La liasse PERPÉTUITÉ (suite)

 

 

Perpétuité et l’édition de Port-Royal

 

Il n’y a pas de chapitre Perpétuité dans l’édition de Port-Royal.

Quatre fragments ont été retenus dans le chapitre II, Marques de la véritable religion : Perpétuité 2, Perpétuité 3, Perpétuité 4 et Perpétuité 6.

Deux fragments ont été intégrés au chapitre X, Juifs : Perpétuité 9 et Perpétuité 11.

Perpétuité 1 est venu compléter le chapitre XXVIII, Pensées chrestiennes.

Les fragments Perpétuité 5, Perpétuité 7, Perpétuité 8 et Perpétuité 10 n’ont pas été retenus par le Comité. Seul le fragment 7 a ensuite été recopié par Louis Périer dont une copie a été conservée. Il faut attendre l’édition Faugère (1844) pour qu’ils soient publiés.

 

Aspects stratigraphiques des fragments de Perpétuité

 

Le papier RO 277-2 (Perpétuité 8) porte un filigrane Écusson fleurette RC / DV.

Les autres papiers ne portent pas de filigrane.

Selon Pol Ernst, Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 309,

le papier RO 247-3 (Perpétuité 1) provient d’un registre de comptes (papier à réglure) de type non identifié ;

les papiers RO 283-2 (Perpétuité 2) et RO 237-2 (Perpétuité 4) pourraient provenir de feuillets de type Armes de France et Navarre / I ♥ C ;

les papiers RO 442-9 (Perpétuité 5), RO 151-2 (Perpétuité 9), RO 213-1 (Perpétuité 10) et RO 255-2 (Perpétuité 11) pourraient être issus de feuillets de type Cadran d’horloge & Armes de France et Navarre / P ♥ H ;

les papiers RO 265-9 (Perpétuité 6), RO 214-4 (Perpétuité 7) et RO 277-2 (Perpétuité 8) pourraient être issus de feuillets de type Écusson fleurette RC/DV ;

le feuillet RO 218 (Perpétuité 3) pourrait être de type Armes des Médicis.

 

Structure de la liasse Perpétuité

 

Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 406-407.

 

Qu’est-ce que la Perpétuité ?

 

La notion de la perpétuité de la religion chrétienne, qui était familière aux contemporains de Pascal, nécessite aujourd’hui une explication préalable.

Magnard Pierre, Le vocabulaire de Pascal, Paris, Ellipses, 2001, p. 47 sq.

Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, ch. III, § 147, p. 200 sq. La perpétuité n’est pas précisément l’une des notes classiquement attribuées à l’Église catholique : les propriétés qui permettent en principe à tout homme, même incrédule, de reconnaître à coup sûr la vérité de la religion chrétienne, et que l’on appelle ses notes, sont l’unité, la sainteté, la catholicité et l’apostolicité, qualités réelles qui sont rappelées dans le Credo (« Unam, sancta catholicam et apostilicam Ecclesiam »).

L’Église a reçu la promesse d’une durée jusqu’à la fin du monde : la perpetuitas, ou la perennitas. Cette durée est associée à la garantie d’une pérennité, d’une immutabilité (absence de changement), alors qu’en raison des circonstances historiques et des influences étrangères, les États humains subissent nécessairement des changements intérieurs et extérieurs. La perpétuité et l’immutabilité donnent à l’Église la garantie de l’indéfectibilité. L’immutabilité est un élément essentiel de la perpétuité : c’est elle qui est la raison de la durée continuelle, et même la raison de toutes les propriétés caractéristiques de l’Église : immuable, sainte, catholique et apostolique. L’Église est perpétuelle et immuable tant dans sa forme intérieure que dans sa forme extérieure. La cause de cette indéfectibilité est le Saint Esprit, qui est envoyé à l’Église dans le but de constituer son principe de vie intérieur et permanent jusqu’à la fin du monde. Cependant, la perpétuité et l’immutabilité ne sont données à l’Église que pour ses caractères essentiels, mais pour le reste, les changements dans l’Église sont effectifs.

Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, éd. Pléiade, p. 765. Il y a une différence entre l’argument de perpétuité et l’argument d’antiquité. L’antiquité n’affecte que la durée ; la perpétuité consiste en ce que la religion a subsisté sur les mêmes fondements depuis le commencement du monde. Argument connexe : l’Église jouit de la perpétuité sans que tout ce qui devait détruire la religion (hérésies, tyrannies, etc.) puisse y parvenir.

