Pensées diverses II – Fragment n° 25 / 37 – Papier original : RO 47-8
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 111 p. 359 / C2 : p. 315-315 v°
Éditions savantes : Faugère II, 42, XI / Havet XXV.26 / Brunschvicg 131 / Tourneur p. 92-2 / Le Guern 529 / Lafuma 622 (série XXIV) / Sellier 515
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Bibliographie ✍
Voir la liasse Misère. Voir la bibliographie et le dossier de la liasse Ennui. Voir la bibliographie et le dossier de la liasse Divertissement. Voir le dossier thématique sur le désespoir.
DE NADAÏ Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008. ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 98 sq. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986. KUHN R., “Le roi dépossédé : Pascal et l’ennui”, French Review, t. XLII, 5, 1969, p. 657-664. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. PALASAN Daniela, L’ennui chez Pascal et l’acédie, Cluj-Napoca, Eikon, 2005. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, “Des Confessions aux Pensées”, 2e éd., Paris, Champion, 2010. SELLIER Philippe, “Abandonné… dans une île déserte : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, in Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, Paris, Champion, 2003, p. 165-173. THIROUIN Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015. |
✧ Éclaircissements
Ce fragment propose une liste des origines et des causes de l’ennui et de ses suites, que Pascal comptait sans doute développer. On en trouve plusieurs analogues dans les Pensées, comme le fragment Dossier de travail (Laf. 416, Sel. 35) : Avec Jésus-Christ, l’homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité. Hors de lui il n’y a que vice, misère, erreur, ténèbres, mort, désespoir.
Mais le présent fragment ne se borne pas à une simple énumération. Les termes de l’énumération ne se suivent pas au hasard : Pascal y décrit le processus qui conduit de l’ennui au désespoir. L’aspect du manuscrit permet dans ce cas de saisir sur le vif le mouvement de l’invention chez Pascal. Dans un premier temps, Pascal s’est contenté de faire la liste des conditions qui permettent l’apparition des sentiments qu’il désigne sous le nom collectif d’ennui : dès lors qu’il est privé d’affaires, de passions ou de divertissement, l’homme tombe dans des sentiments de noirceur, de tristesse, de chagrin, de dépit et de désespoir. Mais la phrase Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide est en effet une addition ultérieure, placée en marge de droite. Pascal a donc ressenti après coup la nécessité de préciser les causes profondes de ces sentiments, savoir la prise de conscience de son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide, qu’il a insérées en addition. Il est donc passé d’une simple observation de fait, que l’absence d’occupation engendre des sentiments morbides, à une explication génétique des sentiments qui envahissent la conscience de l’homme lorsque rien ne le protège de la vue de son « néant ».
Ennui.
Voir le dossier de la liasse Ennui. Les remarques qui suivent viennent en complément, dans la perspective du présent fragment.
Doit-on considérer que le mot ennui est le terme clé de ce fragment ? Le titre n’est sans doute pas autographe. Le mot ennui n’apparaît sous la plume de Pascal que dans la dernière phrase. Sans méconnaître l’importance de ce terme dans la pensée de Pascal, il faut remarquer que c’est au processus génétique qui conduit à l’ennui et au désespoir que Pascal s’intéresse ici. L’ennui n’en est que le premier stade, mais c’est à partir de lui que tous les autres s’enchaînent.
Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 98 sq.
Cayrou Gaston, Dictionnaire du français classique. La langue du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, Livre de Poche, 2000, p. 314-315. Ennui : douleur odieuse, tourment insupportable, violent désespoir. Signifie aussi généralement fâcherie, chagrin, déplaisir, souci. Ennuyeux a souvent la même force et se dit de ce qui est en butte à la haine, objet de haine, chose odieuse, insupportable.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 43. Les termes connexes du terme ennui sont abandon, insuffisance, dépendance, impuissance, vide. Les modes de cette affectivité fondamentale sont : noirceur, tristesse, chagrin, dépit, désespoir.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 199. Le mot ennui s’applique à une expérience fondamentale proche de ce que nous appelons l’angoisse. Il permet de définir la misère de l’homme d’une manière vraiment essentielle : l’ennui fait atteindre le fond de la misère, le lieu où toute cause du malheur s’efface devant la contradiction intime entre ce qu’est l’homme et ce qu’il devrait être. Il s’accompagne par une sorte d’immobilité prostrée, contrairement à la misère proprement dite, qui se caractérise par l’instabilité : p. 199-200.
