Règle de la créance – Fragment n° 1 / 8 – Papier original : RO 273-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 79 p. 313 / C2 : p. 405-405 v°
Éditions savantes : Faugère II, 351, VIII ; I, 291, LXX / Havet XXV.49 / Brunschvicg 260 / Tourneur p. 61-1 / Le Guern 457 / Lafuma 504 et 505 (série XX) / Sellier 672
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Bibliographie ✍
CAJORI Florian, A history of mathematical notations, New York, Dover, 1993 (2 vol. en un). COSTABEL Pierre, “Essais sur les secrets des Traités de la Roulette”, L’Œuvre scientifique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p. 192 sq. DESCOTES Dominique, Blaise Pascal : littérature et géométrie, Clermont-Ferrand, Publications Blaise Pascal, C.E.R.H.A.C., 2001. DESCOTES Dominique, “An unknown mathematical manuscript by Blaise Pascal”, Historia mathematica, vol. 37, 3, Août 2010. HAMMOND Nicholas, “Levez le rideau : images of the théâtre in Pascal’s Pensées”, French studies, vol. XLVII, n° 3, juillet 1993, p. 276-287. JULLIEN Vincent (dir.), Seventeenth century indivisibles revisited, Heidelberg, Birkhäuser, 2015. MERKER Claude, Le chant du cygne des indivisibles, Le calcul intégral dans la dernière œuvre scientifique de Pascal, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2001. NADEAU Christian, Le vocabulaire de saint Augustin, Paris, Ellipses, 2001, p. 10 sq. NORMAN Buford, “L’idée de règle chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 87-99. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SHIOKAWA Tetsuya, Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012. |
✧ Éclaircissements
Ils se cachent dans la presse et appellent le nombre à leur secours.
Tumulte.
Tumulte : confusion causée par une multitude de gens sans ordre et sans discipline.
Dans ce fragment elliptique, Pascal parle peut-être des jésuites, qui profitent de la multitude des casuistes pour parvenir à faire passer inaperçues leurs maximes de morale.
En revanche, lorsqu’ils ont à défendre leur doctrine de la probabilité et leurs décisions de morale, comme c’est le cas dans la controverse sur l’Apologie pour les casuistes du P. Pirot, les jésuites appellent à leur secours la multitude des casuistes. Pascal s’en plaint à plusieurs reprises.
Voir le VIe Écrit des curés de Paris, § 7, qui souligne à quel point l’unité des jésuites et leur habitude de se défendre tous les uns les autres ont suscité une grand trouble dans l’Église de France, lors de la publication du livre du P. Pirot : « Quoi, mes Pères, toute l’Église est en rumeur dans la dispute présente. L’Évangile est d’un côté, et l’Apologie des casuistes est de l’autre. Les prélats, les pasteurs, les docteurs, et les peuples sont ensemble d’une part ; et les Jésuites pressés de choisir déclarent, page 7, qu’ils ne prennent point de parti dans cette guerre. Criminelle neutralité ! Est-ce donc là tout le fruit de nos travaux que d’avoir obtenu des Jésuites qu’ils demeureraient dans l’indifférence entre l’erreur et la vérité, entre l’Évangile et l’Apologie, sans condamner ni l’un ni l’autre ? »
Pascal emploie le mot tumulte dans la Provinciale XVI, 25 :
« Si la vérité était pour vous, elle combattrait pour vous, elle vaincrait pour vous ; et, quelques ennemis que vous eussiez, la vérité vous en délivrerait, selon sa promesse. Vous n’avez recours au mensonge que pour soutenir les erreurs dont vous flattez les pécheurs du monde, et pour appuyer les calomnies dont vous opprimez les personnes de piété qui s’y opposent. La vérité étant contraire à vos fins, il a fallu mettre votre confiance au mensonge, comme dit un Prophète : Vous avez dit : Les malheurs qui affligent les hommes ne viendront pas jusques à nous : car nous avons espéré au mensonge, et le mensonge nous protégera. Mais que leur répond le Prophète ? D’autant, dit-il, que vous avez mis votre espérance en la calomnie et au tumulte, sperastis in calomnia et in tumultu, cette iniquité vous sera imputée, et votre ruine sera semblable à celle d’une haute muraille qui tombe d’une chute imprévue, et à celle d’un vaisseau de terre qu’on brise et qu’on écrase en toutes ses parties par un effort si puissant et si universel qu’il n’en restera pas un test avec lequel on puisse puiser un peu d’eau ou porter un peu de feu : parce que, comme dit un autre Prophète, vous avez affligé le cœur du juste, que je n’ai point affligé moi-même ; et vous avez flatté et fortifié la malice des impies. Je retirerai donc mon peuple de vos mains, et je ferai connaître que je suis leur Seigneur et le vôtre. »
Pascal reprend Isaïe, XXVIII, 15 :
« Car vous avez dit : Nous avons fait un pacte avec la mort, nous avons contracté une alliance avec l’enfer. Lorsque les maux se déborderont comme des torrents, ils ne viendront pas jusqu’à nous, parce que nous avons établi notre confiance dans le mensonge, et que le mensonge nous a protégés » ;
et XXX, 12-14 :
« C’est pourquoi voici ce que dit le Saint d’Israël : Parce que vous avez rejeté la parole du Seigneur, et que vous avez mis votre confiance dans la calomnie et le tumulte et que vous y avez mis votre appui, - Cette iniquité retombera sur vous, comme une haute muraille qui, s’étant entrouverte et ayant menacé ruine, tombe tout à coup lorsqu’on ne croyait pas sa chute proche, - Et se brise comme un vase de terre qu’on casse avec effort en mille morceaux, sans qu’il en reste seulement un têt pour y mettre un charbon pris d’un feu, ou pour puiser un peu d’eau dans une fosse » (tr. Sacy).
