charnel dont il était ami.
Sur les mots ami et ennemi, voir la suite de ce texte.
Si le sens spirituel eut été découvert ils n’étaient pas capables de l’aimer ; et, ne pouvant le porter, ils n’eussent point eu le zèle pour la conservation de leurs livres et de leurs cérémonies ; et s’ils avaient aimé ces promesses spirituelles et qu’ils les eussent conservées incorrompues jusqu’au Messie, leur témoignage n’eût point eu de force puisqu’ils en eussent été amis.
Voilà pourquoi il était bon que le sens spirituel fût couvert. Mais d’un autre côté, si ce sens eût été tellement caché qu’il n’eût point du tout paru, il n’eût pu servir de preuve au Messie.
Le raisonnement est construit sur un dilemme intégré à un dilemme.
Premier dilemme : ou bien il est entièrement découvert, ou bien il est complètement caché.
Hypothèse 1 : le sens spirituel est entièrement caché : on aboutit à la conclusion irrecevable qu’il ne peut servir de preuve de la vérité du Messie, puisque personne ne le comprendrait.
Hypothèse 2 : le sens spirituel est entièrement découvert ; on doit alors distinguer deux sous-hypothèses :
Hypothèse 2-1 : si le sens spirituel eût été découvert, les Juifs n’étaient pas capables de l’aimer, et ils auraient délaissé les prophéties sans en prendre soin ;
Hypothèse 2-2 : si le sens spirituel eût été découvert, les Juifs étant capables de l’aimer, ils n’auraient plus été en mesure de servir de témoins irréprochables, car leur témoignage n’eût point eu de force puisqu’ils en eussent été amis.
Il ne reste donc qu’une hypothèse : que le sens spirituel ait été inaccessible aux Juifs, mais accessible à d’autres, doués d’un cœur moins charnel.
Pascal est rompu à ce genre de raisonnement par l’impossible, puisqu’il en use dans ses travaux de géométrie. C’est une technique courante en géométrie de montrer qu’une ligne ne peut être plus grande qu’une autre, ni plus petite, et qu’elle doit donc lui être égale. Voir sur ce procédé la Lettre à M. ADDS.
On retrouve un raisonnement du même type dans le fragment Laf. 592, Sel. 492, mais appliqué au peuple juif lui-même : Si les Juifs eussent été tous convertis par Jésus-Christ nous n’aurions plus que des témoins suspects. Et s’ils avaient été exterminés, nous n’en aurions point du tout.
Ils n’étaient pas capables de l’aimer : Pascal n’écrit pas le comprendre. L’usage du verbe aimer répond à la maxime formulée dans De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413-414, § 3. « Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît. Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il les faut connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il les faut aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences. »
♦ Les Juifs témoins irréprochables
Voir Prophéties V (Laf. 488, Sel. 734). Les Juifs en le tuant pour ne le point recevoir pour Messie, lui ont donné la dernière marque du Messie. Et en continuant à le méconnaître ils se sont rendus témoins irréprochables.
Ainsi, selon Preuves par les Juifs VI (Laf. 469, Sel. 706), Dieu a fait servir l’aveuglement de ce peuple au bien des élus.
Voir le dossier thématique sur le peuple juif.
Irréprochable signifie qu’on ne peut récuser. Les Juifs ne sont pas suspects de favoriser les chrétiens.
L’expression remonte à saint Augustin, De Cons. Evang., livre I, ch. IV et XXVI. Dans sa traduction, Sacy use de l’expression témoins irréprochables.
Elle se trouve en avril 1645, chez Arnauld Antoine, Seconde apologie pour Monsieur Jansénius, Œuvres, XVII, p. 1-637 Livre II, ch. V, Proposition VII. Les Juifs sont « témoins irréprochables » et servent au salut des vrais chrétiens : p. 118.
Delassault Geneviève, Le maître de Saci et son temps, p. 184. Selon Sacy, la haine manifestée par les Juifs pour le Christ, leur attachement à la Loi, le refus de croire en ont fait des témoins irréprochables. Preuve déjà employée par Cl. Morel, Démonstration de la vérité, 1651, ch. IV, p. 99, et J. Macé, L’économie de la vraie religion, t. 1, ch. II, p. 228. Ils citent saint Augustin, De Cons. Evang., livre I, ch. IV et XXVI. Voir p. 194, n. 210 : Sacy insiste beaucoup sur la véracité des prophéties prouvée par le témoignage des Juifs non suspects.
Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, éd. Pléiade, p. 858. L’Écriture a été mise entre des mains non suspectes.
Pascal traite le problème en juriste. En droit, les qualités qui peuvent être exigées d’un témoin pour être fiable sont les suivantes :
La probité du témoin doit être établie : voir Domat Jean, Des lois civiles, Livre III, Titre VI, Section III, § V, éd. 1697, Paris, Aubouin, Émery et Clouzier, p. 372 : « Tout ce qui prouve le défaut de probité dans un témoin suffit pour rejeter son témoignage. Ainsi on ne recevra pas le témoignage d’une personne condamnée en justice comme calomniateur ou comme faussaire, ou pour avoir porté un faux témoignage, ou pour avoir composé un libelle diffamatoire, ou pour d’autres crimes ».
Il doit avoir été le témoin direct des faits qu’il garantit : voir sur ce point ce que Pascal écrit dans la Préface au Traité du vide. Voir sur ce point le fragment Preuves par les Juifs VI (Laf. 474, Sel. 711). La création du monde commençant à s’éloigner, Dieu a pourvu d’un historien unique contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de ce livre, afin que cette histoire fût la plus authentique du monde, et que tous les hommes pussent apprendre par là une chose si nécessaire à savoir, et qu’on ne pût la savoir que par là.
Il doit être demeuré constant dans ses déclarations : on ne reçoit pas les « témoins qui chancellent » ; voir Domat Jean, Des lois civiles, Livre III, Titre VI, Section III, § XI, éd. 1697, p. 374-375 : « Ce n’est pas assez pour affermir un témoignage que la probité du témoin ne soit pas révoquée en doute, il faut de plus que sa déclaration soit ferme et précise. Car s’il varie dans son récit, déposant des circonstances et des faits ou différents, ou même contraires, ou s’il fait une déposition chancelante, et qu’il soit lui-même en doute du fait qu’il déclare, cette incertitude et ces variations rendant son témoignage incertain, le font rejeter ». Pascal en tire un paradoxe qui joue en faveur de la sincérité des Juifs : voir Preuves par les Juifs I (Laf. 451, Sel. 691) : Cette loi est en même temps la plus sévère et la plus rigoureuse de toutes en ce qui regarde le culte de leur religion, obligeant ce peuple, pour le retenir dans son devoir, à mille observations particulières et pénibles sur peine de la vie, de sorte que c’est une chose bien étonnante qu’elle se soit toujours conservée constamment durant tant de siècles par un peuple rebelle et impatient comme celui‑ci, pendant que tous les autres États ont changé de temps en temps leurs lois quoique tout autrement faciles.
Il ne doit pas être intéressé dans l’affaire dont il témoigne : voir Domat Jean, Des lois civiles, Livre III, Titre VI, Section III, § V, éd. 1697, p. 372 : « on ne peut recevoir un témoignage s’il était prouvé que le témoin eût reçu de l’argent pour porter témoignage ». Voir aussi § VI : « Si le témoin a quelque intérêt dans le fait où l’on veut se servir de son témoignage, il sera rejeté. Car on ne doit pas s’assurer qu’il fasse une déclaration contraire à son intérêt ».
Il ne doit pas être ami de la personne en faveur de laquelle il témoigne : voir Domat Jean, Des lois civiles, Livre III, Titre VI, Section III, § VII, éd. 1697, p. 373 : « la même raison qui fait rejeter le témoignage des personnes intéressées aux faits qu’il faut prouver, fait rejeter aussi le témoignage du père en la cause du fils, et celui du fils en la cause du père », que le témoignage soit favorable ou défavorable. Le § VIII, p. 373, exclut aussi le témoignage « de ceux qui sont liés de proximité ou d’alliance aux personnes intéressées ». Le § IX exclut aussi les témoins amis, car « les liaisons que font les amitiés étroites, ou les engagements de familiarité, peuvent aussi rendre suspect le témoignage d’un ami dans la cause de son ami » : p. 373-374.
Le témoignage des ennemis est aussi suspect (§ X, p. 374), « car on doit se défier que leur passion ne les porte à une déclaration qui blesse l’intérêt de leur ennemi ». L’idée que les Juifs sont des ennemis des chrétiens n’est pas propre à Pascal : voir Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, II, Q. 4, p. 160. « Nous avons pris ces Écritures de la main des Juifs, qui sont nos ennemis capitaux, lesquels en l’état où ils sont maintenant, ne diront, ni ne feront jamais rien volontairement qui soit à notre avantage ». Mais dans le fragment Preuves par les Juifs II (Laf. 452, Sel. 692), du fait qu’ils portent un témoignage qui les défavorise eux-mêmes : Ils portent avec amour et fidélité ce livre où Moïse déclare qu’ils ont été ingrats envers Dieu toute leur vie, qu’il sait qu’ils le seront encore plus après sa mort, mais qu’il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux [...]. Il déclare qu’enfin Dieu, s’irritant contre eux, les dispersera parmi tous les peuples de la terre, que, comme ils l’ont irrité en adorant les dieux qui n’étaient point leurs dieux, de même il les provoquera en appelant un peuple qui n’est point son peuple, et veut que toutes ses paroles soient conservées éternellement et que son livre soit mis dans l’arche de l’alliance pour servir à jamais de témoin contre eux.
Les témoins sont d’autant plus crédibles qu’ils sont nombreux : voir Domat Jean, Des lois civiles, Livre III, Titre VI, Section III, § XIII, éd. 1697, p. 375 ; un seul témoin ne fait pas preuve. Pascal use sur ce point d’un argument a fortiori dans le fragment Prophéties 11 (Laf. 332, Sel. 364). Prophéties. Quand un seul homme aurait fait un livre des prédictions de Jésus-Christ pour le temps et pour la manière et que Jésus-Christ serait venu conformément à ces prophéties ce serait une force infinie. Mais il y a bien plus ici. C’est une suite d’hommes durant quatre mille ans qui constamment et sans variations viennent l’un ensuite de l’autre prédire ce même avènement. C’est un peuple tout entier qui l’annonce et qui subsiste depuis quatre mille années pour rendre en corps témoignage des assurances qu’ils en ont, et dont ils ne peuvent être divertis par quelques menaces et persécutions qu’on leur fasse. Ceci est tout autrement considérable.
Voir Prophéties V (Laf. 488, Sel. 734). Les Juifs en le tuant pour ne le point recevoir pour Messie, lui ont donné la dernière marque du Messie. Et en continuant à le méconnaître ils se sont rendus témoins irréprochables. Et en le tuant et continuant à le renier ils ont accompli les prophéties.
Ainsi, selon Preuves par les Juifs VI (Laf. 469, Sel. 706), Dieu a fait servir l’aveuglement de ce peuple au bien des élus.
Prophéties 10 (Laf. 331, Sel. 363). Au temps du Messie ce peuple se partage. Les spirituels ont embrassé le Messie, les grossiers sont demeurés pour lui servir de témoins.
Laf. 592, Sel. 492. Si les Juifs eussent été tous convertis par Jésus-Christ nous n’aurions plus que des témoins suspects. Et s’ils avaient été exterminés, nous n’en aurions point du tout.
Laf. 615, Sel. 508. Figuratif. [...] Ainsi les juifs pleins de biens qui flattent leur cupidité étaient très conformes aux chrétiens et très contraires. Et par ce moyen ils avaient les deux qualités qu’il fallait qu’ils eussent d’être très conformes au Messie, pour le figurer, et très contraires pour n’être point témoins suspects.
La Genèse, tr. Sacy, Ie partie, Préface, § V.
« Il est important d’ajouter ici quelques réflexions sur l’état présent des Juifs, parce qu’ils sont une des marques les plus claires de la vérité de notre foi. [...] Ceci nous fait voir combien il est vrai que Dieu est le maître et l’arbitre de tout ce qui se passe sur la terre : et que le cours du monde n’a point d’autre loi que son ordre souverain, et l’accomplissement de ses desseins éternels.
Car qui n’admirera, selon la réflexion très judicieuse de saint Augustin, les marques de la sagesse et de la toute-puissance de Dieu, qui éclatent sensiblement dans toute la manière dont il a conduit le peuple Juif ? Il choisit ce peuple quinze siècles avant Jésus-Christ. Il lui donne sa loi. Il le rend dépositaire de sa parole et de ses promesses. Et il fait que tout ce peuple devient comme un grand Prophète : Magnus quidam Propheta, dit saint Augustin (August. contra Faust. lib.19. cap. 22.) ; en sorte que dans son élévation, dans son abaissement, dans ses victoires, dans ses défaites, dans son sacerdoce, dans ses sacrifices, dans son temple, dans ses Juges, dans ses Rois, dans ses prophéties ; et enfin dans tout ce qui lui arrive, selon ce qui vient d’être cité de saint Paul, il est la figure vivante et animée de tout ce qui devait arriver à Jésus-Christ et à son Église.