L’ennui envahit l’homme sans qu’il ait nécessairement une cause effective : voir Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles et si on les a surmontés le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte. Car ou l’on pense aux misères qu’on a ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts l’ennui de son autorité privée ne laisserait pas de sortir du fond du cœur où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin. Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir.
Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 128-133. La liasse Ennui porte sur la satisfaction que l’homme reçoit de ses occupations : aucune ne lui appartient en propre et ne le satisfait essentiellement. Elle porte donc paradoxalement sur les plaisirs de l’homme : p. 130. Alors que Divertissement montre l’inconsistance et l’inanité de nos peines, qui ne tiennent devant aucun amusement, Ennui montre inversement l’inconsistance de nos plaisirs : p. 130. L’ennui se rapporte aux événements anecdotiques qui mettent en péril les plaisirs et les satisfactions qui pourraient paraître consistants. Voir p. 131-132 sur la différence entre Pascal et Nicole sur ce sujet.
Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos,
Voir sur le repos les remarques de Preuves par les Juifs VI (Laf. 460, Sel. 699).
Beugnot Bernard, “La méditation pascalienne sur le repos”, in Pascal. Thématique des Pensées, Paris, Vrin, 1988, p. 57-78. ✍
Le repos est tout à la fois ce que l’homme recherche continuellement et ce qu’il fuit dès qu’il l’a trouvé. Voir Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles et si on les a surmontés le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte.
sans passions, sans affaire,
Affaire : ce qui peut occuper nos soins, nos pas, nos pensées, nous obliger à travailler, aller et venir. Affaire se dit aussi des divertissements (Furetière).
Passions est le seul mot qui paraît au pluriel dans le manuscrit. Affaire, divertissement et application sont au singulier.
Ferreyrolles Gérard, “Esquisse des passions vertueuses chez Pascal”, in L’intelligence du passé. Les faits, l’écriture et le sens. Mélanges offerts à Jean Lafond par ses amis, Publications de l’Université de Tours, 1988, p. 429-436, plaide pour les passions en montrant que, pour Pascal, elles ne sont pas radicalement mauvaises. Mais dans le présent fragment, elles sont surtout envisagées comme génératrices de divertissement : leur absence précipite l’homme dans l’ennui.
sans divertissement,
Voir la liasse Divertissement. Les remarques qui suivent viennent en complément, dans la perspective du présent fragment.
Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 128-133, sur le « cycle du divertissement ».
Vanité 23 (Laf. 36, Sel. 70). Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir. Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). L’homme quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement le voilà heureux pendant ce temps-là, et l’homme quelque heureux qu’il soit s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n’y a point de joie ; avec le divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes.
Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). Divertissement. On charge les hommes dès l’enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable d’affaires de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux, sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous une étrange manière de les rendre heureux ; que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire : il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, et jouer, et s’occuper toujours tout entiers.
sans application.
Application : le verbe appliquer, dont dérive application, se dit figurément pour marquer l’attention de l’esprit à toutes les sortes d’emplois, d’études, d’exercices où l’esprit agit. Il faut appliquer son esprit à quelque chose (Dictionnaire de l’Académie).
Il sent alors son néant,
L’aspect du manuscrit permet dans ce cas de saisir sur le vif le mouvement de l’invention chez Pascal. Voir plus haut la remarque sur l’addition après coup de la phrase Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Pascal est donc passé d’une simple observation de fait, que l’absence d’occupation engendre des sentiments morbides, à une explication génétique des sentiments qui envahissent la conscience de l’homme lorsque rien ne le protège de la vue de son « néant ».
Sur le néant, voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 38-53. ✍
son abandon,
L’abandon : voir Sellier Philippe, “Abandonné… dans une île déserte : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, in Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, p. 165-173. ✍
Le sentiment de l’abandon est celui que Pascal attribue à qui considère avec lucidité la condition humaine :
Transition 3 (Laf. 198, Sel. 229). En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi d’une semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non et sur cela ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés.
son insuffisance,
L’insuffisance : incapacité ; on a ordonné à cet officier de se défaire de sa charge, à cause de son insuffisance (Furetière). Insuffisant : qui ne suffit pas, qui est en trop petite quantité. Quelques docteurs tiennent que nos forces sont insuffisantes pour mériter le ciel. Signifie aussi ignorant. Dans ce sens, on retrouve l’idée d’homogénéité : pour produire un effet, il faut qu’il y ait une cause ; mais la relation de causalité suppose l’homogénéité.
sa dépendance,
Dépendance : sujétion, infériorité, souvent accompagnée d’un besoin.
Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 129. Quand Pascal esquisse une définition de l’ennui, c’est en rapport avec l’idée de dépendance : l’ennui est le sentiment que l’homme éprouve de sa dépendance.
Voir Ennui 2 (Laf. 78, Sel. 113). Description de l’homme. Dépendance, désir d’indépendance, besoins.
Pascal ne tire pas l’idée de la dépendance de l’homme dans le sens de la preuve de l’existence de Dieu, comme le fait Fénelon, Démonstration de l’existence de Dieu, I, II, § 63, éd. J. Le Brun, Œuvres, Pléiade, I, p. 568-569, et II, II, § 24-27, p. 612-615.
son impuissance,
Impuissance : terme propre qui définit en partie la misère, vouloir et ne pouvoir. On trouve l’idée de l’impuissance dans certaines remarques de moraliste. L’impuissance suit de la dépendance, lorsque ce dont on dépend n’apporte pas le secours nécessaire à la réalisation des désirs de l’homme. Il faut naturellement comprendre qu’implicitement, Pascal souligne que seul le remède de la grâce, qui n’est pas dans le pouvoir de l’homme, peut remédier à cette impuissance.
son vide.
Voir le commentaire de la liasse Vanité.
Vide est le terme propre de la vanité. Voir Vanité 23 (Laf. 36, Sel. 70). Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on est réduit à se considérer et à n’en être point diverti.
Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, “Des Confessions aux Pensées”, 2e éd., 2010, p. 362 sq. ✍
Vide désigne donc ici l’insignifiance des forces de l’homme à l’égard de ce qui serait nécessaire pour satisfaire ses désirs et ses aspirations. Il fait écho au terme de néant, par lequel Pascal a commencé la liste.
Pascal a expliqué la différence entre le vide et le néant dans la physique dans sa Lettre au P. Noël, OC II, éd. J. Mesnard, p. 526, et la Lettre à Le Pailleur, OC II, éd. J. Mesnard, p. 563-564. C’est un point sur lequel sa réflexion s’est longtemps approfondie, jusque dans l’anthropologie.
Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur,
Incontinent : sur l’heure, tout de suite.
Noirceur est un hapax dans les Pensées. Furetière donne le sens suivant : se dit figurément en choses morales de l’énormité d’un crime : la noirceur d’une trahison ; la noirceur de son esprit est à appréhender. Le Dictionnaire de l’Académie donne : « Noir signifie quelque fois figurativement triste, morne, mélancolique ». Il signifie aussi méchant, lâche. Noirceur se dit de l’atrocité, de l’énormité d’une méchante action. Richelet donne les expressions suivantes : vapeurs noires sont « des vapeurs mélancoliques qui montent au cerveau » ; un noir chagrin, « c’est une tristesse profonde et mélancolique. Les deux expressions renvoient à la mélancolie, comme humeur noire. Il semble que le mot, qui dans le texte de Pascal, désigne plutôt un état qu’une action, soit proche de mélancolique. Furetière donne les définitions suivantes : Mélancolie est « une des quatre humeurs qui se font dans le corps, la plus pesante et la plus incommode », qui cause la tristesse, le chagrin et cause quelquefois la folie. En termes de médecine, c’est une maladie qui cause une rêverie sans fièvre, accompagnée d’une frayeur et tristesse sans occasion apparente, qui provient d’une humeur ou d’une vapeur mélancolique, laquelle occupe le cerveau et altère sa température. Cette maladie fait dire ou faire des choses déraisonnables, jusqu’à faire faire des hurlements à ceux qui en sont atteints. Cette espèce s’appelle lycanthropie. La mélancolie vient quelquefois par le propre vice du cerveau ; quelquefois par la sympathie de tout le corps, et cette dernière s’appelle hypochondriaque, autrement venteuse. Elle vient des fumées de la rate. La passion mélancolique est au commencement aisée à guérir, mais quand elle est envieillie, et comme naturalisée, elle est du tout incurable, selon Trallian (Furetière). Mélancolie signifie aussi la tristesse même, le chagrin qui vient par quelque fâcheux incident.
la tristesse,
Tristesse : passion de l’âme qui resserre le cœur, et qui est causée par quelque perte, quelque accident, quelque souffrance (Furetière).
Vanité 23 (Laf. 36, Sel. 70). Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir. Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Sans divertissement il n’y a point de joie ; avec le divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes.