Il semble que la traduction soit de Pascal ; voir Les Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 324. L’autre prophète est Ezéchiel, 13, 22-23 : « Car vous avez affligé le cœur du juste sur de fausses suppositions, lorsque je ne l’avais point attristé moi-même, et vous avez fortifié les mains de l’impie pour l’empêcher de revenir de sa voie mauvaise et corrompue, et de trouver la vie. – C’est pourquoi vous n’aurez plus vos fausses visions à l’avenir, et vous ne débiterez plus vos divinations fantastiques, parce que je délivrerai mon peuple d’entre vos mains, et que vous saurez que c’est moi qui suis le Seigneur » (tr. Sacy).
Laf. 729, Sel. 611. Casuistes. [...] Leur grand nombre loin de marquer leur perfection marque le contraire.
L’idée sert déjà à la fin de la Lettre à Le Pailleur, à propos des ennemis du vide :
« Tous ceux qui combattent la vérité sont sujets à une semblable inconstance de pensées, et ceux qui tombent dans cette variété sont suspects de la contredire. Aussi est-il étrange de voir, parmi ceux qui soutiennent le plein, le grand nombre d’opinions différentes qui s’entrechoquent : l’un soutient l’éther, et exclut toute autre matière ; l’autre, les esprits de la liqueur, au préjudice de l’éther ; l’autre, l’air enfermé dans les pores des corps, et bannit toute autre chose ; l’autre, de l’air raréfié et vide de tout autre corps. Enfin il s’en est trouvé qui, n’ayant pas osé y placer l’immensité de Dieu, ont choisi parmi les hommes une personne assez illustre par sa naissance et par son mérite, pour y placer son esprit et le faire remplir toutes choses. Ainsi chacun d’eux a tous les autres pour ennemis ; et comme tous conspirent à la perte d’un seul, [il succombe] nécessairement. Mais comme ils ne triomphent que les uns des autres, ils sont tous victorieux, sans que pas un puisse se prévaloir de sa victoire, parce que tout cet avantage naît de leur propre confusion. De sorte qu’il n’est pas nécessaire de les combattre pour les ruiner, puisqu’il suffit de les abandonner à eux-mêmes, parce qu’ils composent un corps divisé, dont les membres contraires les uns aux autres se déchirent intérieurement, au lieu que ceux qui favorisent le vide demeurent dans une unité toujours égale à elle-même, qui, par ce moyen, a tant de rapport avec la vérité qu’elle doit être suivie, jusqu’à ce qu’elle nous paraisse à découvert. Car ce n’est pas dans cet embarras et dans ce tumulte qu’on doit la chercher ; et l’on ne peut la trouver hors de cette maxime, qui ne permet que de décider des choses évidentes, et qui défend d’assurer ou de nier celles qui ne le sont pas. C’est ce juste milieu et ce parfait tempérament dans lequel vous vous tenez avec tant d’avantage, et où, par un bonheur que je ne puis assez reconnaître, j’ai été toujours élevé avec une méthode singulière et des soins plus que paternels. »
Philippe Sellier, dans une note de Pascal et saint Augustin, p. 598, interprète cette note comme une critique de l’argument du consentement universel.
L’autorité.
Tant s’en faut que d’avoir ouï dire une chose soit la règle de votre créance, que vous ne devez rien croire sans vous mettre en l’état comme si jamais vous ne l’aviez ouï.
Le problème de l’autorité est lié à celui du consentement universel.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 598 sq., souligne la différence qui existe entre saint Augustin, qui considère que le grand nombre des catholiques est un argument valable en faveur de la religion chrétienne, alors que Pascal ne fait jamais appel à un argument de ce genre pour demander à l’incroyant de commencer par le christianisme. Même lorsqu’il invoque la perpétuité, il n’invoque pas le plus grand nombre : il considère comme transcendante une religion qui a résisté à l’usure de la durée et qui a toujours existé, ce qui constitue à ses yeux l’une des marques auxquelles doit se reconnaître la révélation du vrai Dieu, qui est éternel. Le présent fragment exprime nettement son refus de l’argument du consentement universel. Pascal sait en effet avec quelle facilité l’argument en question peut être retourné :
Soumission 10 (Laf. 176, Sel. 207). Ceux qui n’aiment pas la vérité prennent le prétexte de la contestation et de la multitude de ceux qui la nient, et ainsi leur erreur ne vient que de ce qu’ils n’aiment pas la vérité ou la charité. Et ainsi ils ne s’en sont pas excusés.
Soumission 11 (Laf. 177, Sel. 208). Contradiction est une mauvaise marque de vérité.
Plusieurs choses certaines sont contredites.
Plusieurs fausses passent sans contradiction.
Ni la contradiction n’est marque de fausseté ni l’incontradiction n’est marque de vérité.
Lalande André, Vocabulaire..., p. 102 sq. En matière religieuse, la révélation chrétienne, en tant que formulée sous l’inspiration de Dieu dans les Écritures, et transmise par la tradition du témoignage apostolique. On oppose l’argument d’autorité aux raisons qui se tirent de la démonstration logique ou de l’expérience. La méthode d’autorité s’oppose à l’assentiment universel et au sens commun.