Et après que Jésus-Christ a paru dans le monde, et que ces mêmes Juifs qui mettaient toute leur gloire à attendre le Messie, l’ont rejeté, et l’ont fait mourir cruellement, Dieu les a rejetés aussi par une très grande justice. Mais en même temps il a fait que leur réprobation est devenue plus utile à l’Église, que n’aurait été leur conversion.
Car s’ils avaient embrassé la foi, ils auraient pu être suspects aux Gentils, auxquels ils devaient apprendre la vérité des prophéties, puisqu’il est aisé que les Chrétiens soutiennent tout ce qui favorise Jésus-Christ (August. de cons. Ev. l. 1. c. 14.). « Au lieu que maintenant Dieu les a dispersés, et les fait subsister depuis dix-sept siècles dans toute la terre, comme des témoins irréprochables qui déposent en tous lieux en faveur de Jésus-Christ et de sa religion au même temps qu’ils détestent l’un et l’autre ; et qui conservant avec un grand respect l’Écriture sainte, à la lettre de laquelle ils s’attachent inviolablement, présentent cette même Écriture en tous lieux, afin que tous les hommes y lisent en des termes très clairs et très convaincants la justification de notre foi, et la condamnation de leur perfidie » (August. de cons. Evang. lib. 1. cap. 26.) : Gens Judeorum, dit saint Augustin, reproba per infidelitatem, à sedibus extirpata per mundum usquequaque dispergitur, ut ubique portet codices sanctos : Ac sic prophetiæ testimonium, quâ Christus et Ecclesia prœnuntiata est, ne ad tempus à nobis fictum existimaretur, ab ipsis adversariis proferatur ; ubi etiam ipsos prædictum est non fuisse credituros » (August. epist. 3. ad Volusian.). »
Isaïe, traduit en français, Paris, Desprez, 1686, tr. Le Maître de Sacy, Préface, p. 1. I. Que l’autorité des prophètes est la preuve la plus assurée de la religion chrétienne. Même les païens admettaient la clarté des prophéties, et n’ont pu y résister « qu’en disant qu’elles avaient été feintes après que les choses étaient arrivées » : p. 1. Les chrétiens ne répondent pas d’eux-mêmes : ils renvoient aux Juifs : « nous ne voulons point en être crus ; mais nous nous en rapportons à ce que les Juifs vous en pourront dire ». Cela est juste, car ils ont été les dépositaires des prophéties, et « que c’est en leur langue qu’elles ont été écrites » : p. 3. Et « leur témoignage aussi ne vous doit pas être suspect, car nous prenons en ceci nos parties mêmes pour juges », qui sont « les ennemis irréconciliables de notre religion ».
Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, éd. Pléiade, p. 858. L’Écriture mise entre des mains non suspectes.
Ferreyrolles Gérard, “De la causalité historique chez Pascal”, in Le rayonnement de Port-Royal, p. 330-331. Cas où les actions des hommes se retournent contre les intentions de leurs promoteurs. Comme les païens ont agi sans le vouloir pour la grandeur de l’Évangile, Laf. 317, les Juifs ont été pour le Messie des instruments de sa gloire, responsables car agissants autant qu’agis.
Qu’a‑t‑il donc été fait ?
Il a été couvert sous le temporel en la foule des passages et a été découvert si clairement en quelques‑uns, outre que le temps et l’état du monde ont été prédits si clairement qu’il est plus clair que le soleil ; et ce sens spirituel est si clairement expliqué en quelques endroits qu’il fallait un aveuglement pareil à celui que la chair jette dans l’esprit quand il lui est assujetti, pour ne le pas reconnaître.
Pascal reprend ici des thèmes traités dans la liasse Loi figurative, et ce qu’il a écrit dans le fragment Loi figurative 11 (Laf. 255, Sel. 287). Dieu, pour rendre le Messie connaissable aux bons et méconnaissable aux méchants, l’a fait prédire en cette sorte. Si la manière du Messie eût été prédite clairement, il n’y eût point eu d’obscurité, même pour les méchants.
Si le temps eût été prédit obscurément, il y eût eu obscurité même pour les bons, car la bonté de leur cœur ne leur eût pas fait entendre que par exemple ם signifie 600 ans. Mais le temps a été prédit clairement et la manière en figures.
Par ce moyen les méchants, prenant les biens promis pour matériels, s’égarent malgré le temps prédit clairement, et les bons ne s’égarent pas.
Car l’intelligence des biens promis dépend du cœur qui appelle bien ce qu’il aime, mais l’intelligence du temps promis ne dépend point du cœur. Et ainsi la prédiction claire du temps et obscure des biens ne déçoit que les seuls méchants.
Voilà donc quelle a été la conduite de Dieu.
Ce sens est couvert d’un autre en une infinité d’endroits et découvert en quelques‑uns rarement, mais en telle sorte néanmoins que les lieux où il est caché sont équivoques et peuvent convenir aux deux, au lieu que les lieux où il est découvert sont univoques et ne peuvent convenir qu’au sens spirituel.
De sorte que cela ne pouvait induire en erreur et qu’il n’y avait qu’un peuple aussi charnel qui s’y pût méprendre.
Sur les passages équivoques et leur détermination par les univoques, voir Loi figurative.
Sur les règles de l’interprétation de Pascal, voir l’introduction aux Écrits sur la grâce, OC III, éd. J. Mesnard, p. 618 sq. ✍
Voir aussi Force Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, notamment les parties I et II. ✍
Car, quand les biens sont promis en abondance, qui les empêchait d’entendre les véritables biens, sinon leur cupidité qui déterminait ce sens aux biens de la terre ? Mais ceux qui n’avaient de bien qu’en Dieu les rapportaient uniquement à Dieu.
Voir plus haut la réponse de Voltaire.
Boullier David Renaud, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XII, p. 49 sq. « Les circonstances où se trouvaient les Juifs au temps de Jésus-Christ, ne concluent rien pour les siècles précédents, ni n’empêchent que les anciens Juifs ne fussent attentifs aux grands principes de la religion naturelle, nécessairement supposés dans la révélation mosaïque ; qu’ils ne se souvinssent des promesses faites aux Patriarches, et en leur personne à tout le genre humain ; et qu’ils ne fussent frappés de tant d’oracles qui annonçaient que l’économie lévitique devait finir, et qu’à sa place succéderait un nouveau culte, dans lequel toutes les Nations se réuniraient un jour. Les prophéties n’étaient pas leur loi ; mais elles expliquaient la Loi, en montraient les vues, et promettaient assez clairement une Loi nouvelle, dont l’ancienne n’était que le prélude ».
La réponse n’est pas très forte.
Ferreyrolles Gérard, “Augustinisme et concupiscence : les chemins de la réconciliation”, in Littérature et séduction. Mélanges Versini, p. 171-182. Voir p. 174. Les biens de la terre, autrement dit les choses créées, sont bons du seul fait qu’ils sont. La concupiscence est aimantée par le bien. Y compris lorsque la concupiscence vise à satisfaire l’homme, cela ne se comprend que par l’éminente valeur de la créature de Dieu. En tant que désir, la concupiscence n’est pas mauvaise ; on peut lui reprocher un manque et un excès : d’une part elle désire un bien sans le référer au Bien ; d’autre part elle a un caractère désordonné : p. 175. Mais ce n’est pas le désir en soi, c’est le consentement de la volonté au mal qui fait le péché : p. 176. La concupiscence vient du péché (la faute originelle) et elle y pousse, mais entre elle et le péché subsiste la distance du péché commencé au péché consommé : p. 176.
L’application de ces remarques au présent fragment est immédiate : la recherche des biens de la terre animée par la concupiscence fait que l’on recherche dans les Prophéties non pas le vrai sens, mais celui que la concupiscence désire.
Il en résulte que la responsabilité de l’erreur et de l’incompréhension des Écritures ne retombe pas sur l’Écriture elle-même, qui est toujours claire, même quand elle est figurative, mais sur le cœur charnel des lecteurs qui y cherchent un sens qui satisfait leur concupiscence.
Car il y a deux principes qui partagent les volontés des hommes : la cupidité et la charité. Ce n’est pas que la cupidité ne puisse être avec la foi en Dieu et que la charité ne soit avec les biens de la terre, mais la cupidité use de Dieu et jouit du monde, et la charité au contraire.
Ce n’est pas que la cupidité ne puisse être avec la foi en Dieu et que la charité ne soit avec les biens de la terre : cette concession, qui rend plus complexe l’idée du couple user et jouir, est une addition en marge de gauche. Elle conduit à envisager l’idée que la cupidité puisse coexister avec la foi en Dieu (c’est le cas des chrétiens charnels), et que la charité puisse coexister avec des biens de la terre (dont la valeur spirituelle dépend de l’usage qui en est fait). Doit-on penser que Pascal aurait développé cette indication ?
Les éditeurs de Port-Royal ont complété la fin de la deuxième phrase, soit pour l’éclaircir, soit pour créer un effet de symétrie.
♦ Uti et frui
Uti et frui : sur cette distinction essentielle dans la doctrine augustinienne, le meilleur commentaire se trouve dans Saint Augustin, De doctrina christiana, I, 4, n. 4, Bibliothèque augustinienne, 11/2, Institut d’Études augustiniennes, 1997, note p. 449-463. Voir p. 456, les définitions : « Frui enim est amore alicui rei inhaerere propter seipsam », I, 4, 4 ; et pour uti, I, 22, 20 : « quaeritur utrum propter se homo ab homine diligendus sit, an propter aliud. Si enim propter se, fruimur eo ; si propter aliud, utimur eo ». Voir p. 456 sq., sur l’application de cette distinction dans différents contextes ; voir notamment p. 458 sq., sur les difficultés rencontrées par saint Augustin dans l’application à l’expression de la charité chrétienne.
Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1442 sq. Discussions sur le sens de la distinction : p. 1443-1444.
Sur l’emploi propre que Pascal fait de la distinction de l’uti et du frui, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 152 sq. Uti et frui. Jouir d’une réalité, selon saint Augustin, c’est « s’attacher amoureusement à elle pour elle-même » ; en user, « c’est référer ce dont on use à ce qu’on aime et désire obtenir ». Le chrétien donc doit user du monde et non en jouir. En revanche, la réalité dont il faut jouir, c’est-à-dire à laquelle il faut tout rapporter comme fin ultime, c’est Dieu. La concupiscence fait user de tout pour soumettre tout ce qui existe à la satisfaction de l’amour de soi. Sur la manière dont Pascal reprend en termes lapidaires les notions qu’il trouve chez saint Augustin, voir p. 154.
Le texte dans lequel Pascal exprime le plus clairement la manière dont doit être demandée à Dieu la conversion qui fait passer de la Prière pour le bon usage des maladies, OC IV, p. 998-999, § II. « Vous m’aviez donné la santé pour vous servir, et j’en ai fait un usage tout profane. Vous m’envoyez maintenant la maladie pour me corriger : ne permettez pas que j’en use pour vous irriter par mon impatience. J’ai mal usé de ma santé, et vous m’en avez justement puni : ne souffrez pas que j’use mal de votre punition. Et puisque la corruption de ma nature est telle qu’elle me rend vos faveurs pernicieuses, faites, ô mon Dieu ! que votre grâce toute-puissante me rende vos châtiments salutaires. Si j’ai eu le cœur plein de l’affection du monde pendant qu’il a eu quelque vigueur, anéantissez cette vigueur pour mon salut ; et rendez-moi incapable de jouir du monde, soit par faiblesse de corps, soit par zèle de charité, pour ne jouir que de vous seul. » Voir aussi le § 9 : « Oui, Seigneur, jusqu’ici j’ai toujours été sourd à vos inspirations : j’ai méprisé vos oracles ; j’ai jugé au contraire de ce que vous jugez ; j’ai contredit aux saintes maximes que vous avez apportées au monde du sein de votre Père éternel, et suivant lesquelles vous jugerez le monde. Vous dites : « Bienheureux sont ceux qui pleurent, et malheur à ceux qui sont consolés. » Et moi j’ai dit : « Malheureux ceux qui gémissent, et très heureux ceux qui sont consolés. » J’ai dit : « Heureux ceux qui jouissent d’une fortune avantageuse, d’une réputation glorieuse et d’une santé robuste. » Et pourquoi les ai-je réputés heureux, sinon parce que tous ces avantages leur fournissaient une facilité très ample de jouir des créatures, c’est-à-dire de vous offenser ? Oui, Seigneur, je confesse que j’ai estimé la santé un bien, non pas parce qu’elle est un moyen facile pour vous servir avec utilité, et pour consommer plus de soins et de veilles à votre service, et pour l’assistance du prochain ; mais parce qu’à sa faveur je pouvais m’abandonner avec moins de retenue dans l’abondance des délices de la vie, et en mieux goûter les funestes plaisirs. Faites-moi la grâce, Seigneur, de réformer ma raison corrompue, et de conformer mes sentiments aux vôtres. Que je m’estime heureux dans l’affliction, et que, dans l’impuissance d’agir au-dehors, vous purifiiez tellement mes sentiments qu’ils ne répugnent plus aux vôtres ; et qu’ainsi je vous trouve au-dedans de moi-même, puisque je ne puis vous chercher au-dehors à cause de ma faiblesse. Car, Seigneur, votre Royaume est dans vos fidèles, et je le trouverai dans moi-même, si j’y trouve votre Esprit et vos sentiments. »
Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, p. 156, renvoie aussi au fragment Laf. 618, Sel. 511. S’il y a un Dieu il ne faut aimer que lui et non les créatures passagères. Le raisonnement des impies dans la Sagesse n’est fondé que sur ce qu’il n’y a point de Dieu. Cela posé, dit-il, jouissons donc des créatures. C’est le pis-aller. Mais s’il y avait un Dieu à aimer il n’aurait pas conclu cela mais bien le contraire. Et c’est la conclusion des sages : il y a un Dieu, ne jouissons donc pas des créatures. Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créatures est mauvais puisque cela nous empêche, ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher si nous l’ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal, donc nous devons nous haïr nous-mêmes, et tout ce qui nous excite à autre attache qu’à Dieu seul.