Tavard Georges, La tradition au XVIIe siècle, p. 43. Le cardinal Du Perron distingue dans Réplique à la réponse du Roi de la Grande-Bretagne (1620) succession de doctrine et similitude de doctrine ; il ne suffit pas de dire que la même doctrine s’enseigne qu’autrefois ; il faut encore, pour être sûr d’adhérer à la véritable Église, démontrer que cette doctrine a été continuellement enseignée par le passé.

Plusieurs textes scripturaires appuient cette thèse :

Matth. XVI, 18. « Et moi aussi, je vous dis, que vous êtes Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. »

Matth. XXVIII, 19-20. « Allez donc, et instruisez tous les peuples, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer toutes les choses que je vous ai commandées. Et assurez-vous que je serai toujours avec vous jusqu’à la consommation des siècles. »

Pascal attribue cependant à la perpétuité une importance fondamentale. La perpétuité figure parmi les preuves qu’il considère comme décisives en faveur de la religion chrétienne.

Voir Miracles III (Laf. 894, Sel. 448). Les trois marques de la religion : la perpétuité, la bonne vie, les miracles.

Voir aussi Preuves par les Juifs VI (Laf. 482, Sel. 717). Preuves. 1. La religion chrétienne, par son établissement, par elle-même établie si fortement, si doucement, étant si contraire à la nature. 2. La sainteté, la hauteur et l’humilité d’une âme chrétienne. 3. Les merveilles de l’Ecriture sainte. 4. Jésus-Christ en particulier. 5. Les apôtres en particulier. 6. Moïse et les prophètes en particulier. 7. Le peuple juif. 8. Les prophéties. 9. La perpétuité : nulle religion n’a la perpétuité. 10. La doctrine, qui rend raison de tout. 11. La sainteté de cette loi. 12. Par la conduite du monde.

Il est indubitable qu’après cela on ne doit pas refuser, en considérant ce que c’est que la vie, et que cette religion, de suivre l’inclination de la suivre, si elle nous vient dans le cœur ; et il est certain qu’il n’y a nul lieu de se moquer de ceux qui la suivent.

Miracles III (Laf. 892, Sel. 446). J’aime mieux suivre J.-C. qu’aucun autre parce qu’il a le miracle, prophétie, doctrine, perpétuité, etc.

Pascal exploite en l’occurrence une idée de saint Augustin, qui, dans l’Epist. fundam. 4, déclare que, outre l’autorité des miracles, la catholicité et le consentement des peuples, ce qui l’a retenu dans la religion, « c’est la succession des pontifes de Rome, qui par une suite non interrompue, s’est conservée depuis l’épiscopat de l’apôtre saint Pierre, auquel Jésus-Christ ressuscité a donné le soin de paître ses brebis, jusqu’au pontife qui est assis aujourd’hui sur le même siège ».

Cependant, le sens que Pascal donne à la notion de la perpétuité paraît dépasser cette définition. Il voit dans la perpétuité l’expression de la présence depuis les origines jusqu’à la fin du monde de la croyance dans le Messie sauveur de l’humanité corrompue.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 271 sq. L’argument de la perpétuité consiste à soutenir que la vraie religion a toujours existé. Voir Perpétuité 3 (Laf. 281, Sel. 313) : Perpétuité. Cette religion qui consiste à croire que l’homme est déchu d’un état de gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence et d’éloignement de Dieu, mais qu’après cette vie nous serons rétablis par un Messie qui devait venir, a toujours été sur la terre. Cela s’entend au sens strict : la religion juive, sous la forme figurative, était déjà la religion chrétienne. Les promesses faites par Dieu aux patriarches se rapportaient à un Messie dont les saints de l’Ancien Testament connaissaient le mystère (Énoch, Lamech, Noé, Abraham, Isaac, Jacob).

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 271 sq. Voir saint Augustin, Epist. 102-49 à Deogratias, q. 2, n. 15. « Depuis le commencement du genre humain [...] (le Messie) n’a pas cessé d’être annoncé et il y eut toujours des hommes pour croire en lui, d’Adam à Moïse », en Israël et parmi les autres nations. La religion a toujours été prêchée. Mais Pascal supprime le développement optimiste de saint Augustin, qui suppose que d’autres nations que les Juifs ont pu connaître la vraie religion. La possibilité pour la vérité d’exister ailleurs que chez les Juifs brouillait la question.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 600-601, sur le thème de la perpétuité dans les Pensées.