Sur l’autorité, le texte majeur, qui résume de façon claire les idées de Pascal, est la Préface au traité du vide. Voir la Préface au traité du vide, OC II, p. 772 sq. « Où cette autorité a la principale force, c’est dans la théologie, parce qu’elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés, comme, pour montrer l’incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas comprises ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l’esprit de l’homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences s’il n’y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle ». Mais alors que cette Préface ne traite de la foi qu’en passant, se tenant aux réalités et aux sciences naturelles, il est ici expressément question de la croyance de foi.
Shiokawa Tetsuya, Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes. Le mot autorité a chez Pascal un sens différent du sens actuel, mais aussi du sens que beaucoup d’études sur le XVIIe siècle lui supposent. Voir particulièrement l’étude « Justus ex fide vivit et fides ex auditu : foi et preuves dans l’apologétique pascalienne », p. 133-151, notamment p. 142 sq.
Saint Augustin, De vera religione, Bibliothèque augustinienne, t. VIII, 1951, p. 494. Définition de l’auctoritas. Auctoritas : ensemble des garanties objectives qui inclinent les hommes à accorder leur confiance à un objet de connaissance, tandis que la ratio est caractérisée par l’idée de réflexion. Auctoritas : ce qui s’ajoute à l’essence d’une chose pour la faire accepter, soit que cet élément de garantie soit extrinsèque, soit qu’il procède d’elle et en constitue comme le rayonnement : p. 494. Voir aussi De vera religione, XXIV, 45, Bibliothèque augustinienne, p. 85 : « L’autorité réclame la foi et prépare l’homme à réfléchir. La raison conduit à la compréhension et à la connaissance ». L’autorité ne va pas sans la raison. Voir XXV, p. 47, sur le problème des autorités auxquelles il faut croire avant qu’on soit capable de réfléchir sur le divin et l’invisible. Voir p. 494, note 10. Auctoritas et ratio.
Saint Augustin, De utilitate credendi, XVI, 34, t. VIII, 1951, p. 291, voit deux signes d’autorité véritable en matière de religion : le grand nombre de ceux qui la suivent et les miracles. Pascal (qui a un temps envisagé d’user de l’argument des miracles, mais qui y a renoncé) invoquerait plus précisément les prophéties (qui sont un miracle subsistant), et l’histoire du peuple juif.
Shiokawa Tetsuya, “La connaissance par l’autorité selon Pascal”, Études de langue et littérature françaises, n° 30, 1977, p. 1-14. Voir p. 13. Voir la note 2 : il est probable que le mot autorité est destiné à remplacer l’expression d’avoir ouï dire une chose, que Pascal aurait omis de barrer. Voir éd. Tourneur, p. 61, n. 2. Voir la transcription diplomatique.
Contre l’argument d’autorité. L’autorité est ici considérée comme un facteur de prévention. Cette idée est explicitée dans la liasse Transition de la connaissance de l’homme à Dieu, dans le fragment Transition 1 (Laf. 193, Sel. 226). La prévention induisant en erreur. C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition, et de la patrie le sort nous le donne. C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition de serrurier, soldat, etc. C’est par là que les sauvages n’ont que faire de la Provence.
La réaction qu’il faut opposer à cette forme de prévention, qui consiste à croire à ce qu’autrui soutient et répète, quoique sans autorité réelle, est esquissée dans le fragment Laf. 817, Sel. 659. On a beau dire : il faut avouer que la religion chrétienne a quelque chose d’étonnant. C’est parce que vous y êtes né, dira-t-on. Tant s’en faut je me roidis contre par cette raison-là même, de peur que cette prévention ne me suborne, mais quoique j’y sois né je ne laisse pas de le trouver ainsi.
Vous ne devez rien croire sans vous mettre en l’état comme si jamais vous ne l’aviez ouï : cette règle qui s’oppose à l’obéissance servile à l’autorité est en partie saine et véritable. On peut éviter la prévention en faisant abstraction de tout ce que le poids de la tradition et de l’antiquité peut imposer de manière plus ou moins visible. Pascal a peut-être en tête la démarche de Descartes dans les Méditations, qui s’ouvrent sur une radicale cure de scepticisme, destinées à annuler l’influence des idées imposées par l’éducation, les préjugés de toutes sortes. Le doute hyperbolique est en ce sens une manière de se mettre en état d’examiner les idées comme si elles n’avaient jamais été proposées par autrui.
Cependant cette règle a tout l’air d’une règle de demi-habile (voir le dossier thématique sur les demi-habiles). Car du devoir au pouvoir, il n’y a pas nécessairement de conséquence directe : il est bien beau de dire que l’on doit examiner une idée comme si jamais on ne l’avait ouïe. Mais la question est de savoir si c’est possible. Or Pascal a assez montré dans les liasses Vanité et Misère que les puissances trompeuses, l’imagination, les préjugés sociaux, la tradition et le consentement universel peuvent déformer le raisonnement.
C’est le consentement de vous à vous‑même et la voix constante de votre raison, et non des autres, qui vous doit faire croire.
Consentement : approbation d’une chose par laquelle on agrée qu’elle se fasse. Pascal veut donc dire que c’est l’approbation de soi-même à soi-même, et non avec les autres, qui est en cause.
Le consentement de vous à vous-même : l’expression n’est pas entièrement claire. Il faut l’entendre par contraste avec « la voix [...] des autres ».
La voix constante de votre raison et non des autres qui vous doit faire croire : la formule est comique, quand on sait à quel point Pascal juge la voix de la raison constante. Sur ce point encore, il semble qu’on trouve là une idée vraie jusqu’à un certain point, ce qui est le propre des demi-habiles. Le caractère ironique du passage est peut-être confirmé par le fait que la créance, c’est-à-dire la fois, est ici présentée comme le produit de la voix de la raison.
Cependant, il n’y a pas là une erreur : car comme l’écrit Pascal, la soumission de la raison est approuvée par la raison elle-même.
Soumission 8 (Laf. 174, Sel. 205). Saint Augustin. La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette quand elle juge qu’elle se doit soumettre.
Soumission 16 (Laf. 182, Sel. 213). Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison.
Shiokawa Tetsuya, « L’autorité », in Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, p. 59. La foi, selon Pascal, est un consentement de soi-même à soi-même, c’est-à-dire une décision personnelle. C’est pourquoi Pascal exclut de son programme l’argument du consentement universel, qui s’établit sur une autorité sans que personne n’accepte la responsabilité de la vérifier par sa propre raison. Ce n’est pas parce que la foi dépasse la raison que la décision s’impose au détriment de la raison. C’est parce que l’exercice de la raison est une affaire personnelle par excellence et ne peut être remplacé par le jugement d’autrui que l’engagement personnel devient indispensable.
Le croire est si important.
Le croire est ici un infinitif substantivé.
Saint Augustin, De utilitate credendi, XVI, 34.
Commencement 14 (Laf. 164, Sel. 196). Commencement. Cachot. Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic. Mais ceci : Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle.
Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en les réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.
Le croire s’oppose ici à la philosophie.
Fragment écrit au verso de Raisons des effets 3 (Laf 84, Sel. 118). Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement. Car cela est vrai, mais de dire quelles et composer la machine, cela est ridicule. Car cela est inutile et incertain et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. (texte barré verticalement)
Cent contradictions seraient vraies.
Entendre : si ce qui a été dit, ou l’autorité, était le seul et véritable critère de la vérité, une multitude de contradictions seraient vraies. Pascal semble avoir voulu écrire absurdités, mais a écrit contradictions. L’absurdité est le résultat de la contradiction. Ce qui la cause, c’est l’existence de propositions qui se contredisent. Pascal parle donc exactement : ce sont les contradictions qui apparaîtraient si on se fiait à l’autorité.
Si l’antiquité était la règle de la créance, les anciens étaient donc sans règle.
Raisonnement par l’absurde : si l’on admet que le vrai est déterminé par l’antiquité, les premiers dans l’ordre historique n’avaient pas de règle pour discerner la vérité.
Si le consentement général, si les hommes étaient péris.
L’expression est elliptique, mais rien n’oblige à y voir une question, comme l’indiquent certaines éditions.
Rétorsion contre l’argument du consentement universel, qui consiste à soutenir qu’une idée admise par tout le monde est nécessairement vraie. Si l’on admet que le critère de la vérité était le consentement universel, si toute l’humanité disparaissait, il n’y aurait plus de critère de vérité (ni personne pour la rechercher).
Fausse humilité, orgueil.
En quoi cette note peut-elle toucher au problème de l’autorité ? Une hypothèse envisageable serait que Pascal veut dire que la soumission à l’autorité apparaît comme une forme d’humilité, puisque c’est apparemment une soumission de la raison. Mais cette humilité serait fausse, et serait en réalité une marque d’orgueil de la part de celui qui établit cette autorité.
Laf. 729, Sel. 611. Casuistes. [...] L’humilité d’un seul fait l’orgueil de plusieurs.
Laf. 655, Sel. 539. Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux gens glorieux et d’humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs. Peu parlent de l’humilité humblement, peu de la chasteté chastement, peu du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété et nous cachons et nous déguisons à nous‑mêmes.
Punition de ceux qui pèchent : erreur.
Cette formule est placée en marge de gauche. Un mot a été biffé, cherchent, selon Lafuma, Luxembourg, p. 341. Dans la mesure où la recherche, au sens où Pascal l’entend, est essentiellement recherche de la vérité, il est cohérent que le châtiment des pécheurs soit de tomber dans l’erreur.
Levez le rideau.
Il faut lire levez, plutôt que lever.
Hammond Nicholas, “Levez le rideau : images of the théâtre in Pascal’s Pensées”, French studies, vol. XLVII, n° 3, juillet 1993, p. 276-287.
Sabbattini Nicola, Pratique pour fabriquer scènes et machines de théâtre, ch. 37, Neuchâtel, Ides et calendes, rééd. de 1977, p. 59 sq. Comment et de quelles façons enlever le rideau qui cache la scène.
Furetière signale tirer le rideau pour dire la farce est jouée, une chose est faite et consommée. Lever le rideau voudrait dire que l’affaire commence. Tirer le rideau, selon le Dictionnaire de l’Académie, c’est au contraire cacher quelque chose à la vue ; autre sens, dire qu’une affaire est consommée, qu’il n’y a rien à attendre. Aucun dictionnaire ne donne l’expression lever le rideau. On dit lever les rideaux pour des rideaux ordinaires.
Lever peut vouloir dire ôter les obstacles qui s’opposent à ce que l’on voie ou qu’on connaisse quelque chose.
L’expression a peut-être été inspirée par Montaigne, Essai, I, XLII, De l’inégalité qui est entre nous, où il dit qu’il faut regarder derrière le rideau pour juger de la valeur d’un homme : « Car comme les joueurs de comédie, vous les voyez sur l’échafaud faire une mine de duc et d’empereur, mais tantôt après, les voilà devenus valets et crocheteurs misérables, qui est leur naïve et originelle condition : aussi l’empereur, duquel la pompe vous éblouit en public :
Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdi
Auro includuntur, teriturque Thalassina vestis
Assidue, et Veneris sudorem exercita potat,
Voyez-le derrière le rideau, ce n’est rien qu’un homme commun, et à l’aventure plus vil que le moindre de ses sujets. »
Cette référence conviendrait assez bien à ce qui suit, où il est question de ce qui fait la valeur de l’homme.