Dans le présent fragment a distinction de l’uti et du frui s’inscrit dans un domaine particulier, l’intelligence de la parole de Dieu.
Ce n’est pas que la cupidité ne puisse être avec la foi en Dieu et que la charité ne soit avec les biens de la terre : Pascal compare plus précisément les conditions qu’engendre ce partage dans le fragment Laf. 693, Sel. 572. Les conditions les plus aisées à vivre selon le monde sont les plus difficiles à vivre selon Dieu ; et au contraire : rien n’est si difficile selon le monde que la vie religieuse ; rien n’est plus facile que de la passer selon Dieu. Rien n’est plus aisé que d’être dans une grande charge et dans de grands biens selon le monde ; rien n’est plus difficile que d’y vivre selon Dieu, et sans y prendre de part et de goût.
Or la dernière fin est ce qui donne le nom aux choses.
Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 608 sq. Analyse rhétorique de ce passage.
♦ La dernière fin
La fin est ce en vue de quoi tout ce qui n’est pas elle n’est que moyen pour l’atteindre. Sur la notion de fin, voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser, III, XVII, 429 sq. Voir Domat Jean, Traité des lois, ch. I, p. IV. Connaître la fin d’une chose, c’est savoir pourquoi elle est faite. Destination à une fin : première règle de la conduite, et fondement de toutes les autres. Elle donne les règles des démarches du sujet et marque ce à quoi elles se rapportent. Elle porte une loi de proportion : Dieu a proportionné la nature de chaque chose à sa fin.
Lalande André, Vocabulaire, art. Fin, p. 352. Par opposition à moyen, la fin est ce pourquoi quelque chose existe ou se fait, but, intention ou sens.
Ramus Pierre, Dialectique, Paris, A. Wechel, 1555, p. 6. « Fin est cause pour laquelle quelque chose est faite, comme elle est définie de Platon au Timée et ailleurs, et après lui par Aristote en plusieurs lieux : par lequel aussi elle est appelée au deuxième de la Physique, principe de considération, pour ce qu’en sage conseil et délibération la fin doit être considérée devant toutes autres choses ».
Jansénius, Augustinus, Lib. III, p. 215, part de la définition de Cicéron, De finibus, II.
Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 1. « Illud enim est finis boni nostri, propter quod appetenda sunt cetera, ipsum autem propter seipsum. » Voir Livre VIII, p. 259 : le souverain bien est la fin en ce sens que c’est pour lui qu’on veut les autres biens ; mais on le veut pour lui-même. Voir Livre XIX, p. 41 : la fin de notre bien est ce en vue de quoi il faut désirer les autres biens, mais qui lui-même doit être désiré pour lui-même. Pour la liaison avec uti et frui, voir p. 127.
La charité est ici présentée comme la fin à laquelle tend tout ce qui se trouve dans l’Écriture, et qui y détermine le sens de toutes les parties.
Loi figurative 25 (Laf. 270, Sel. 301). Tout ce qui ne va point à la charité est figure. L’unique objet de l’Ecriture est la charité. Tout ce qui ne va point à l’unique bien en est la figure. Car puisqu’il n’y a qu’un but tout ce qui n’y va point en mots propres est figure. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 413, sur l’origine augustinienne de ce principe : p. 414. Augustin insiste dans plusieurs ouvrages sur le fait que Dieu « n’ordonne que la charité et ne condamne que la cupidité ».
Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, La culture du XVIIe siècle, 1992. Principe de Pascal : il faut rechercher le sens le plus digne de Dieu, celui qui mène à la charité. Voir saint Augustin, De doctrina christiana, III, 10 : « non autem praecipit Scriptura nisi caritatem nec culpat nisi cupiditatem ».
Ce principe est admis par Pascal depuis 1651 au moins, puisqu’il en fait état dans la Lettre sur la mort de son père, OC II, éd. J. Mesnard, p. 853 sq. : « Considérons la vie comme un sacrifice ; et que les accidents de la vie ne fassent d’impression dans l’esprit des chrétiens qu’à proportion qu’ils interrompent ou qu’ils accomplissent ce sacrifice. N’appelons mal que ce qui rend la victime de Dieu victime du diable, mais appelons bien ce qui rend la victime du diable en Adam victime de Dieu ».
De Lubac Henri, Exégèse médiévale, I, 2, Paris, Aubier, 1959, p. 258. Toute interprétation mène à la charité. Pour saint Augustin, tout sens qui mène à la charité est bon, que ce soit ou non le sens voulu par l’auteur. Tout l’enseignement de l’Écriture se résume à la charité. La tropologie tend ad aedificationem caritatis : p. 569.