Sa nature même assure à l’Église la permanence inhérente à la vérité.

Laf. 776, Sel. 641. L’histoire de l’Église doit proprement être appelée l’histoire de la vérité.

Dans les circonstances où la vérité s’est trouvée attaquée, elle jouit de solides garants : voir Miracles III (Laf. 877, Sel. 441). La manière dont l’Église a subsisté est que la vérité a été sans contestation ou si elle a été contestée, il y a eu le pape, et sinon il y a eu l’Église, c’est-à-dire le concile.

Bost Hubert, “Jean Claude controversiste : Charenton contre Port-Royal ?”, in Port-Royal et les protestants, Chroniques de Port-Royal, 47, Paris, Bibliothèque Mazarine, 1998, p. 149-177. Voir p. 157 sq. La notion de perpétuité n’a pas seulement un sens chronologique, mais aussi un sens spatial, conformément à la formule de Vincent de Lérins, « quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est » : p. 157. Ce terme fait l’objet d’une controverse entre Port-Royal et les protestants, en la personne du ministre Claude dans sa Réponse au livre de M. Arnauld : p. 157-158. Aspect géographique de la notion de perpétuité chez Nicole : p. 160. La diffusion de l’Église romaine sur la surface de toute la terre est un signe de sa catholicité : p. 160.

L’idée de sa perpétuité donne au chrétien une certaine confiance dans le destin de l’Église.

Laf. 743, Sel. 617. Il y a plaisir d’être dans un vaisseau battu de l’orage lorsqu’on est assuré qu’il ne périra point ; les persécutions qui travaillent l’Église sont de cette nature.

Mais cette confiance ne doit pas dégénérer en une assurance béate : le fait que l’Église soit assurée de durer jusqu’à la fin du monde n’implique pas qu’elle y parviendra sans dommage. Pascal est visiblement persuadé du contraire, à en croire le Projet de mandement (Provinciales, éd. L. Cognet, Garnier, p. 463-468) :

§ 10. « Car, comme toutes choses leur arrivaient en figure, et que la Synagogue a été l’image de l’Église, selon saint Paul, nous pouvons nous instruire, par ce qui lui est arrivé, de ce qui nous doit avenir, et voir, dans leur exemple, la source, le progrès et la consommation de l’impiété. L’Écriture nous apprend donc que c’est des faux prophètes que l’impiété a pris son origine et qu’elle s’est de là répandue sur le reste des hommes, comme le dit Jérémie. C’est des prophètes que l’abomination est née, et c’est de là qu’elle a rempli toute la terre ; qu’ils ont formé une conspiration ouverte contre la vérité au milieu du peuple de Dieu : in medio ejus ; que les grands du monde ont été les premiers suppôts de leurs doctrines flatteuses ; que les peuples en ont été infectés ensuite. Mais tandis que les prêtres du Seigneur en sont demeurés exempts, Dieu a suspendu les effets de sa colère ; mais quand les prêtres même s’y sont plongés, et que, dès lors, il n’est rien resté pour apaiser la colère divine, les fléaux de Dieu sont tombés sur ce peuple, sans mesure, et y sont demeurés jusqu’à ce jour. Les prophètes, dit Jérémie, ont annoncé de fausses doctrines de la part de Dieu : les prêtres y ont donné les mains, et mon peuple y a pris plaisir. Quelle punition leur est donc préparée ? C’est alors qu’il n’y a plus de miséricorde à attendre, parce qu’il n’y a plus personne pour la demander. Les prêtres, dit Ézéchiel, ont eux-mêmes violé ma loi. Les princes et les peuples ont exercé leurs violences, et les prophètes les flattaient dans leurs désordres. J’ai cherché quelqu’un qui opposât sa justice à ma vengeance, et je n’en ai point trouvé. Je répandrai donc sur eux le feu de mon indignation, et je ferai retomber sur leurs têtes le fruit de leurs impiétés.