Vous avez beau faire, si faut‑il ou croire, ou nier, ou douter.
N’aurons‑nous donc pas de règle ?
L’alternative n’est plus binaire, comme elle l’était dans Contrariétés : elle comporte un terme de plus : Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Que fera donc l’homme en cet état ? doutera-t-il de tout, doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle, Doutera-t-il s’il doute, doutera-t-il s’il est ? La perspective de Contrariétés était seulement philosophique ; le présent texte se situe dans la perspective religieuse de la croyance.
Nous jugeons des animaux qu’ils font bien ce qu’ils font. N’y aura‑t‑il point une règle pour juger des hommes ?
Nier, croire et douter bien, sont à l’homme ce que le courir est au cheval.
Contrariétés 10 (Laf. 127, Sel. 160). La nature de l’homme se considère en deux manières, l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable ; l’autre selon la multitude, comme on juge de la nature du cheval et du chien par la multitude, d’y voir la course et animum arcendi, et alors l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies qui en font juger diversement et qui font tant disputer les philosophes.
Laf. 685, Sel. 564. Gloire. Les bêtes ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait entre eux de l’émulation à la course, mais c’est sans conséquence, car étant à l’étable, le plus pesant et plus mal taillé n’en cède pas son avoine à l’autre, comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait d’elle-même.
Soumission 4 (Laf. 170, Sel. 201). Soumission. Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison. Il y en a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connaître en démonstration, ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre, ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger.
♦ Le dessin en marge
La figure en question se situe en marge de gauche des notes relatives au problème de l’autorité. Ce dessin paraît n’avoir aucun rapport direct avec le texte, ce qui a sans doute permis aux éditeurs de l’ignorer en toute bonne conscience.
L’image est vraisemblablement de la main de Pascal. Elle représente un rectangle qui comporte deux verticales entre lesquelles se trouve ce qui semble être une ligne en pointillés.
Quelques nombres figurent auprès de ce dessin. Les nombres 4, 2 et 8 sont placés verticalement les uns sous les autres, et semblent barrés par un trait vertical.
Sous le dessin se trouvent trois nombres écrits horizontalement, et séparés par des traits obliques : 3 / 4 / 2.
Ce dessin et ces nombres n’ont fait l’objet d’aucune étude et ne sont signalés dans aucune édition, ce qui épargnait aux éditeurs le double problème de la reproduction du dessin et de son interprétation.
Les considérations relatives aux papiers du manuscrit conduisent à envisager un rapprochement entre ces figures avec des équations, également absentes de toutes les éditions, qui se trouvent au dos du papier RO 295-6 (Règle de la créance 8 - Laf. 508, Sel. 679).
Que représente la figure du fragment RO 273-2 ? Les nombres qui l’accompagnent lui sont-ils associés ?
Une remarque s’impose : la figure en question apparaît comme un schéma, dont, faute de la moindre explication, il est difficile de dire si elle doit être interprétée en deux ou en trois dimensions.
Il faut commencer par exclure l’interprétation qui pourrait être suggérée par le contexte du fragment. L’une des formules les plus énigmatiques du papier est située un peu en dessus sur la droite du dessin : Levez le rideau.
On pourrait penser que le dessin représente un rideau semblable à ceux qui sont employés dans les théâtres, vu de l’envers. Le pointillé figurerait la corde qui passe de l’autre côté et ressort en passant par dessous, de manière à élever le rideau. Cette interprétation n’est pas recevable.
La disposition relative de la figure et des nombres qui l’accompagnent montre qu’ils ont été tracés avant les notes sur l’autorité. Il n’y a donc aucune raison de supposer que la figure illustre la formule Levez le rideau.
D’autre part, les documents qui nous renseignent sur les techniques mises en œuvre pour lever un rideau de théâtre, comme le livre de Nicola Sabbattini, Pratique pour fabriquer scènes et machines de théâtre,ne connaissent aucun mécanisme de ce genre, dont l’efficacité demeure du reste fort douteuse.
Enfin, si aujourd’hui, le lecteur est presque spontanément conduit à interpréter la ligne en pointillé comme une manière de représenter une ligne censée passer derrière le plan du rideau, ce n’était nullement le cas d’un lecteur de l’époque de Pascal. On le vérifie par exemple sur les figures des Lettres de A. Dettonville (voir les figures 42 et 45, où les pointillés figurent des lignes qui passent à la surface des solides, et où les lignes continues représentent souvent des lignes intérieures).
Une interprétation plus sûre est possible.
Tourneur, qui mentionne l’existence de cette figure en note de son édition, sans toutefois la reproduire, propose l’hypothèse selon laquelle cette figure « semble destinée au traité de L’équilibre des liqueurs ». Il n’apporte ni justification ni explication à cette hypothèse.
La figure peut en effet être interprétée comme un schéma représentant en deux dimensions ce que Pascal appelle un vaisseau, évidemment tridimensionnel.
Cette interprétation se heurte cependant à plusieurs objections.
La première est que nulle part dans ses traités de physique Pascal ne propose un tel schéma pour représenter un vaisseau. Le fait que les planches de L’équilibre des liqueurs sont d’une qualité graphique et d’un réalisme incomparables n’est pas ici en cause : rien ne s’oppose en effet à ce que ce dessin ne soit qu’une esquisse préliminaire destinée à être améliorée.
C’est l’objet lui-même, le vaisseau, qui n’apparaît nulle part dans le traité de Pascal. Lorsque celui-ci présente des vaisseaux, ils ont un aspect tout à fait différent.
D’autre part, l’hypothèse de Tourneur n’explique ni la présence de la ligne courbe qui se trouve au bas du rectangle sur le schéma du manuscrit, ni la présence des traits verticaux, continus ou en pointillé, qui traversent le rectangle. Enfin, on ne voit pas, dans ces conditions, quel est le sens des nombres tracés à droite et au-dessous de la figure, dont Tourneur mentionne l’existence sans explication.
La piste des traités de physique paraît cependant être la bonne.
Envisageons d’abord les nombres qui accompagnent la figure.
Rien ne permet de considérer que ceux qui sont situés à droite sont liés à ceux qui se trouvent en-dessous.
La disposition est très différente : Les trois nombres 4, 2 et 8 sont simplement placés les uns sous les autres, comme ils pourraient l’être pour poser une multiplication, s’il était vraisemblable que Pascal ait voulu inscrire une opération aussi simple. En tout cas ces nombres ne sont pas séparés par des traits. Ont été biffés ? Comme le trait vertical incurvé qui paraît les barrer évite le nombre central 2, on peut l’interpréter comme un trait destiné à séparer ces trois nombres du texte inscrit à droite.
Ce n’est pas le cas des trois autres nombres, qui sont placés horizontalement, séparés par des traits obliques, et qui ne peuvent pas être interprétés de la même manière.
Les nombres 3, 4 et 2 ne peuvent correspondre aux parties de la figure. Mais leur présence permet de proposer une explication qui résout l’essentiel des difficultés.
La figure de Pascal est en fait une reproduction schématique d’une figure du Quatrième livre de la statique intitulé Des éléments hydrostatique de Simon Stevin, dont il a utilisé les Œuvres mathématiques pour composer ses écrits sur le vide et la pesanteur de la masse de l’air, aussi bien que pour ses réflexions arithmétiques de L’esprit géométrique. Quoique très soucieux des applications pratiques de sa mécanique, Stevin illustre toute sa statique sous forme de figures schématiques. C’est chez lui que l’on trouve des vaisseaux rectangulaires, parmi lesquels une figure ressemble de près à celle de Pascal, celle du Théorème VIII, Proposition X de la Statique, Des éléments hydrostatiques de Stevin, in Œuvres mathématiques, p. 485-486. Le rectangle ABCD représente un vaisseau plein d’eau, et comporte des lignes verticales GE et HF.
L’intérêt de cette figure est double.
En premier lieu, les nombres qui ne répondaient pas à la figure de Pascal répondent exactement à celle de Stevin. Les hauteurs AD, GE, HF et EC étant toutes égales, les quantités d’eau sont en raison des bases. Or les segments EF, DE et FC sont d’une longueur relative proportionnelle aux nombres 3, 4 et 2, dans l’ordre de ceux qui figurent sur le manuscrit des Pensées. En d’autres termes, Pascal aurait reporté des nombres empruntés à Stevin, sans se soucier de construire une figure qui en respecte les proportions.
Mais l’intérêt de la figure consiste surtout en ce que, chez Stevin, elle illustre le principe fondamental de l’hydrostatique : voir Stevin Simon, Œuvres mathématiques, tr. A. Girard, p. 487-488 : « sur le fond de l’eau, parallèle à l’horizon, repose un poids égal à la pesanteur de l’eau, qui est égal à la colonne dont la base est le fond du susdit ; et la hauteur, la perpendicle sur l’horizon entre le fond et la fleur de l’eau ». Pascal dit plus brièvement au premier chapitre de L’équilibre des liqueurs que « les liqueurs pèsent suivant leur hauteur », ce qui revient au même.
La démonstration de Stevin procède par une démonstration par l’absurde, qui est de caractère purement géométrique : « Si sur le fond EF repose un poids plus grand que GEFH, cela viendra à cause de l’eau prochaine : Soit, s’il est possible, de l’eau ADEG, et HFCB ; et de même pourra-t-on dire que sur le fond DE repose plus que l’eau ADEG, et sur FC plus que l’eau HFCB ; tellement que sur DC reposera plus que l’eau ADCB ; ce qui est absurde, étant en icelui un parallélépipède rectangle. Semblablement on démontrera que sur EF ne repose pas moins que GEFH, et par conséquent sur EF reposera précisément un poids égal à la colonne d’eau GEFH ».
Faut-il pour autant affirmer que la figure prépare L’équilibre des liqueurs ?
La différence entre la figure de Stevin et les figures de L’équilibre des liqueurs est significative : Pascal a certainement réfléchi sur la démonstration par Stevin de la pression des liqueurs ; c’est probablement à cette fin qu’il a tracé le schéma du papier des Pensées. Mais les figures qu’il a publiées sont d’une nature différente parce que sa démonstration n’est pas la même : alors que la preuve donnée par Stevin a un caractère géométrique, abstrait et apagogique, celle de Pascal est d’ordre physique, expérimental et procède par voie directe. Pour montrer que « les liqueurs pèsent suivant leur hauteur », Pascal présente six vaisseaux de forme différente, l’un droit, le second penché, le troisième large, le quatrième étroit, et ainsi de suite, tous remplis d’eau à la même hauteur, et constate « qu’il faut une pareille force pour empêcher tous (les tampons placés à l’extrémité inférieure) de sortir, quoique l’eau soit en une quantité toute différente en ces différents vaisseaux, parce qu’elle est à une pareille hauteur en tous ; et la mesure de cette force est le poids de l’eau contenue dans le premier vaisseau, qui est uniforme en tout son corps » (OC II, éd. J. Mesnard, p. 1043.). Le schéma des Pensées correspond à une étape préliminaire, au cours de laquelle Pascal a réfléchi sur la démonstration de Stevin, avant d’en choisir une autre.