Cette règle répond au souci d’univocité exprimé dans l’opuscule De l’esprit géométrique, mais aussi par le principe énoncé dans Loi figurative 13 (Laf. 257, Sel. 289), tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent, ou il n’a point de sens du tout. Pascal diffère en cela de saint Augustin, qui estime que, dans l’interprétation de l’Écriture, on peut admettre tout sens qui s’accorde avec la vérité. Pascal pense que les figures ont un sens et un seul, qui est déterminé par la dernière fin, savoir la charité, et la charité seule.
Il faut cependant noter que sa position est plus souple qu’il ne peut le sembler. La liasse Figures particulières montre qu’il existe des figures qui ne renvoient pas directement à la charité : selon le Recueil de choses diverses, f° 344 v°, OC I, éd. J. Mesnard, p. 895, § 28, « M. Pascal remarque une chose : que les prophètes ont prédit de certaines choses qui sont arrivées afin d’autoriser celles qu’ils diraient du Messie. Ainsi il ne faut pas peut-être rapporter tout à Jésus-Christ, comme font quelques-uns ». Ces prophéties sont internes à l’Ancien Testament, et ne sont donc pas directement figuratives. Mais elles demeurent en correspondance avec le Nouveau : voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 276 sq.
Tout ce qui nous empêche d’y arriver est appelé ennemi. Ainsi les créatures, quoique bonnes, seront ennemies des justes quand elles les détournent de Dieu, et Dieu même est l’ennemi de ceux dont il trouble la convoitise.
Ainsi le mot d’ennemi dépendant de la dernière fin, les justes entendaient par là leurs passions et les charnels entendaient les Babyloniens. Et ainsi ces termes n’étaient obscurs que pour les injustes.
Loi figurative 24 (Laf. 269, Sel. 300). Quand David prédit que le Messie délivrera son peuple de ses ennemis, on peut croire charnellement que ce sera des Égyptiens, et alors je ne saurais montrer que la prophétie soit accomplie. Mais on peut bien croire aussi que ce sera des iniquités, car dans la vérité les Égyptiens ne sont point ennemis, mais les iniquités le sont.
Ce mot d’ennemis est donc équivoque. Mais, s’il dit ailleurs, comme il fait qu’il délivrera son peuple de ses péchés aussi bien qu’Isaïe et les autres, l’équivoque est ôtée, et le sens double des ennemis réduit au sens simple d’iniquités. Car s’il avait dans l’esprit les péchés, il les pouvait bien dénoter par ennemis, mais s’il pensait aux ennemis, il ne les pouvait pas désigner par iniquités.
Or Moïse et David et Isaïe usaient de mêmes termes. Qui dira donc qu’ils n’avaient pas même sens et que le sens de David, qui est manifestement d’iniquités lorsqu’il parlait d’ennemis, ne fût pas le même que Moïse en parlant d’ennemis.
Daniel IX prie pour la délivrance du peuple de la captivité de leurs ennemis. Mais il pensait aux péchés, et pour le montrer, il dit que Gabriel lui vint dire qu’il était exaucé et qu’il n’y avait plus que soixante-dix semaines à attendre. Après quoi, le peuple serait délivré d’iniquité, le péché prendrait fin, et le libérateur, le saint des saints, amènerait la justice éternelle, non la légale mais l’éternelle.
Il y en a qui voient bien qu’il n’y a pas d’autre ennemi de l’homme que la concupiscence qui les détourne de Dieu, et non pas des [iniquités], ni d’autre bien que Dieu, et non pas une terre grasse. Ceux qui croient que le bien de l’homme est en sa chair et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens, qu’il[s] s’en soûle[nt] et qu’il[s] y meure[nt]. Mais ceux qui cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n’ont de déplaisir que d’être privés de sa vue, qui n’ont de désir que pour le posséder et d’ennemis que ceux qui les en détournent, qui s’affligent de se voir environnés et dominés de tels ennemis, qu’ils se consolent. Je leur annonce une heureuse nouvelle : il y a un libérateur pour eux ; je le leur ferai voir ; je leur montrerai qu’il y a un Dieu pour eux ; je ne le ferai pas voir aux autres. Je ferai voir qu’un Messie a été promis pour délivrer des ennemis, et qu’il en est venu un pour délivrer des iniquités, mais non des ennemis.
Et c’est ce que dit Isaïe : Signa legem in electis meis.
Isaïe, VIII, 16. « Liga testimonium, signa legem in discipulis meis ». Tr. de Port-Royal : « Que ce que je vous déclare demeure secret ; tenez ma loi scellée et comme cachetée parmi mes disciples ».
Commentaire : « On se plaint quelquefois que les hommes de Dieu ne découvrent pas sa vérité à tout le monde. Et l’on voit ici que c’est Dieu même qui leur commande de mettre un sceau sur sa loi, et sur ce qu’ils apprennent de lui. C’est pourquoi le Fils de Dieu défend de répandre indifféremment les perles de sa parole ; et il veut qu’on les réserve pour ceux qui en connaissent le prix. Le prophète garde cet ordre. Il demeure dans l’attente des promesses qui lui ont été faites, avec les enfants et les disciples que Dieu lui a donnés, et il paraît comme un prodige parmi les Juifs. »
Et que Jésus-Christ sera pierre de scandale, mais bienheureux ceux qui ne seront point scandalisés en lui.
Matthieu, XI, 6. « Beatus est, qui non fuerit scandalitus in me ». Tr. de Port-Royal : « Heureux est celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute ». Voir plus haut sur le sens du mot scandale.
Osée, ult. le dit parfaitement : Où est le sage ? et il entendra ce que je dis. Les justes l’entendront car les voies de Dieu sont droites mais les méchants y trébucheront.
Osée, XIV, 10. « Quis sapiens, et intelliget ista ? intelligens, et sciet haec ? quia recta via Domini, et justi ambulabunt in eis : praevaricatores vero corruent in eis. » Tr. de Port-Royal : « Qui est sage pour comprendre ces merveilles ? Qui a l’intelligence pour les pénétrer ? car les voies du Seigneur sont droites, et les justes y marcheront sûrement ; mais les violateurs de la loi y périront. »
Passage déjà évoqué dans le fragment Prophéties V (Laf. 487, Sel. 734). Les prophètes doivent être inintelligibles aux impies. Da. 12 ; maisintelligibles à ceux qui sont bien instruits. Osée. ult. 10. NB : l’abréviation ult. signifie qu’il s’agit du dernier verset du dernier chapitre d’Osée.