11. Voilà le dernier des malheurs où, par la grâce de Dieu, l’Église n’est pas encore, et où elle ne tombera pas, tant qu’il plaira à Dieu de soutenir ses pasteurs contre la corruption des faux docteurs qui les combattent ; et c’est ce qu’il importe de faire entendre à ceux qui sont sous notre conduite, afin qu’ils ne cessent de demander à Dieu la continuation d’un zèle si important et si nécessaire, et qu’ils évitent eux-mêmes les doctrines molles et flatteuses de ces séducteurs qui ne travaillent qu’à les perdre. Car de la même manière que la piété des saints de l’Ancien Testament consistait à s’opposer aux nouveautés des faux prophètes, qui étaient les casuistes de leurs temps : de même la piété des fidèles doit avoir maintenant pour objet de résister au relâchement des casuistes, qui sont les faux prophètes d’aujourd’hui. Et nous ne devons cesser de faire entendre à nos peuples ce que les vrais prophètes criaient incessamment aux leurs, que l’autorité de ces docteurs ne les rendra pas excusables devant Dieu, s’ils suivent leurs fausses doctrines ; que toute la société des casuistes ne saurait assurer la conscience contre la vérité éternelle. Et que cette abominable doctrine de la probabilité, qui est le fondement de toutes leurs erreurs, est la plus grande de leurs erreurs ; que rien ne saurait les sauver que la vérité et la prière, et que c’est une fausseté horrible de dire qu’on se sauve aussi bien par l’une que par l’autre de deux opinions contraires, et dont il y en a par conséquent une de fausse. C’est ce qu’ils soutiennent tous, et sans quoi toute leur doctrine tombe par terre ; car ils n’ont point d’autre fondement à ces horribles maximes, qu’ils renouvellent encore dans ce nouveau livre : Qu’on peut discerner par la seule lumière de la raison quand il est permis ou défendu de tuer son prochain ; qu’on le peut tuer pour défendre ou réparer son honneur ; qu’on peut, sans crime, calomnier ceux qui médisent de nous ; que tous nos péchés seront remis, pourvu que nous les confessions sans quitter les occasions prochaines, sans faire pénitence en cette vie, et sans avoir d’autre regret d’avoir péché, sinon pour le mal temporel qui en revient, et encore si faible que le pécheur et pénitent juge qu’il est prêt à retomber en peu de temps. Quand on leur demande sur quoi ils fondent ces horribles maximes, ils n’ont autre chose à répondre, sinon que leurs Pères et leurs docteurs l’ayant jugé probable, cela est sûr en conscience, et aussi sûr que, les opinions contraires. Car de la même manière que la piété des saints de l’Ancien Testament consistait à s’opposer aux nouveautés des faux prophètes, qui étaient les casuistes de leurs temps : de même la piété des fidèles doit avoir maintenant pour objet de résister au relâchement des casuistes, qui sont les faux prophètes d’aujourd’hui. Et nous ne devons cesser de faire entendre à nos peuples ce que les vrais prophètes criaient incessamment aux leurs, que l’autorité de ces docteurs ne les rendra pas excusables devant Dieu, s’ils suivent leurs fausses doctrines ; que toute la société des casuistes ne saurait assurer la conscience contre la vérité éternelle. Et que cette abominable doctrine de la probabilité, qui est le fondement de toutes leurs erreurs, est la plus grande de leurs erreurs ; que rien ne saurait les sauver que la vérité et la prière, et que c’est une fausseté horrible de dire qu’on se sauve aussi bien par l’une que par l’autre de deux opinions contraires, et dont il y en a par conséquent une de fausse. C’est ce qu’ils soutiennent tous, et sans quoi toute leur doctrine tombe par terre ; car ils n’ont point d’autre fondement à ces horribles maximes, qu’ils renouvellent encore dans ce nouveau livre : Qu’on peut discerner par la seule lumière de la raison quand il est permis ou défendu de tuer son prochain ; qu’on le peut tuer pour défendre ou réparer son honneur ; qu’on peut, sans crime, calomnier ceux qui médisent de nous ; que tous nos péchés seront remis, pourvu que nous les confessions sans quitter les occasions prochaines, sans faire pénitence en cette vie, et sans avoir d’autre regret d’avoir péché, sinon pour le mal temporel qui en revient, et encore si faible que le pécheur et pénitent juge qu’il est prêt à retomber en peu de temps. Quand on leur demande sur quoi ils fondent ces horribles maximes, ils n’ont autre chose à répondre, sinon que leurs Pères et leurs docteurs l’ayant jugé probable, cela est sûr en conscience, et aussi sûr que, les opinions contraires. Et c’est sur quoi nous annonçons à tous ceux sur qui Dieu nous a donné de l’autorité, que ce sont des faussetés diaboliques, et que tous ceux qui suivront ces maximes sur la foi de ces faux docteurs périront avec eux. De même que les prophètes de Dieu annonçaient autrefois à leurs peuples, qui se reposaient ainsi sur leurs faux prophètes, que Dieu exterminera tout ensemble, et ces maîtres, et ces disciples, magistros et discipulos ; et que ceux qui assurent ainsi la conscience des hommes, et ceux qui reçoivent ces assurances, seront ensemble précipités dans une pareille ruine : Et qui beatificant, et qui beatificantur. De sorte que tant s’en faut que cette probabilité de sentiments et cette autorité des docteurs qui les enseignent excuse devant Dieu ceux qui les suivent, que cette confiance est au contraire le plus grand sujet de la colère de Dieu sur eux, parce qu’elle ne vient en effet que d’un désir corrompu de chercher du repos dans ses vices, et non pas d’une recherche pure et sincère de la vérité de Dieu, qui ferait aisément discerner la fausseté de ces opinions, qui font horreur à tous ceux qui ont de véritables sentiments de Dieu. Et c’est pourquoi cette tranquillité dans les crimes les augmente si fort, que Dieu a déclaré par ses prophètes à la Synagogue, et par elle à l’Église, que toute la prière des plus justes ne sauverait pas de sa fureur ceux qui auraient ainsi suivi ces maîtres de fausses doctrines. C’est ce qu’on voit en Jérémie, lorsqu’il demandait miséricorde à Dieu pour les Juifs, et qu’il lui représentait que c’était sur la foi de ces faux prophètes qu’ils étaient demeurés dans leurs crimes. Seigneur, dit-il, ils ont agi de la sorte, parce que leurs prophètes les assuraient que vous approuviez leur conduite ; et que bien loin de les punir, vous les rempliriez de bonheur et de paix. C’est-à-dire, qu’ils avaient suivi l’autorité de plusieurs grands docteurs qui étaient tenus pour prophètes. Et cependant que répond Dieu à ce saint homme ? Les prophètes ont parlé selon leur propre esprit, et non pas selon le mien, dit le Seigneur. Ce ne sont pas mes paroles, mais leurs propres paroles qu’ils ont annoncées ; et c’est pourquoi je perdrai ces docteurs ; mais j’exterminerai de même ceux qui les ont écoutés et suivis. Ne priez donc point pour ce peuple ; car quand Moïse et Samuel se présenteraient devant moi pour arrêter ma fureur, je ne leur ferais point miséricorde. Et s’ils vous demandent : Que ferons-nous donc ? dites-leur que ceux qui sont destinés à la mort aillent à la mort, et que ceux qui sont réservés à la famine et au meurtre courent à la fin qui leur est destinée.

12. Que si Dieu a traité de cette sorte le peuple Juif, dans les ombres et les ténèbres où il était ; s’il ne leur a pas pardonné leurs crimes, quoiqu’ils s’y fussent engagés sur l’autorité de tant de docteurs graves et éminents en apparence ; s’il n’a pas épargné les hommes des premiers temps, dit saint Pierre, comment traitera-t-il un peuple qu’il a rempli de tant de lumières et de tant d’effets de son amour, s’il a assez d’aveuglement et d’ingratitude pour se dispenser de l’aimer, sur la foi de quelques casuistes modernes qui l’en assurent ?

13. Nous déclarons donc hautement que ceux qui seraient dans ces erreurs seraient absolument inexcusables de recevoir la fausseté de ces mains étrangères, qui la leur offrent au préjudice de la vérité qui leur est présentée par les mains paternelles de leurs propres pasteurs ; et qu’ils soient doublement coupables dans ces impiétés, et pour avoir reçu des opinions qu’ils ne devaient jamais admettre, et pour les avoir reçues de ceux qu’ils ne devaient point écouter. Car comme ces personnes qui sont hors de la hiérarchie n’ont de pouvoir d’y exercer aucune fonction que sous nos ordres et selon nos règlements, tout ce qu’ils disent contre notre aveu doit être regardé comme suspect et irrecevable, et ainsi les fidèles en doivent demeurer exempts, et demander à Dieu la persévérance des pasteurs naturels de son Église ; afin que ce malheureux repos, et ce consentement général dans l’erreur qui doit attirer le dernier jugement de Dieu, n’arrive pas de nos jours comme il arriva à la fin de la Synagogue, lorsque les prophètes se relâchèrent. Les princes sont dans la corruption, les prêtres les y accompagnent. Les prophètes les y confirment, et tous ensemble, en cet état, se reposent encore sur le Seigneur, en disant : Dieu est au milieu de nous ; il ne nous arrivera pas de mal. C’est pour cette raison, dit le Seigneur, que Jérusalem sera totalement détruite, et que le Temple de Dieu sera renversé et anéanti. »