Le schéma du manuscrit porte du reste une confirmation, avec le trait courbe qui part du milieu de la base vers la droite.
Si Stevin a donné la figure du vaisseau plein d’eau, ainsi que beaucoup d’autres, il ne semble pas avoir pensé à représenter concrètement la force exercée par l’eau à l’aide d’un tampon appliqué en un point de la base du vaisseau. Or c’est précisément sur ce point que porte la preuve donnée dans le premier chapitre de L’équilibre des liqueurs, à l’aide des figures I à V. Il est vraisemblable que, sur le schéma des Pensées, le trait courbe soit un premier crayon schématique de la main qui, sur la figure I de L’équilibre des liqueurs, tient le tampon dans la partie sur laquelle pèse la colonne liquide. Le pointillé marque le centre du fond sur lequel s’exerce la pression.
L’intérêt de notre schéma consisterait dès lors à nous donner un aperçu fugitif du travail de recherche de Pascal, à un moment préalable de la rédaction de ses grands traités, où, après avoir examiné la figure de Stevin, il a rejeté la preuve géométrique de Stevin pour une preuve personnelle, plus conforme à la démarche expérimentale qui domine dans les Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air.
Autrement dit, Tourneur a senti à bon escient le rapport de la figure avec le Traité de l’équilibre des liqueurs, mais il n’a pas compris qu’elle marque précisément la voie que Pascal a décidé de ne pas suivre dans l’exposition de sa physique.
Il faut aussi examiner le problème de la liaison éventuelle entre ce dessin et les équations qui figurent sur le dos du papier RO 295-6.
Il est tentant de chercher une liaison entre ces calculs et la figure précédente, d’autant plus que certains des nombres apparaissent dans les deux documents, notamment les nombres 2, 3 et 4 qui figurent en tête de chaque ligne.
Il faut cependant y renoncer, pour les raisons suivantes.
Primo, les lettres minuscules, a, b, c, f, r, g, qui servent, dans les habitudes de rédaction de Pascal (voir la page 410 du Recueil original, verso du papier 409-1 (Laf. 965-966, Sel. 799)), déterminant des segments ba, ac, af, ag, etc., qui figurent dans les équations, ne renvoient à aucun élément du schéma.
Secundo, si les nombres 2, 3 et 4 figurent bien sur les deux papiers, leur ordre n’est pas le même. Nous verrons plus bas à quoi ils correspondent.
Tertio, quoiqu’il soit visiblement tronqué, le tableau de nombres et de lettres ci-dessus constitue, dans le style de Pascal, une égalité entre éléments géométriques. Les deux barres verticales sont l’équivalent d’un signe « égale » (=). Elles signifient, dans son écriture, qu’entre les parties de droite et celles de gauche existe une égalité, soit terme à terme, soit collectivement. Ce signe se retrouve chez certains mathématiciens de l’époque, mais sans parvenir à prévaloir sur le signe =. Toutefois, il se trouve sur la page 410 du Recueil original, dans laquelle son sens de symbole d’égalité est évident.
Enfin, un tel calcul ne peut avoir aucun rapport avec le passage de L’équilibre des liqueurs dont nous avons parlé ci-dessus. Il faut donc renoncer à expliquer ce fragment d’équation par les traités de physique et par le schéma que nous avons étudié plus haut.
Il ne faut pas pour autant renoncer à en proposer une interprétation.
Posons préalablement quelques jalons.
Rappelons d’abord que, contrairement à notre usage, Pascal ne connaît pas les parenthèses. Sous sa plume, 2 ba + ac ne se traduit pas comme dans notre style « deux fois ba plus une fois ac », mais deux fois la somme de ba et de ac, soit 2 (ba + ac) .
Les coefficients de la colonne de gauche sont 2, 3 et 4, ce qui donne
2 (ba + ac)
3 (ba + af)
4 (ba + ag)
Pascal supprime ensuite le signe dans la colonne de gauche entre ba et af, puis entre les termes de la colonne de droite.
Cela ne signifie pas qu’il faut envisager ces membres comme des produits. La notation actuelle, qui permet d’exprimer un produit par un point, voire par une absence de toute ponctuation, n’existe pas à l’époque. Voir Cajori Florian, A history of mathematical notations, New York, Dover, 1993.
La suppression du signe + signifie seulement que l’on doit suppléer comme allant de soi ce signe dans les membres où il ne figure pas. De sorte que le troisième terme est 4 (ba + ag) (avec correction de f, répété par erreur, en g)
Si l’on considère la colonne de gauche, on constate que les coefficients sont 2, 3 et 4, ti forment une suite arithmétique. Les membres de gauche signifient que l’on prend la ligne (ba + ac), c’est-à-dire bc deux fois, la ligne (ba + af) trois fois, la ligne (ba + ag) quatre fois.
Le découpage du papier interdit de savoir si, en haut de la colonne, que le découpage a mutilée, figurait un membre doté du coefficient 1. Si tel est le cas, on a affaire aux coefficients des sommes triangulaires telles qu’elles sont définies dans les Lettres de A. Dettonville. La somme de ces lignes prises triangulairement, dans le langage de Pascal, engendre un solide à trois dimensions qu’il appelle un onglet, construction fondamentale dans la méthode des centres de gravité appliquée à la roulette.
On peut être plus précis encore.