Et cependant ce testament, fait pour aveugler les uns et éclaicir les autres, marquait, en ceux mêmes qu’il aveuglait, la vérité qui devait être connue des autres. Car les biens visibles qu’ils recevaient de Dieu étaient si grands et si divins qu’il paraissait bien qu’il était puissant de leur donner les invisibles et un Messie.
Car la nature est une image de la grâce et les miracles visibles sont image des invisibles :
La nature est image de la grâce : Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, dans La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, p. 426-453. Les biens matériels symbolisent les spirituels. Il ne faut pas s’arrêter à l’amour des choses sensibles, mais y voir un reflet des choses de Dieu. Voir saint Augustin, Sermon XCVIII, 3 ; et saint Augustin, De vera religione, XXVII.
Loi figurative 30 (Laf. 275, Sel. 306). Dieu, voulant faire paraître qu’il pouvait former un peuple saint d’une sainteté invisible et le remplir d’une gloire éternelle, a fait des choses visibles. Comme la nature est une image de la grâce, il a fait dans les biens de la nature ce qu’il devait faire dans ceux de la grâce, afin qu’on jugeât qu’il pouvait faire l’invisible puisqu’il faisait bien le visible. [...] Et même la grâce n’est que la figure de la gloire car elle n’est pas la dernière fin. Elle a été figurée par la loi et figure elle‑même la [gloire], mais elle en est la figure et le principe ou la cause.
Ut sciatis, tibi dico Surge.
Ut sciatis, tibi dico surge : Pensées, éd. Havet, II, Delagrave, 1866, p. 5, note. Renvoi à Loi figurative 30 (Laf. 275, Sel. 306), qui donne la formule plus au long : Ut sciatis quod Filius hominis habet potestatem remittendi peccata, tibi dico : surge. Le texte complet est Filius Dominis habet potestatem in terra. Voir Marc, II, 10-11, « Ut autem sciatis quia Filius hominis habet potestatem in terra dimittendi peccata, (ait paralytico) : 11. Tibi dico : Surge : tolle grabatum tuum, et vade in domum tuam ».
Tr. de Port-Royal : « Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés, il dit au paralytique : 11. Levez-vous, je vous le commande, emportez votre lit et allez-vous en en votre maison ». Voir aussi Luc, V, 24 : « Ut sciatis quia Filius hominis habet potestatem dimittendi peccata, ait paralytico : Tibi dico, surge, tolle lectum tuum, et vade in domum tuam » ; « Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés, levez-vous, je vous le commande, dit-il au paralytique, emportez votre lit, et vous en allez en votre maison ». Voir aussi Mattieu IX, 2-6.
Guérison du paralytique d’après L’histoire du Vieux et du Nouveau Testament.
Is., 51 dit que la rédemption sera comme le passage de la mer Rouge.
Isaïe, LI, 10. “Numquid non tu siccasti mare, aquam abyssi vehementis ; qui posuisti profundum maris viam, ut transirent liberati ?”. Tr. de Port-Royal : « N’est-ce pas vous qui avez desséché la mer, et la profondeur de l’abîme ; qui avez fait un chemin au fond de ses eaux, pour y faire passer ceux dont vous étiez le libérateur ? » Voir Havet, éd. des Pensées, II, 1866, p. 5, note : dans Loi figurative 30, on trouve au contraire que la sortie de la mer Rouge est l’image de la rédemption.
Loi figurative 30 (Laf. 275, Sel. 306). Isaïe 51. La mer Rouge image de la rédemption. [...] Dieu, voulant faire paraître qu’il pouvait former un peuple saint d’une sainteté invisible et le remplir d’une gloire éternelle, a fait des choses visibles. Comme la nature est une image de la grâce, il a fait dans les biens de la nature ce qu’il devait faire dans ceux de la grâce, afin qu’on jugeât qu’il pouvait faire l’invisible puisqu’il faisait bien le visible.
Passage de la Mer Rouge d’après L’histoire du Vieux et du Nouveau Testament.
Dieu a donc montré en la sortie d’Égypte, de la mer, en la défaite des rois, en la manne, en toute la généalogie d’Abraham, qu’il était capable de sauver, de faire descendre le pain du ciel,
Sortie d’Égypte et passage de la Mer Rouge : Exode, XIV.
Défaite des rois : il s’agit sans doute de la défaite d’Amalec, roi des Amalécites, Exode, XVII. Havet, éd. des Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 5, note, renvoie à Nombres, XXI, qui rapporte la victoire d’Israël sur les Chananéens.
Épisode de la manne : Exode, XVI.
de sorte que ce peuple ennemi est la figure et représentation du même Messie qu’ils ignorent, etc.
Il faut sans doute entendre que l’histoire au cours de laquelle le peuple juif a été à plusieurs reprises sauvé par Dieu de la destruction figure la manière dont le Messie est venu sauver l’humanité du péché.
Il nous a donc appris enfin que toutes ces choses n’étaient que figures et ce que c’est que vraiment libre, vrai Israélite, vraie circoncision, vrai pain du ciel, etc.
Ces formules reprennent celles du fragment Loi figurative 23 (Laf. 268, Sel. 299), au commentaire duquel nous renvoyons :
Figures. Voilà le chiffre que saint Paul nous donne.
La lettre tue.
Tout arrivait en figures.
Il fallait que le Christ souffrît.
Un Dieu humilié.
Circoncision du cœur, vrai jeûne, vrai sacrifice, vrai temple. Les prophètes ont indiqué qu’il fallait que tout cela fût spirituel.
Non la viande qui périt, mais celle qui ne périt point.
Vous seriez vraiment libres. Donc l’autre liberté n’est qu’une figure de liberté.
Je suis le vrai pain du ciel.
Sur l’inspiration paulinienne de ce passage, voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., p. 203 sq.
Dans ces promesses‑là chacun trouve ce qu’il a dans le fond de son cœur : les biens temporels ou les biens spirituels, Dieu ou les créatures ; mais avec cette différence que ceux qui y cherchent les créatures les y trouvent, mais avec plusieurs contradictions, avec la défense de les aimer, avec l’ordre de n’adorer que Dieu et de n’aimer que lui, ce qui n’est qu’une même chose, et qu’enfin il n’est point venu Messie pour eux. Au lieu que ceux qui y cherchent Dieu le trouvent, et sans aucune contradiction, avec commandement de n’aimer que lui, et qu’il est venu un Messie dans le temps prédit pour leur donner les biens qu’ils demandent.