Voir sur ce point la belle analyse de Sellier Philippe, “Pascal et l’histoire de l’Église dans la campagne des Provinciales (1656-1658)”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 325-340, Particulièrement p. 335 sq.

Pascal tire argument de « l’assurance qu’elle [l’Église] a de son éternelle durée » dans les Écrits sur la grâce, Discours sur la possibilité des commandements, 5, Nouvelle rédaction d’ensemble, ample, mais inachevée, § 28, OC III, p. 748, pour insister sur le devoir qu’elle impose à l’Église de demeurer vigilante à l’égard des erreurs et des hérésies.

L’idée de perpétuité peut aussi s’appliquer à la croyance en un dogme particulier : Antoine Arnauld et Pierre Nicole ont composé un ouvrage intitulé La Perpétuité de la foi de l'Église catholique touchant l'Eucharistie, défendue contre le livre du sieur Claude, ministre de Charenton, Paris, 1669-1674, 3 vol, pour défendre la présence réelle et la transsubstantiation contre les protestants.

 

L’argument de la perpétuité

 

Le Messie a en ce sens toujours été cru.

Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle , p. 414-425. Voir p. 416 sq. Pascal aboutit à l’argument de la perpétuité par une extension progressive de son argumentation initiale. Pascal est parti de l’argument des miracles. À partir de cet argument, il aboutit à l’argument des prophéties, qui peut être considéré globalement, et non pas sur quelques prophéties particulières : parmi les miracles, signes par excellence qui traduisent l’insertion de Dieu dans l’histoire contemporaine, la réalisation des prophéties prise dans son ensemble a une valeur probante. C’est un miracle subsistant. Et comme la perpétuité de la religion chrétienne est un miracle visible, et que la perpétuité s’exprime par la constance de la prophétie, cet argument général s’élargit lui-même dans l’argument de la perpétuité, qui est plus ample encore : p. 418-419.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 600-601. Dès les origines du monde, Dieu s’est fait connaître à certains hommes, qui croyaient déjà en la Trinité et en la rédemption du péché par le Christ. La Bible mentionne Enoch, Lamech, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David, Isaïe. La perpétuité est la trace de la stabilité divine dans le monde changeant. Il suffit, pour se garder de l’erreur, de se tenir à ce qui a toujours été cru.

Sellier Philippe, “La lumière immobile. L’univers biblique d’un catholique sous Louis XIV”, in Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 187 sq. Le christianisme a toujours été sur la terre.

Sellier Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du mode et la recherche de la permanence”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 411-423. Rapport de l’idée de perpétuité avec l’idée de fluidité universelle : p. 419 sq.

La religion juive possédait déjà la perpétuité, et seules d’autres carences empêchaient qu’elle n’eût pour elle tous les signes de la vérité.

Prophéties VIII (Laf. 503, Sel. 738). Ainsi les Juifs avaient des miracles, des prophéties qu’ils voyaient accomplir et la doctrine de leur loi était de n’adorer et de n’aimer qu’un Dieu. Elle était aussi perpétuelle. Ainsi elle avait toutes les marques de la vraie religion. Aussi elle l’était, mais il faut distinguer la doctrine des Juifs d’avec la doctrine de la loi des Juifs. Or la doctrine des Juifs n’était pas vraie, quoiqu’elle eût les miracles, les prophéties et la perpétuité, parce qu’elle n’avait pas cet autre point de n’adorer et n’aimer que Dieu.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., p. 197 sq. Le christianisme a « toujours été sur la terre ». Indications chronologiques fournies par la Bible. Chronologie de la Bible de Sacy : p. 125. Ancienneté des livres de Moïse : p. 126.

Le Guern Michel, Les Pensées de Pascal, p. 190 sq. L’argument est paradoxal, dans la mesure où il suppose la continuité entre le judaïsme et le christianisme.