Dans la colonne de gauche, les segments sommés triangulairement sont composés de deux parties. La première partie ba se trouve dans tous les termes. La seconde, ac, af, ag, est variable.
Or les Lettres de A. Dettonville présentent dans le traité intitulé Propriétés des sommes simples, triangulaires et pyramidales (OC IV, éd. J. Mesnard, p. 469 sq.), des propositions qui répondent à ce modèle de sommes.
Dans la figure 14 ci-dessous, le triligne FAC, composé d’ordonnées DH qui sont de longueur variable, est accolé au rectangle FSRA, qui est composé d’ordonnées égales HO.
La somme triangulaire des HO engendre le solide ci-dessous. Si on prend de la même façon la somme triangulaire des ordonnées HD du triligne FAX, on engendre la somme triangulaire des ordonnées (OH + HD), c’est-à-dire la somme triangulaire des ordonnées OD (solide bleu).
Le calcul mutilé correspond sans doute à une telle somme triangulaire.
La colonne de droite peut s’interpréter dans des termes analogues, mais elle réserve quelques surprises.
Chaque membre en est composé de deux termes, que ne sépare aucun signe. La convention précédente qui consiste à suppléer le signe + s’applique sans doute ici.
Les membres de cette colonne de droite présentent par rapport à la précédente cette différence que les deux éléments qui la composent ont chacun un coefficient différent explicitement indiqué. Il est difficile de déterminer ceux de la première ligne, qui a été presque entièrement coupée. Tout au plus peut-on supposer que le premier caractère peut être un 3 (sans que l’on puisse exclure qu’il s’agisse d’un 5 ou d’un 9).
Cependant, tous les premiers termes comportent le même élément ac, qui est pris probablement trois fois, puis certainement quatre fois, enfin cinq fois. Cette succession semble elle aussi répondre à une somme triangulaire, et engendrer un solide analogue à celle des ba dans la colonne de gauche (analogue au solide représenté ci-dessus en rouge).
En revanche, dans les termes de droite, les éléments br sont partout les mêmes, mais les coefficients, à en juger pas ce qui subsiste, sont différents : 12 et 20 sont ceux que le découpage a épargnés.
Mais il semble bien qu’on ait ici affaire à une troisième somme triangulaire (tronquée par le découpage, bien sûr) : car 12 est 3 pris 4 fois, et que 20 est 4 pris 5 fois, de sorte que l’on peut interpréter les termes comme suit :
12 br = 4 x 3 br
20 br = 5 x 4 br
Ce qui paraît surprenant dans ces deux expressions, c’est qu’elles juxtaposent deux sommes triangulaires :
1. la première br est prise 3 fois, la seconde 4 fois, ce qui constitue un segment d’une première somme triangulaire ;
2. les éléments qui constituent cette première somme triangulaire sont eux-mêmes pris triangulairement :
3 br est pris quatre fois
4 br est pris cinq fois.
De sorte qu’on a affaire, dans cette colonne de gauche, à la somme triangulaire de la somme triangulaire des termes br (NB : Il faut se garder de prendre ce type de somme avec une somme pyramidale, comme on peut s’en assurer en consultant le passage des Lettres de A. Dettonville dans lequel Pascal définit ce type de somme).
Pour conclure, ces différentes suites laissent peu de place au doute : il s’agit bien de sommes triangulaires dont l’ensemble constitue le vestige d’un raisonnement par la méthode des indivisibles comparable à ceux des Lettres de A. Dettonville. La mutilation du papier ne permet pas d’aller plus avant, ni de savoir ce que Pascal entendait démontrer. On doit cependant souligner les points suivants :
1. par rapport à la page 410 du RO, qui présente un projet de théorème selon la méthode des indivisibles, ce vestige présente un intérêt particulier : ce ne sont plus seulement des sommes simples que Pascal développe : nous disposons ici d’un exemple qui nous permet de savoir comment Pascal, lorsqu’il travaillait, notait les sommes triangulaires. Aucun autre document ne nous fournit de pareilles informations.
2. Nous savions par les Lettres de A. Dettonville que Pascal utilisait des sommes simples, des sommes triangulaires et des sommes pyramidales (qui sont des sommes simples de sommes triangulaires). Mais nous disposons ici du seul exemple permettant de savoir que Pascal a usé de sommes triangulaires de sommes triangulaires. Nulle part dans les Lettres de A. Dettonville il n’a procédé de cette manière. Il en ressort par conséquent que Pascal n’a pas livré dans ses traités sur la roulette toutes ses inventions relatives aux sommes simples, triangulaires et pyramidales, et que, restreignant volontairement ses explications à ce qui était strictement nécessaire pour la résolution des problèmes qu’il avait proposés, il a conservé ses inventions les plus complexes par devers lui, peut-être en vue d’applications ultérieures. Il n’y a rien d’étonnant à cela : il a procédé de la même manière dans le Traité du triangle arithmétique.
Sur les sommes triangulaires et l’emploi qu’en fait Pascal, on peut recourir à ✍
Merker Claude, Le chant du cygne des indivisibles, Le calcul intégral dans la dernière œuvre scientifique de Pascal, 2001.
Descotes Dominique, Blaise Pascal : littérature et géométrie, 2001.
Jullien Vincent (dir.), Seventeenth century indivisibles revisited, Birkhäuser, 2015.
Costabel Pierre, “Essais sur les secrets des Traités de la Roulette”, L’Œuvre scientifique de Pascal, p. 192 sq.
Descotes Dominique, “An unknown mathematical manuscript by Blaise Pascal”, Historia mathematica, vol. 37, 3, Août 2010.