Avec la défense de les aimer, avec l’ordre de n’adorer que Dieu et de n’aimer que lui, ce qui n’est qu’une même chose : la défense d’aimer les créatures est formulée dans Exode, XX, 4-5 : « Vous ne ferez point d’image taillée, ni aucune figure de tout ce qui est en haut dans le ciel, et en bas sur la terre, ni de tout ce qui est dans les eaux sous la terre. 5. Vous ne les adorerez point et vous ne leur rendrez point le souverain culte ». Voir Havet, éd. des Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 6, note 1.
Le commandement de n’aimer que Dieu est énoncé dans Deutéronome, VI, 5 : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de toutes vos forces » (tr. de Port-Royal). Voir aussi Matthieu, XXII, 37 : « Jésus lui répondit : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de tout votre esprit ».
Le caractère exclusif de son culte est prescrit dans Exode, XX, 3 : « Vous n’aurez point des dieux étrangers devant moi », et 5 : « Vous ne les adorerez point et vous ne leur rendrez point de souverain culte. Car je suis le Seigneur votre Dieu, le Dieu fort et jaloux ». Havet renvoie aussi à Deutéronome, VI, 5, « Tu craindras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul » ; et à Deutéronome, X, 20 : « Vous craindrez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui seul ».
La clause ce qui n’est qu’une même chose est équivoque : Pascal veut-il dire que « l’ordre de n’adorer que Dieu » et l’ordre de « n’aimer que lui » sont une même chose, ou que la défense d’aimer les créatures d’une part, et « l’ordre de n’adorer que Dieu » et l’ordre de « n’aimer que lui » d’autre part sont une même chose ? La deuxième interprétation est préférable : le principe qu’il « y a deux principes qui partagent les volontés des hommes : la cupidité et la charité » et deux seulement permet de conclure que le commandement de n’aimer que Dieu enferme immédiatement la défense d’aimer les créatures.
Clause nécessaire pour que l’incompréhension des charnels puisse à la fois être explicable et inexcusable : elle est explicable parce qu’ils trouvent dans le sens littéral les biens qui les satisfont, elle est inexcusable parce que les contradictions et la défense d’aimer ces biens auraient dû leur faire comprendre que ce sens littéral était insatisfaisant, et qu’il fallait en chercher un autre. Au surplus, ce n’est pas seulement l’existence de ce sens figuré qui était indiquée par les prophètes, mais aussi sa nature spirituelle, savoir « l’ordre de n’adorer que Dieu et de n’aimer que lui ».
Il n’est point venu Messie pour eux : entendre que le Messie qui doit venir n’est pas conforme à ce qu’ils attendent, savoir un prince politique puissant qui devait libérer Israël.
Pascal met cette attitude en contraste avec celle de « ceux qui cherchent Dieu », d’une manière qui peut être présentée sous forme de tableau en deux colonnes. La Generatio conisectionum, le Traité de la prédestination et de la grâce et d’autres textes témoignent du goût de Pascal pour de tels moyen d’établir des comparaisons d’élément à élément.
Charnels |
Spirituels |
Ils cherchent les créatures |
Ils cherchent Dieu |
Ils trouvent des contradictions |
Ils ne trouvent aucune contradiction |
Ils ont défense d’aimer les créatures |
Ils ont commandement de n’aimer que Dieu |
Ils ne peuvent attendre aucun Messie |
Un Messie leur est venu au temps prédit |
Voir dans la comparaison entre le texte de Pascal et l’édition de Port-Royal la version intermédiaire du manuscrit Vallant.
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Ainsi les Juifs avaient des miracles, des prophéties qu’ils voyaient accomplir. Et la doctrine de leur loi était de n’adorer et de n’aimer qu’un Dieu. Elle était aussi perpétuelle. Ainsi elle avait toutes les marques de la vraie religion : aussi elle l’était, mais il faut distinguer la doctrine des Juifs d’avec la doctrine de la loi des Juifs. Or la doctrine des Juifs n’était pas vraie, quoiqu’elle eût les miracles, les prophéties et la perpétuité, parce qu’elle n’avait pas cet autre point de n’adorer et n’aimer que Dieu.
Distinguer la doctrine des juifs d’avec la doctrine de la loi des Juifs : ce que Pascal appelle la doctrine de la loi des Juifs, qui a été donnée à ce peuple par Dieu même, contient le commandement de n’aimer que Dieu. La doctrine des Juifs, quoique soutenue par les miracles, les prophéties et la perpétuité, est la forme charnelle que revêt la religion juive dans le peuple. Cette distinction revient apparemment à celle des vrais Juifs d’une part c’est-à-dire de l’Israël spirituel qu’est l’Église, et des Juifs charnels. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 505. Elle n’a cependant pas fait l’objet d’une étude particulière.
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Kirkerus.
Usserius.
Ces deux noms, qui apparaissent sur le papier, n’ont pas de rapport avec l’ensemble du texte.
Kirkerius : Conrad Kircher, pasteur luthérien, à ne pas confondre avec le jésuite Athanase Kircher. Voir la Biographie de Michaud, art. Kircher Conrad. Savant philologue né à Augbourg au XVIe siècle. Il étudie à Tübingen, puis devient pasteur, en différents lieux d’Europe centrale. Il a composé un Concordantiae veteris Testamenti graecae, hebraeis vocibus respondentes Πολύχρηστοι : simul enim lexico hebraïco-latinum, hebraïco-graecum, graeco-hebraïcum, geminam vocabulorum significationem ex 72 interpretum translatione petitam, Francfort, 1607, qui semble n’avoir pas eu de succès. Il a aussi publié un De concordantiarum biblicarum maxime veteris Testamenti graecarum, hebraeis vocibus respondentium, vario ac multiplici in sacro sancta theologia usu, Wittenberg, 1622.
Usserius : Jack Usher (Dublin, 1580-1656), évêque d’Armagh, connu sous le nom latin Usserius. Voir la Biographie de Michaud et le Dictionnaire de Bayle. Il ne faut pas le confondre avec Henri Usher. Ses Annales veteris et novi Testamenti, publiées à Londres de 1650 à 1654, ont connu plusieurs rééditions. Il a publié en 1644 les Polycarpii et Ignatii epistolae. Il composa une Bibliothèque théologique qui n’a jamais été achevée.
Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, p. 93. Quoique l’on ne sache pas ce que Pascal a tiré de ces deux auteurs, le fait qu’il cite un protestant luthérien et un anglican témoigne de son ouverture d’esprit.