Voir une présentation ancienne de cet argument dans Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, I, III, éd. Gustave Bardy, Sources chrétiennes, Paris, Cerf, 2001, p. 13 sq. Le nom de Jésus et celui de Christ ont été autrefois connus et honorés par les prophètes divins. « Le même Moïse vit aussi d’avance, par l’Esprit de Dieu, le nom de Jésus et le jugea également digne d’un privilège choisi ». « C’est d’une manière claire que les prophètes suivants ont annoncé le Christ par son nom, prédisant en même temps le complot que devaient ourdir contre lui le peuple des Juifs et l’appel des nations » ; certains prophètes sont devenus des Christs en figure. La religion annoncée par le Christ n’est ni nouvelle ni étrangère : voir I, IV, p. 19 sq. : « Le peuple des Hébreux n’est pas nouveau, mais il est honoré chez tous les hommes par son antiquité et tous le connaissent. Chez lui des traditions et des livres rapportent que, autrefois, des hommes, rares sans doute et peu nombreux, mais cependant éminents par la piété, la justice et toutes les autres vertus, ont vécu les uns avant le déluge, d’autres après, par exemple les enfants et les descendants de Noé, et Abraham, que les enfants des Hébreux se vantent d’avoir pour chef et pour ancêtre... » « Pourquoi donc serait-on empêché de reconnaître une seule et même manière de vivre, une seule et même religion à nous qui vivons après le Christ et aux anciens amis de Dieu ? Ainsi, nous avons démontré qu’elle ne paraît pas nouvelle et étrangère, mais, s’il faut dire la vérité, qu’elle est la première, la véritable règle de la piété, cette religion transmise par l’enseignement du Christ ».

 

Dieu s’est de tout temps communiqué aux hommes

 

Miracles III (Laf. 860, Sel. 439). Toujours ou les hommes ont parlé du vrai Dieu, ou le vrai Dieu a parlé aux hommes.

Miracles II (Laf. 834, Sel. 422). S’il y a un Dieu, il fallait que la foi de Dieu fût sur la terre.

Sellier Philippe, “La lumière immobile. L’univers biblique d’un catholique sous Louis XIV”, in Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 187 sq. Le christianisme a toujours été sur la terre : p. 197 sq. Les reconstitutions des chronologistes, qui conduisent à poser que la Bible est le cadre de toute l’histoire humaine : p. 201.

 

Caractère paradoxal de la perpétuité

 

L’Église jouit d’une permanence essentielle que les États politiques n’ont jamais su s’assurer.

Voir Perpétuité 2 (Laf. 280, Sel. 312). Les états périraient si on ne faisait ployer souvent les lois à la nécessité, mais jamais la religion n’a souffert cela et n’en a usé. Aussi il faut ces accommodements ou des miracles.

Il n’est pas étrange qu’on se conserve en ployant, et ce n’est pas proprement se maintenir, et encore périssent-ils enfin entièrement. Il n’y en a point qui ait duré 1 000 ans. Mais que cette religion se soit toujours maintenue et inflexible... Cela est divin.

Cette permanence a quelque chose de paradoxal, tant elle est contraire aux mœurs ordinaires des hommes.

Perpétuité 6 (Laf. 284, Sel. 316). La seule religion contre la nature, contre le sens commun, contre nos plaisirs est la seule qui ait toujours été.

Preuves par discours I (Laf. 425, Sel. 680). La seule science qui est contre le sens commun et la nature des hommes est la seule qui ait toujours subsisté parmi les hommes.

Ce paradoxe cache en fait un miracle : le fait que le Messie ait toujours été cru et que, conformément aux prophéties, il soit réellement venu en Jésus-Christ, constitue ce que Pascal appelle un miracle subsistant. Voir Prophéties 15 (Laf. 335, Sel. 368). La plus grande des preuves de J.-C. sont les prophéties. C’est aussi à quoi Dieu a le plus pourvu, car l’événement qui les a remplies est un miracle subsistant depuis la naissance de l’Église jusques à la fin. Aussi Dieu a suscité des prophètes durant 1 600 ans et pendant 400 ans après il a dispersé toutes ces prophéties avec tous les juifs qui les portaient dans tous les lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la naissance de J.-C. dont l’Évangile devant être cru de tout le monde, il a fallu non seulement qu’il y ait eu des prophéties pour le faire croire mais que ces prophéties fussent par tout le monde pour le faire embrasser par tout le monde.

 

Argument complémentaire : l’Église a souvent été au bord de la destruction, et Dieu l’a toujours sauvée par un miracle ou une action extraordinaire

 

Perpétuité 3 (Laf. 281, Sel. 313). Mille fois elle a été à la veille d’une destruction universelle, et toutes les fois qu’elle a été en cet état Dieu l’a relevée par des coups extraordinaires de sa puissance.

C’est de telles actions extraordinaires que Racine fera la matière de ses deux dernières pièces, Esther et Athalie.

 

La perpétuité de la foi, par opposition à l’instabilité générale des choses dans le monde humain

 

Sellier Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du mode et la recherche de la permanence”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 411-423. Rapport de l’idée de perpétuité avec l’idée de fluidité universelle : dans l’instabilité générale, l’idée de la perpétuité constitue un point de stabilité.

 

Les adversaires de la perpétuité

 

Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, ch. III, § 147, p. 201 sq. On distingue deux erreurs symétriques à l’égard de la perpétuité : celle qui affirme que s’est produit un obscurcissement de l’Église au cours des siècles, ou que sont apparus des signes de sénilité dans l’Église (Quesnel parle de signa senectutis), et celle des modernistes qui affirment que l’Église est soumise à une évolution perpétuelle. Sur les objections des sociniens, voir p. 202.

Les adversaires principaux de la perpétuité de l’Église sont les protestants, qui soutiennent que l’Église primitive s’est corrompue, puis perdue, jusqu’à ce qu’ils la ressuscitent. Arnauld répond à cette doctrine dans le premier livre de la Perpétuité de la foi. Bossuet tirera des variations des protestants un puissant argument contre eux.

Mais ce sont surtout les jésuites qui s’avèrent être les grands ennemis de la perpétuité de l’Église. L’idée de la perpétuité relie directement les Pensées aux Provinciales.

De nombreux fragments des Pensées s’en prennent aux casuistes relâchés et aux jésuites, parce qu’ils détruisent la perpétuité et nuisent en cela à la religion qu’ils prétendent défendre. Les casuistes ont en effet pour maxime que dans la morale, on doit abandonner les maximes des anciens Pères pour suivre celles des docteurs modernes, et dans la théologie de la foi, préférer les théologiens molinistes à saint Augustin.

Miracles III (Laf. 894, Sel. 448). Les trois marques de la religion : la perpétuité, la bonne vie, les miracles.

Ils détruisent la perpétuité par la probabilité, la bonne vie par leur morale, les miracles en détruisant ou leur vérité, ou leur conséquence.

Si on les croit l’Église n’aura que faire de perpétuité, sainteté, ni miracles.

Laf. 707, Sel. 585. Ils ne peuvent avoir la perpétuité et ils cherchent l’universalité et pour cela ils font toute l’Église corrompue afin qu’ils soient saints.

Miracles III (Laf. 871, Sel. 440). Perpétuité - Molina - Nouveauté.

 

Bibliographie

 

BARTMANN Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, ch. III, § 147, Mulhouse, Salvator, 1941, p. 200 sq.

BOSSUET Jacques Bénigne, Œuvres, éd. Velat et Champailler, Pléiade, NRF, Gallimard, Paris, 1961.

BOST Hubert, “Jean Claude controversiste : Charenton contre Port-Royal ?”, in Port-Royal et les protestants, Chroniques de Port-Royal, 47, Paris, Bibliothèque Mazarine, 1998, p. 149-177.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 406-407.

GHEERAERT Tony, À la recherche du Dieu caché. Introduction aux Pensées de Pascal, La Bibliothèque électronique de Port-Royal, 2007, p. 97 sq.

GOYET Thérèse, “La méthode prophétique selon Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 63-74.

LE GUERN Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, de l’anthropologie à la théologie, Paris, Larousse, 1972, p. 190 sq.

MAGNARD Pierre, Le vocabulaire de Pascal, Paris, Ellipses, 2001, p. 47 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 271 sq.

MESNARD Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 414-425.

Port-Royal et le royaume d’Israël, Chroniques de Port-Royal, 53, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2004.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 600-601.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, 2e éd., Paris, Champion, 2010, et II, 2e éd., Paris, Champion, 2012.

SELLIER Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du mode et la recherche de la permanence”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 411-423.

TAVARD Georges, La Tradition au XVIIe siècle  en France et en Angleterre, Paris, Cerf, 1969.

 

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