Le rapport entre le sentiment de tristesse et l’état de l’homme corrompu est indiqué par le fragment Perpétuité 3 (Laf. 281, Sel. 313). Perpétuité. Cette religion qui consiste à croire que l’homme est déchu d’un état de gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence et d’éloignement de Dieu, mais qu’après cette vie on serait rétabli par un Messie qui devait venir, a toujours été sur la terre.
le chagrin,
Chagrin : inquiétude, ennui, mélancolie.
Le mot chagrin ne se trouve ailleurs dans les Pensées que dans le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Divertissement. [...] L’homme quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement le voilà heureux pendant ce temps-là, et l’homme quelque heureux qu’il soit s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux.
le dépit,
Dépit : colère qui donne du dégoût d’une chose contre laquelle on se fâche. Quand un ami rompt avec nous, cela fait un grand dépit. On dit d’un amant méprisé, qu’il faut qu’un dépit heureux le tire d’affaire (Furetière). Il faut sans doute entendre ici la déception qui saisit l’homme devant la disproportion entre ce qu’il voudrait être et ce qu’il est.
Le mot dépit et le verbe dépiter n’apparaissent dans les Pensées que dans les fragments Amour propre (Laf. 978, Sel. 743) et Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78), Imagination. Mais les contextes sont différents.
le désespoir.
Le désespoir suit naturellement le dépit lorsque l’on comprend que la disproportion entre l’état actuel de l’homme et ce qu’il voudrait être est irrémédiable, au moins par des moyens naturels. Il clôt aussi naturellement la liste car, dans la langue classique, le mot désespoir implique toujours l’idée de mort, ou de suicide mort. Se désespérer, c’est se tuer. Voir la note de Corneille, Œuvres complètes, II, éd. Couton, Pléiade, p. 1490. Voir le dossier de la liasse Ennui, qui propose une étude sur le désespoir, et le dossier thématique sur le désespoir.
De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008, p. 246 sq. Désespoir : entendre l’absence d’espérance qui résulte en l’homme de la considération du caractère irrémédiable de sa misère, et non la tristesse, l’accablement et la frayeur que peut inspirer à l’homme la considération des espaces infinis.
La définition pascalienne du désespoir est donnée dans Excellence 5 (Laf. 192, Sel. 225) : La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. De même, Morale chrétienne 2 (Laf. 352, Sel. 384) : La misère persuade le désespoir. L’orgueil persuade la présomption. Voir aussi Fausseté 6 (Laf. 208, Sel. 240) : Sans ces divines connaissances qu’ont pu faire les hommes sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente. Car ne voyant pas la vérité entière ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu, les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir ou l’orgueil ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices, puisqu’ils ne peuvent sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car s’ils connaissaient l’excellence de l’homme, ils en ignorent la corruption de sorte qu’ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans la superbe et s’ils reconnaissent l’infirmité de la nature ils en ignorent la dignité de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité mais c’était en se précipitant dans le désespoir.
L’idée du désespoir entre dans le fil de l’argumentation de Pascal tel que le définit le fragment Ordre 4 (Laf. 6, Sel. 40) : Première partie. Misère de l’homme sans Dieu. Deuxième partie. Félicité de l’homme avec Dieu. Pascal le souligne dans le fragment Dossier de travail (Laf. 416, Sel. 35) : Sans Jésus-Christ, il faut que l’homme soit dans le vice et dans la misère. Avec Jésus-Christ, l’homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité. Hors de lui il n’y a que vice, misère, erreur, ténèbres, mort, désespoir. Sans Jésus-Christ, il faut que l’homme soit dans le vice et dans la misère. Avec Jésus-Christ, l’homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité. Hors de lui il n’y a que vice, misère, erreur, ténèbres, mort, désespoir.
Le christianisme est le remède à la fois de l’orgueil et du désespoir : voir Morale chrétienne 2 (Laf. 354, Sel. 386). Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d’orgueil. Car comme l’indique le fragment Fausseté 10 (Laf. 212, Sel. 245), Jésus-Christ est un Dieu dont on s’approche sans orgueil et sous lequel on s’abaisse sans désespoir.
Cependant le plus « admirable » selon Pascal est dans le fait que la plupart des hommes n’ont pas conscience de leur propre désespoir : voir Transition 3 (Laf. 198, Sel. 229). En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi d’une semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non et sur cela ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés. Pour moi je n’ai pu y prendre d’attache et considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois j’ai recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi.