La liasse QUE LA LOI ÉTAIT FIGURATIVE (suite)
Loi figurative et l’édition de Port-Royal
Le chapitre XIII, intitulé Que la Loy estoit figurative, a été bâti en grande partie à partir des fragments de la liasse du même nom (Loi figurative 1) : les textes sont issus respectivement de Loi figurative 29, Loi figurative 14, Prophéties VIII (Laf. 500-501, Sel. 737), Loi figurative 14, Loi figurative 15, Loi figurative 26, Loi figurative 23, Figures particulières 1 (Laf. 349, Sel. 381), Loi figurative 23, Prophéties VIII (Laf. 502-503, Sel. 738), Fondement 18 (Laf. 241, Sel. 273), Loi figurative 13, Loi figurative 14, Loi figurative 27, Loi figurative 25, Loi figurative 24 et Loi figurative 22.
Sept fragments ont été utilisés au début du chapitre X, Juifs : Loi figurative 12, Loi figurative 16, Loi figurative 17, Loi figurative 19, Loi figurative 25, Loi figurative 28 et Loi figurative 30.
Port-Royal a retenu deux autres textes de la liasse :
Loi figurative 11 est venu compléter le chapitre XVIII, Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres.
Loi figurative 31 a été utilisé dans le chapitre XVII, Contre Mahomet.
Deux paragraphes de Loi figurative 30 ont été ajoutés en 1678 dans les chapitres XII, Figures et XXVIII, Pensées chrestiennes.
Les fragments Loi figurative 2, Loi figurative 3, Loi figurative 4, Loi figurative 5, Loi figurative 6, Loi figurative 7, Loi figurative 8 et Loi figurative 9, Loi figurative 10, Loi figurative 18, Loi figurative 20 et Loi figurative 21 n’ont pas été retenus par le Comité. Seuls les fragments 2, 8 et 21 ont ensuite été recopiés par Louis Périer dont une copie a été conservée ; le fragment 8 a été publié en 1728 par P. N. Desmolets. Les autres fragments n’ont pas retenu l’attention de Louis Périer. Il faut attendre l’édition Faugère (1844) pour qu’ils soient publiés.
Aspects stratigraphiques des fragments de Loi figurative
Les 31 fragments ont été écrits sur 31 papiers, peut-être 30 selon Pol Ernst qui pensait que les feuillets de Loi figurative 13 et 14 n’ont été séparés qu’au moment de leur collage dans le Recueil.
Dix papiers pourraient provenir d’un ou plusieurs feuillets utilisés sur plusieurs colonnes : RO 19-3 (Loi figurative 2), RO 39-7 (Loi figurative 3), RO 31-4 (Loi figurative 4), RO 39-5 (Loi figurative 6), RO 35-2 (Loi figurative 16), RO 37-3 (Loi figurative 17), RO 39-4 (Loi figurative 18), RO 39-1 (Loi figurative 19), RO 35-3 (Loi figurative 20) et RO 39-3 (Loi figurative 21). Ces papiers, sans filigrane, pourraient provenir de deux types de papiers : Cadran et France et Navarre / P ♥ H et Armes de France et Navarre / I ♥ C (Loi figurative 17, 19 et 20). Voir en particulier la reconstitution de P. Ernst (Album, p. 37 - cas n° 5).
Les papiers RO 17-2 (Loi figurative 11) et RO 45-1 (Loi figurative 29) proviennent d’un même feuillet, de type Cadran & France et Navarre / P ♥ H, coupé en deux et utilisé parallèlement aux pontuseaux. Voir la reconstitution de P. Ernst (Album, p. 167).
Les papiers RO 17-1 (Loi figurative 12) et RO 31-2 (Loi figurative 31) proviennent aussi d’un même feuillet (de type Cadran & France et Navarre / P ♥ H). Voir la reconstitution de P. Ernst (Album, p. 164).
Neuf papiers portent un filigrane complet ou des traces de filigrane :
RO 15-2 (Loi figurative 9) : fragment d’un filigrane Cadran d’horloge (type Cadran & Armes de France et Navarre / P ♥ H),
RO 253-2 (Loi figurative 14) : filigrane Écusson fleurette RC / DV,
RO 15-4 (Loi figurative 15) : filigrane Écusson fleurette RC / DV,
RO 33 (Loi figurative 24) : filigrane Cadran d’horloge (type Cadran & Armes de France et Navarre / P ♥ H),
RO 35-1 (Loi figurative 25) : filigrane Cadran d’horloge (type Cadran & Armes de France et Navarre / P ♥ H),
RO 29-4 (Loi figurative 26) : fragment d’un filigrane Armes de France et Navarre / P ♥ H (type Cadran & Armes de France et Navarre / P ♥ H),
RO 31-1 (Loi figurative 27) : filigrane Armes de France et Navarre / I ♥ C,
RO 45-1 (Loi figurative 29) : fragment d’un filigrane Armes de France et Navarre / P ♥ H (type Cadran & Armes de France et Navarre / P ♥ H),
RO 31-2 (Loi figurative 31) : fragment d’un filigrane Cadran d’horloge (type Cadran & Armes de France et Navarre / P ♥ H),
Les autres papiers ne portent pas de filigrane.
Selon Pol Ernst, Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 307,
les papiers RO 29-2 (Loi figurative 1), RO 19-3 (Loi figurative 2), RO 31-4 (Loi figurative 4), RO 39-5 (Loi figurative 6), RO 19-2 (Loi figurative 7), RO 35-2 (Loi figurative 16), RO 39-4 (Loi figurative 18), RO 39-3 (Loi figurative 21) et RO 29-3 (Loi figurative 23) pourraient être issus de feuillets de type Cadran d’horloge & Armes de France et Navarre / P ♥ H ;
les papiers RO 31-3 (Loi figurative 8), RO 37-3 (Loi figurative 17), RO 39-1 (Loi figurative 19) et RO 35-3 (Loi figurative 20) pourraient provenir de feuillets de type Armes de France et Navarre / I ♥ C ;
les papiers RO 255-1 (Loi figurative 13) et RO 43-2 (Loi figurative 30) pourraient être issus de feuillets de type Écusson fleurette RC/DV ;
les papiers RO 39-6 (Loi figurative 5) et RO 39-2 (Loi figurative 28) pourraient être de type Grappe de raisin & Grappe de raisin.
Les papiers de Loi figurative 3, Loi figurative 10, Loi figurative 22, ne sont pas identifiés.
♦ Situation et structure de la liasse Loi figurative
Le fragment Loi figurative 24 (Laf. 269, Sel. 300) indique brièvement la raison pour laquelle Pascal est contraint de passer par l’herméneutique pour confirmer sa démonstration historique : Quand David prédit que le Messie délivrera son peuple de ses ennemis on peut croire charnellement que ce sera des Égyptiens. Et alors je ne saurais montrer que la prophétie soit accomplie. Si les promesses des prophètes sont entendues en leur sens littéral, il est clair que la religion chrétienne ne peut pas être démontrée : en effet, le destin du peuple juif n’a pas réalisé les promesses qui ont été faites à Abraham d’abord, à David ensuite : le Messie grand prince et grand conquérant qui devait établir l’empire d’Israël et réunir tous les peuples dans la religion de Yahvé n’est jamais venu, et la misère du peuple juif dispersé ne laisse rien attendre dans l’avenir.
En revanche, les promesses de la Bible peuvent être entendues au sens métaphorique, ou figuratif : on peut bien croire aussi que ce sera des iniquités que Dieu a promis à son peuple de le délivrer ; et en effet, dans la vérité les Égyptiens ne sont point ennemis, mais les iniquités le sont. Dans ce cas, la preuve qui paraissait impossible dans la première hypothèse devient possible, car si le Messie doit être conçu comme un sauveur spirituel, il suffit de montrer que Jésus-Christ répond à toutes les conditions stipulées dans les prophéties de l’Ancien Testament.
Dès lors, la résolution du problème historique de la vérité de la religion chrétienne exige un détour par l’herméneutique des textes de l’Ancien Testament.
Les étapes en sont les suivantes : il faut
1. d’abord montrer que, par exemple, ce mot d’ennemis est [...] équivoque,
2. ensuite ôter l’équivoque en réduisant le sens double des ennemis [...] au sens simple d’iniquités,
3. enfin montrer que l’accord des prophéties avec la vie et l’enseignement du Christ est assez complet pour donner de véritables raisons de croire.
Cette stratégie impose à Pascal de traiter à fond la question des principes de l’interprétation. Les règles herméneutiques qu’il applique aux prophéties, largement inspirées de la tradition, ne doivent pas apparaître au lecteur comme des procédés ad hoc ; elles doivent au contraire pouvoir s’appliquer généralement à tous les textes. De ce point de vue, Pascal a été à bonne école, puisque son père lui a donné une instruction rhétorique dont on trouve l’écho dans la lettre qu’il a écrite au Père Noël (OC II, éd. J. Mesnard, p. 584 sq.), qui traite, entre autres, des figures de l’antithèse, de l’allégorie, et de la métaphore, et des règles qui les rendent recevables. Pascal lui-même a développé dans l’opuscule sur L’esprit géométrique des réflexions fondamentales sur les règles d’univocité des définitions et d’unité du sens du discours.
Il faut aussi rappeler que Pascal a été associé aux travaux du groupe de Port-Royal en vue de publier une nouvelle traduction en français de la Bible, avec des commentaires et des éclaircissements destinés à rendre les deux Testaments accessibles aux laïcs. Voir La Bible, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, 1990. Le groupe de Port-Royal s’est mis au travail en 1657 pour doter la France d’une belle traduction de la Bible : p. XXIV sq. Non loin du monastère des Champs, au château de Vaumurier, propriété du duc de Luynes, se tiennent des conférences au cours desquelles on discute les principes de la nouvelle traduction. Y participent Antoine Arnauld, Pierre Nicole, Lemaître de Sacy, Antoine Lemaître et Blaise Pascal, qui sont d’accord sur l’importance de faire découvrir la liturgie et la Parole de Dieu aux chrétiens dans leur propre langue, et qui connaissent bien la culture de la haute société parisienne, en symbiose avec laquelle tous vivent. Ils participent du nouvel esprit qui anime ces élites : intérêt pour les sciences, refus du pédantisme érudit, goût de la belle langue française. Sacy entame la traduction après la mort d’Antoine Lemaître. Sa première version est corrigée sous la direction d’Arnauld et de Nicole au cours de séances de travail qui se tiennent au début de 1666 chez la duchesse de Longueville, avec Lalane, Sainte-Marthe et le comte de Tréville. La nouvelle traduction, le Nouveau testament de Notre Seigneur Jésus-Christ, traduit en français selon l’édition Vulgate, avec les différences du grec, plus couramment appelé Le Nouveau Testament de Mons, est imprimée à Amsterdam par Daniel Elzevier, mais paraît avec la mention de Gaspard Migeot, à Mons, en 1667. Le succès est immédiat : cinq éditions en 1667, 4 en 1668. La persécution n’empêche pas la poursuite du projet : Sacy est arrêté le 13 mai 1666 et mis à la Bastille, où il reste jusqu’à la « Paix de l’Église », en 1669. Durant sa captivité, il se consacre à la traduction de l’Ancien Testament. Il laisse à sa mort, le 4 janvier 1684, ses manuscrits, que Pierre Thomas du Fossé reprend. La chronologie de la publication de la Bible de Port-Royal est fournie p. XXVIII-XXIX. Voir sur cette entreprise et sa signification l’étude de Philippe Sellier, “La Bible de Port-Royal”, in Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 147 sq.
♦ Nécessité d’une méthode dans l’interprétation
La méthode générale d’interprétation exposée dans Loi figurative montre que chez Pascal, la rigueur du géomètre ne perd pas ses droits.
Bochet Isabelle, « Le firmament de l’Écriture ». L’herméneutique augustinienne, p. 107 sq. Comme texte humain, l’Écriture doit être interprétée selon des règles et en fonction d’un certain savoir. Origène souligne la nécessité d’une « méthode » pour comprendre les Écritures sans tomber dans l’erreur ou l’impiété (De princ., IV, 2, 2). Le De doctrina christiana de saint Augustin s’oppose à ceux qui estimaient n’avoir besoin d’aucune règle pour interpréter la Bible, se croyant dotés d’un don divin pour la comprendre. D’autre part, si l’Écriture est d’origine divine, elle ne peut être traitée comme un texte quelconque, sans qu’on en méconnaisse le sens.
En règle générale, l’interprétation consiste à trouver le sens vrai qui répond à l’intention d’un auteur, non à lui substituer le sens inventé par l’interprète. Comme l’écrit saint Augustin, La Genèse au sens littéral, I, XVIII, 37 sq., Bibliothèque augustinienne, 48, p. 135 sq. : « ce n’est pas combattre pour défendre le sens des divines Écritures, mais pour défendre notre propre sens, que vouloir régler le sens de l’Écriture sur notre propre interprétation : nous devons bien plutôt régler notre interprétation sur le sens de l’Écriture ». Les interprétations personnelles sont toujours dangereuses, et doivent autant que possible être évitées. Cette règle est impérative dans l’interprétation des Écritures : substituer le sens inventé par un homme au sens inspiré par l’Esprit saint conduit fatalement à l’erreur, voire à l’hérésie. À la suite de la crise protestante et pour prévenir le risque d’une floraison d’interprétations délirantes inventées par des esprits déréglés ou par des hérésiarques, l’Église catholique a dû apporter des règles précises à l’interprétation des Écritures. Voir Conciliorum œcumenicorum decreta, Concilium tridentinum, Sess. IV, Decretum secundum, p. 664 sq., Recipitur vulgata editio bibliae praescribiturque modus interpretandi sacram scripturam, etc. ; et sur ces règles imposées par l’Église, Chédozeau Bernard, La Bible et la liturgie en français, Paris, Cerf, 1990, p. 16.
♦ Les influences qui ont marqué l’herméneutique de Pascal
Pascal s’inscrit dans cette perspective. Son herméneutique recueille l’héritage d’une longue tradition d’exégèse antique et médiévale, et d’abord par l’influence augustinienne. Voir sur ce sujet Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, dans La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, p. 426-453, et Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 382-420.
On peut aussi mentionner d’autres sources, notamment
le Pugio fidei adversus Judaeos et Mauros de Raymond Martini (voir la liasse Rabbinage), où Pascal a pu puiser une ample information sur l’exégèse rabbinique de l’Ancien Testament,
le De veritate religionis christianae de Hugo Grotius (1632), qui consacre plusieurs chapitres à l’islam,
les Triomphes de la religion chrétienne du P. Boucher.
Du côté des modernes, au sein du groupe de Port-Royal, d’importantes réflexions sur les signes, le langage, l’idée de chose et l’idée de signe, sont rapportées dans la Logique ou l’art de penser. Une grande part revient à Pascal lui-même, dont les réflexions sur la théorie de l’interprétation ont profondément marqué ses amis.
♦ Fondements de la méthode d’interprétation de Pascal
La théorie de l’interprétation se fonde sur une réflexion fondamentale sur la notion de signe.
L’idée de signe, et plus particulièrement celle de sens d’un mot, d’une proposition et d’un discours, et celle de sens d’un auteur ont fait l’objet de discussions dans le milieu de Port-Royal, notamment lors des controverses relatives aux célèbres propositions attribuées à Jansénius et condamnées par les bulles Cum occasione du pape Innocent X (31 mai 1653) et Ad sacram du pape Alexandre VII (16 octobre 1656). La question du sens d’un auteur est approfondie dans la Logique de Port-Royal. Voir là-dessus l’introduction de J. Mesnard aux écrits sur le Formulaire (OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1176 sq.), la Logique ou l’art de penser (éd. D. Descotes), et l’étude de Jean-Claude Pariente, L’analyse du langage à Port-Royal.
Cicéron, De inventione, I, 30, 48 : « Un signe est ce qui tombe sous un sens et qui signifie une certaine chose qui semble dérivée de lui-même ». Saint Augustin reprend cette idée dans l’ouvrage qu’il consacre à la « doctrine chrétienne » : De doctrina christiana II, 1, 1, Bibl. aug., 11/2, p. 136-137 : un signe est « une chose qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée » ; voir la note explicative synthétique, claire et complète, p. 483 sq.
Cette définition sert de base à celle, très originale, qu’Arnauld et Nicole proposent dans La Logique, I, Chapitre IV (éd. de 1683), Des idées des choses et des idées des signes, éd. D. Descotes, p. 648 : « Quand on regarde un objet en lui-même et dans son propre être, sans porter la vue de l’esprit à ce qu’il peut représenter, l’idée qu’on en a est une idée de chose, comme l’idée de la terre, du soleil. Mais quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l’idée qu’on en a est une idée de signe, et ce premier objet s’appelle signe ». Comprendre un signe, c’est remonter de la chose qui signifie à ce qu’elle représente.
Le langage, le discours et les mots sont des cas particuliers de signes.
L’opuscule de Pascal sur L’esprit géométrique pose le principe que le signe verbal a un caractère essentiellement arbitraire et conventionnel ; en d’autres termes, un signe n’est pas naturellement associé à tel sens : c’est par une décision de l’esprit que, par exemple, le mot cercle est associé à l’idée d’une ligne dont tous les points se trouvent à égale distance d’un même point. Les Provinciales montrent cependant que l’usage impose des limites pratiques à cette liberté : comme les signes sont faits pour faire comprendre la pensée à d’autres personnes, on n’a pas le droit de se constituer un dictionnaire à part, et de donner aux mots des sens qui ne dépendent que de la fantaisie d’un individu sans autorité. La signification est un attribut extrinsèque des signes : c’est l’usage humain qui leur attribue leur signification, c’est-à-dire qui fait leur nature de signe. Voir sur ce point Reguig-Naya Delphine, Le corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal, et Pécharman Martine, “La signification dans la philosophie du langage d’Antoine Arnauld”, p. 69.
♦ Le sens d’un auteur
Il en résulte que les mots ne signifient pas les choses comme elles sont en elles-mêmes, mais comme elles ont été conçues par ceux qui ont imposé les noms la première fois ou dans la suite du temps. Reguig-Naya Delphine, Le corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal, p. 130 sq. L’institution des mots a toujours rapport, non aux choses elles-mêmes, mais aux choses telles qu’elles ont été conçues par ceux qui ont donné la signification aux mots en les liant avec leurs idées. En d’autres termes, le sens d’un mot, ou celui d’un discours, dépend principalement de l’intention de celui qui parle. Le sens d’un auteur, c’est l’idée qu’il a en tête et qu’il exprime par ce discours (sens vient du latin sentio, qui signifie juger).
Le sens d’une loi est celui qui exprime les volontés du législateur. L’interprétation de la loi doit répondre à la pensée du législateur. Voir aussi Domat, Traité des lois, p. XCII. C’est par l’esprit et l’intention des lois qu’il faut les entendre, et en faire l’application. Voir p. 16 : l’intention du législateur fixe l’usage et l’interprétation de l’équité. Les tempéraments accordés à la loi sont restreints à ce qui peut s’accorder à cette intention. Dans l’interprétation des conventions, c’est l’intention de l’un et de l’autre qui est la loi commune et qui indique en quel sens doivent être entendus les termes du contrat : p. XCVII.
Il en va de même dans l’Écriture. Voir Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 173. Dans l’Écriture, le sens littéral est celui que Dieu a eu principalement en vue, qu’il soit allégorique ou non : « Entre tous les sens de l’Écriture, nous devons appeler littéral celui que Dieu a eu principalement en vue lorsqu’il l’a dicté, soit que ce soit un sens allégorique ou quelque autre, car il ne s’est servi de celui qu’on nomme littéral et historique que par rapport à quelque chose de plus élevé, et ce cours des actions historiques rapportées dans l’Écriture n’ont servi au Saint-Esprit que de matière pour en tirer les sens spirituels ».
Pascal définit aussi la notion de sens de manière intentionnelle. Voir Loi figurative 15 (Laf. 260, Sel. 291) : Pour savoir si la loi et les sacrifices sont réalité ou figure il faut voir si les prophètes en parlant de ces choses y arrêtaient leur vue et leur pensée, en sorte qu’ils n’y vissent que cette ancienne alliance, ou s’ils y voient quelque autre chose dont elle fût la peinture.
♦ La signification des mots ne dépend pas de la vérité des choses, mais de l’opinion des hommes
De ce qui précède découle que l’on doit distinguer soigneusement le vrai sens d’un énoncé, c’est-à-dire le sens qui est conforme à l’intention de son auteur, et la vérité de l’énoncé, c’est-à-dire sa conformité à la réalité objective, telle que la science la révèle. Cette distinction a été formulée par Louis Meyer, un ami de Spinoza, dans son livre La philosophie interprète de l’Écriture sainte, que Pascal ne peut avoir connu, puisqu’il a été imprimé à Amsterdam en 1666, mais qui s’inspire sur ce point d’une idée augustinienne. Voir saint Augustin, Confessions, XII, 23, Bibliothèque augustinienne : il faut distinguer le sens simplement dit de la phrase, le sens vrai et la vérité de la phrase. La vérité est l’accord de la phrase avec les choses mêmes : elle répond à la question de savoir si un énoncé reproduit exactement l’ordre et la nature des choses. Le sens vrai d’un énoncé est la conformité de la phrase avec les concepts dans l’esprit du locuteur. Comprendre la pensée d’un auteur, c’est saisir le sens vrai d’un énoncé, et non pas sa vérité objective. On trouve une idée analogue chez Arnauld Antoine, Si on a droit de supposer que les mots de sens de Jansénius dans le bulle d’Alexandre VII…, Ms. 140, f° 17 ; OC IV, p. 1242, 10e maxime : « La première est que la signification des mots ne dépend point de la vérité des choses, mais de l’opinion des hommes : de sorte qu’on est en danger de faire beaucoup de sophismes lorsqu’on argumente de la vérité des choses à la signification des mots, en prétendant que la dernière doit être conforme à la première » ; « la signification des mots ne se doit point régler sur la vérité des choses : car les choses sont ce qu’elles sont dans la vérité par leur nature, et la volonté des hommes n’y a aucune part ; mais les mots ne signifient que ce que les hommes ont voulu qu’ils signifiassent. De sorte que, quand il plaît aux hommes d’envisager une même chose par diverses faces, et lui imposer différents noms selon ces diverses vues, le nom qui la signifie considérée selon l’une de ces faces ne la signifie pas considérée selon l’autre » : p. 1243. On ne peut donc pas, dans le cas général, prendre pour guide la vérité objective pour comprendre le sens d’un texte.
Pascal définit le sens d’un auteur d’une manière analogue, mais il insiste plus fermement que les autres sur la règle d’univocité. Dans les définitions nominales, l’opuscule De l’esprit géométrique insiste fermement là-dessus, le sens ne doit être qu’unique. Mais la même règle vaut pour le discours dans son ensemble : comme dit le fragment Loi figurative 13 (Laf. 257, Sel. 289), un auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou il n’a point de sens du tout. Voir Force Pierre, Le problème herméneutique…, p. 51 et p. 72 sq., sur cette exigence logique de la cohérence.
Pour que l’interprétation soit possible, il faut être sûr que l’auteur que l’on veut interpréter n’écrit pas n’importe quoi, c’est-à-dire qu’il n’est pas fou, que son discours a un sens effectif malgré son incohérence apparente, c’est-à-dire qu’il a assez de bon sens pour conserver dans ce qu’il écrit une pensée logique dans sa forme et cohérente dans son fond. Sur ce postulat d’habileté, condition fondamentale de l’interprétation chez Pascal, voir l’étude détaillée du fragment Loi figurative 13 (Laf. 257, Sel. 289). Dans la petite Perpétuité de la foi, p. 219, Pierre Nicole résume l’idée en une formule lapidaire : « On ne doit pas prendre pour métaphore des expressions qui nous obligeraient à conclure que celui qui s’en sert a parlé d’une manière déraisonnable et contraire au bon sens. Les preuves qu’on tire de l’autorité des hommes ne reposent que sur ce principe, qu’ils ne sont pas fous ». Ce principe a pour conséquence que , dans l’herméneutique appliquée aux Écritures saintes et à l’Ancien Testament, il faut partir du postulat que les prophètes Moïse, David, Isaïe, avaient « trop de bon sens » pour écrire des sottises, principe que Pascal confirme par l’histoire.
En découle la méthode qu’expose Nicole Pierre, Pauli Irenaei Disquisitio II, in Wendrock (tr.), Litterae Provinciales, Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 528. « Cum igitur non multiplicem, sed unicum sensum Jansenius habuerit, antequam de illo statuas, prius singula verba ad singulas notiones restringenda sunt… » Pour réduire les termes à une signification précise, l’interprète, qui ne peut voir dans l’esprit de l’auteur qu’il examine, doit s’appuyer sur des données extérieures fermes pour inférer de la lettre du texte à son sens : les circumstantia verborum, c’est-à-dire le contexte littéraire, la cohaerentia propositionum, c’est-à-dire la logique du discours, et les circumstantia rerum, c’est-à-dire les circonstances historiques. C’est par exemple la méthode que Pascal applique plaisamment aux termes de pouvoir prochain et de grâce suffisante dans les premières Provinciales.
♦ Processus de l’interprétation
Plusieurs situations peuvent alors se présenter.
Il arrive que le texte soit clair de lui-même, auquel cas on peut s’en ternir au sens qui s’offre immédiatement, c’est-à-dire au sens littéral.
Mais il peut aussi arriver que ce premier sens soit obscur, incompréhensible ou irrecevable. C’est le cas
- lorsqu’il existe un vide sémantique, c’est-à-dire quand il n’existe pas de mot propre pour désigner un objet ou exprimer une idée : c’est le cas par exemple quand on parle des choses de Dieu [qui sont] inexprimables, et ne peuvent être dites en termes propres, ce qui contraint les auteurs à user de termes figurés (Loi figurative 27 - Laf. 272, Sel. 303) ;
- lorsque, pour des raisons particulières un auteur use de termes figuratifs, d’expressions poétiques ou d’un code secret.
C’est souvent le cas de l’Écriture, qui requiert alors une interprétation, c’est-à-dire une opération consistant à discerner quelles sont les res qu’indiquent les verba, autrement dit à remonter des mots et des phrases aux réalités et aux vérités qu’elles signifient dans l’esprit de l’auteur. Voir Saint Augustin, La Genèse au sens littéral, Bibliothèque augustinienne, 48, p. 579. Voir I, XXI, 4 : « Id potissimum deligamus quod certum apparuerit eum sensisse quem legimus ».
Dans ce cas, comme les termes ne sont pas pris dans leur sens propre, apparaissent des incohérences, qui signalent la nécessité d’entamer l’interprétation : lorsque, dans le discours d’un homme dont la sagesse est avérée apparaissent des contradictions, on doit chercher un sens figuré qui permet de concilier les expressions qui paraissent incompatibles entre elles. Lorsque, par exemple, les prophètes déclarent que les cérémonies de la loi de Moïse plaisent à Dieu et qu’elles ne lui plaisent pas, il faut trouver un moyen de concilier ces deux affirmations apparemment contradictoires. Lorsque les auteurs sacrés emploient des formules comme vrai pain du ciel, ou circoncision du cœur, qui ne peuvent s’entendre littéralement, il faut se mettre à la recherche d’un autre sens que le littéral.
De là découle le principe de l’Écriture par elle-même. Comme l’écrit Antoine Arnauld dans la Seconde lettre à un duc et pair, p. 165, pour trouver le sens d’un auteur, il faut le chercher chez lui ; en voulant le trouver ailleurs, on commet de graves contresens, comme de rendre saint Augustin coupable de calvinisme avant la date. Pascal note donc cette règle : Qui veut donner le sens de l’Écriture et ne le prend point de l’Écriture est ennemi de l’Écriture (Loi figurative 7 - Laf. 251, Sel. 283). Voir sur ce point Force Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, p. 48. La Bible est à elle-même son propre commentaire ; les passages clairs permettent de comprendre les passages obscurs, les prophètes ayant pris soin d’indiquer clairement dans leurs livres qu’ils doivent être pris en sens figuratif. Grâce à ces règles, un passage d’un auteur, quel qu’il soit, s’explique par lui-même, et non par des considérations arbitraires qui peuvent conduire à des interprétations délirantes, comme celles que Pascal attribue aux trop grands figuratifs (Loi figurative 10 - Laf. 254, Sel. 286).
Pour approfondir…
Un cas particulier, qui déroge en apparence à la règle selon laquelle la vérité objective ne doit pas être prise en compte dans l’interprétation (voir plus haut), est celui de certaines expressions de la Bible qui contredisent certaines certitudes scientifiques.
Dans la XVIIIe Provinciale, § 31-33, Pascal, partant du principe que Dieu ne peut ni se tromper, ni tromper les hommes, certaines formules qui heurtent le bon sens ou les démonstrations assurées de la science doivent être prises au sens figuré : « selon saint Augustin et saint Thomas, quand l’Écriture même nous présente quelque passage, dont le premier sens littéral se trouve contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent avec certitude, il ne faut pas entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre à l’autorité de ce sens apparent de l’Écriture ; mais il faut interpréter l’Écriture, et y chercher un autre sens qui s’accorde avec cette vérité sensible ; parce que la parole de Dieu étant infaillible dans les faits mêmes, et le rapport des sens et de la raison agissant dans leur étendue étant certain aussi, il faut que ces deux vérités s’accordent ; et comme l’Écriture se peut interpréter en différentes manières, au lieu que le rapport des sens est unique, on doit, en ces matières, prendre pour la véritable interprétation de l’Écriture celle qui convient au rapport fidèle des sens. Il faut, dit saint Thomas, I p., q. 68, a. I, observer deux choses, selon saint Augustin : l’une, que l’Écriture a toujours un sens véritable ; l’autre que, comme elle peut recevoir plusieurs sens, quand on en trouve un que la raison convainc certainement de fausseté, il ne faut pas s’obstiner à dire que c’en soit le sens naturel, mais en chercher un autre qui s’y accorde.
C’est ce qu’il explique par l’exemple du passage de la Genèse, où il est écrit que Dieu créa deux grands luminaires, le soleil et la lune, et aussi les étoiles ; par où l’Écriture semble dire que la lune est plus grande que toutes les étoiles : mais parce qu’il est constant, par des démonstrations indubitables, que cela est faux, on ne doit pas, dit ce saint, s’opiniâtrer à défendre ce sens littéral, mais il faut en chercher un autre conforme à cette vérité de fait ; comme en disant : Que le mot de grand luminaire ne marque que la grandeur de la lumière de la lune à notre égard, et non pas la grandeur de son corps en lui-même.
Que si on voulait en user autrement, ce ne serait pas rendre l’Écriture vénérable, mais ce serait au contraire l’exposer au mépris des infidèles ; parce, comme dit saint Augustin, que, quand ils auraient connu que nous croyons dans l’Écriture des choses qu’ils savent certainement être fausses, ils se riraient de notre crédulité dans les autres choses qui sont plus cachées, comme la résurrection des morts et la vie éternelle. Et ainsi, ajoute saint Thomas, ce serait leur rendre notre religion méprisable, et même leur enfermer l’entrée. »
Le contexte est ici tout différent de celui des Pensées : le raisonnement ne vaut que si l’on admet que c’est l’Esprit saint qui dicte aux prophètes le texte de la Bible, ce qui est précisément un point à établir dans l’ordre de l’Apologie.
♦ Application à l’Écriture sainte
La liasse Loi figurative jette les bases de la méthode pascalienne d’interprétation et d’herméneutique. Voir Loi figurative 13 (Laf. 257, Sel. 289).
L’application de ces règles à l’Écriture montre qu’elle a bien souvent deux sens. Nous disons que le sens littéral n’est pas le vrai, écrit Pascal, parce que les prophètes l’ont dit eux-mêmes dans l’Écriture (Loi figurative 27 - Laf. 272, Sel. 303) ; ils expriment clairement la promesse de biens temporels, et ils disent néanmoins que leurs discours sont obscurs et que leur sens ne sera point entendu : d’où il paraît que ce sens secret n’était point celui qu’ils exprimaient à découvert, et que par conséquent ils entendaient parler d’autres sacrifices, d’un autre Libérateur (Prophéties VIII - Laf. 501, Sel. 737). Les prophètes avertissent donc eux-mêmes que l’Ancien Testament est un « chiffre » : Quand on surprend une lettre importante où l’on trouve un sens clair, et où il est dit néanmoins qu’on verra cette lettre sans la voir, et qu’on l’entendra sans l’entendre, que doit-on penser sinon que c’est un chiffre à double sens ? (Loi figurative 15 - Laf. 260, Sel. 291). C’est a fortiori le cas lorsqu’on y trouve des contrariétés manifestes dans le sens littéral. Or l’Écriture abonde en avertissements sur l’existence d’un sens caché des prophéties, mais aussi en textes apparemment contraires, les auteurs se contredisant quelquefois dans un même chapitre (Prophéties VIII - Laf. 501, Sel. 737). Elle dit par exemple que Dieu fera asseoir son Fils à sa droite. Or Dieu incorporel n’a pas de côté droit. De même, lorsqu’il est parlé de « vrai pain du ciel », ou de « vraie liberté », on voit que l’auteur a en tête un autre sens de ces mots. Bref Si on prend la loi, les sacrifices et le royaume, dont parle la Bible pour réalités, on ne peut accorder tous les passages. Il faut donc par nécessité qu’ils ne soient que figure (Loi figurative 13 - Laf. 257, Sel. 289). Il faut donc se servir des passages univoques pour interpréter ceux qui sont symboliques.
Les figures sont des métaphores qui expriment une réalité spirituelle par analogie avec une réalité d’ordre charnel. Comme dit Étienne Pascal au P. Noël, « nous appelons, par métaphore, une langue serpentine quand nous parlons d’une langue médisante, parce que le venin de la langue du serpent est comme l’image et le symbole du mal et du dommage que la langue médisante apporte à l’honneur et à la réputation de celui dont elle a médit ». De même, l’expression « s’asseoir à la droite de Dieu », absurde au sens littéral, est vraie si on entend spirituellement que l’intention que les hommes ont en faisant asseoir à leur droite, Dieu l’aura aussi (Loi figurative 27 - Laf. 272, Sel. 303). Ainsi le Messie ne doit pas être un roi guerrier, mais le Christ qui vainc le péché. Saint Paul déclare clairement ce que les prophètes ont dit en figures, que le royaume de Dieu ne consistait pas en la chair, mais en l’esprit, que les ennemis des hommes n’étaient pas les Babyloniens, mais leurs passions (Loi figurative 25 - Laf. 270, Sel. 301). On montre ainsi que l’Écriture n’a pour objet que la charité, et que tout ce qui ne tend pas à la charité en est la figure. Il est alors facile de montrer que tout l’Ancien Testament tend vers le Christ, qui répond à toutes les prophéties : Jésus-Christ que les deux Testaments regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre (Dossier de travail - Laf. 388, Sel. 7).
♦ Les différents sens de l’Écriture
Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, p. 399. Sens et usage du mot figuratif chez Pascal.
Classiquement, la tradition exégétique distingue deux sens principaux de l’Écriture, l’historique (ou littéral) et le spirituel. Toutefois, cette première division fondamentale n’empêche pas que l’on ne puisse aussi distinguer quatre sens dans l’Écriture : voir saint Augustin, De utilitate credendi, III, 5 sq. p. 217 sq. ; De Lubac Henri, Exégèse médiévale, I, 2, p. 405.
Le sens littéral propre, celui qui ressort immédiatement et directement des mots pris dans leur signification première et naturelle. Voir Lhermet J., Pascal et la Bible, p. 405 sq. Le sens littéral métaphorique est le sens qui résulte des mots employés non à la rigueur de la lettre, mais comme images ou comme métaphores. L’intérêt pour le sens littéral revient au XVIe siècle, avec la philologie de la Renaissance, et le libre examen de la Réforme : Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, p. 426-453. La Bible de Port-Royal accorde une place importante à ce sens, qui correspond à la compréhension des événements de l’histoire tels qu’ils se sont réellement déroulés. Voir sur ce sens Force Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, p. 87 sq. Dans le cas du peuple Juif, ce sens littéral coïncide avec le sens dit charnel, qui est déterminé par son attachement aux réalités concrètes, notamment aux cérémonies de la loi de Moïse.
Le sens figuré (par opposition au littéral), qui dans le cas de la Bible correspond selon Pascal au sens spirituel, par opposition au sens charnel.
Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, p. 426-453, sur les différents sens du terme sens spirituel dans la Tradition. Le sens spirituel utilisé par Pascal est le sens figuratif : les anthropomorphismes doivent être pris au sens spirituel ; c’est une variété de métaphore. Pascal considère que les prophéties ont un sens immédiat qui n’est pas le véritable sens, mais le support d’un sens plus profond qui, lui, est le véritable. Les textes sont d’autant plus insidieux qu’ils sont plus clairs : le sens littéral, dont rien ne permet de suspecter la valeur, n’en a en réalité aucune. Cette théorie lui est propre. La preuve du sens spirituel, c’est que les écrivains sacrés eux-mêmes disent que leur discours est obscur.
Le sens littéral tel qu’il se trouve dans l’Ancien Testament figure le sens spirituel du Nouveau, mais est-il pour autant réduit à néant ? Voir Mesnard Jean, “Pascal et la doctrine de la double vérité”, in Averroès (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 337. Si le langage scientifique se caractérise par son univocité, le propre du langage divin est de se prêter à la multiplicité des sens. Il n’y a donc pas de raison de penser que le sens littéral soit anéanti. Sa portée historique, en particulier, n’en est pas annulée. En revanche, il n’a pas d’autre valeur que de conduire au sens spirituel : la loi juive n’a pas d’autre rôle que de figurer la religion chrétienne ; Pascal la réduit à l’état de signe. Ses institutions sont inutiles en elles-mêmes, sans nulle valeur pédagogique. Conception qui est hors de la tradition. Voir Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, La culture au XVIIe siècle, p. 426 sq.
Le tradition exégétique distingue encore plusieurs types de sens, que Pascal ne prend pas explicitement en compte : le sens typologique, qui concerne les réalités de l’Ancien testament réalisées dans le Nouveau, le sens analogique, qui manifeste l’harmonie des deux Testaments, le sens anagogique, qui a pour objet de signifier les choses de la vie future, en particulier la félicité céleste ou la gloire, le sens tropologique, qui a trait aux choses de la vie morale. Pascal ne les invoque pas explicitement dans les Pensées, mais il les connaît, et en use parfois dans sa propre pratique exégétique.
♦ Raison des figures
À son habitude, Pascal n’oublie pas de donner la raison de ce double sens : pourquoi Dieu s’est-il exprimé par figures dans l’Ancien Testament ?
Une première raison répond à la nécessité de la Révélation. Il fallait que pour donner foi au Messie, il y eût des prophéties précédentes et qu’elles fussent portées par des gens non suspects (Prophéties VIII - Laf. 502, Sel. 738). Dieu a donc choisi un peuple au caractère charnel que tout conduisait à rejeter l’annonce d’un Messie spirituel, pour prévenir le soupçon qu’il pût l’avoir favorisée ou inventée. Attachés aux « choses figurantes », ils ont conservé les prophéties avec un zèle sans exemple, sans en comprendre le sens véritable. Le style figuratif a donc pour fin de prédire le Christ et de conserver son annonce de telle manière que ceux qui conservent la prédiction ne puissent être soupçonnés d’avoir voulu servir leurs propres intérêts : S’ils avaient aimé ces promesses spirituelles et qu’ils les eussent conservées incorrompues jusqu’au Messie, leur témoignage n’aurait point eu de force, puisqu’ils en eussent été amis ; s’ils avaient connu le sens spirituel sans l’aimer, ils n’eussent point eu le zèle pour la conservation de leurs livres ; mais ne connaissant que le sens charnel dont ils étaient amis, et non le spirituel dont ils étaient ennemis, ils ont montré un zèle extraordinaire pour la conservation des Écritures qui condamnaient leur cœur charnel. Sincères contre leur honneur (Prophéties VII - Laf. 492, Sel. 736), ils sont devenus des témoins irréprochables.
Une deuxième raison relève de la doctrine de la grâce. Dieu éclaircit les cœurs purs et laisse les mauvais dans leur aveuglement : dans le double sens de l’Écriture, le littéral charnel et le figuré spirituel, chacun trouve ce qu’il a au fond de son cœur, les biens temporels ou les biens spirituels, Dieu ou les créatures ; les purs saisissent immédiatement le sens figuré, ils voient bien qu’il n’y a pas d’autre ennemi que la concupiscence qui les détourne de Dieu (Loi figurative 24 - Laf. 269, Sel. 300). Les cœurs charnels au contraire, attachés aux désirs terrestres. C’est notamment le cas des Juifs qui s’arrêtaient au sens littéral des prophéties, persuadés que Dieu leur promettait un roi puissant et une terre prospère.
Mais si Dieu parle par figures, c’est aussi parce que, même après l’annonce évangélique, le style figuré seul convient pour exprimer en termes accessibles à l’homme les réalités spirituelles qui relèvent de Dieu et de l’ordre de la charité et qui dépassent infiniment nos capacités bornées. C’est pourquoi Pascal se sert des deux infinités des corps et des esprits pour faire saisir à son lecteur, dans Disproportion de l’homme, ce qu’est l’infinité divine ; c’est aussi la raison pour laquelle le fragment sur les trois ordres, qui sont figuratifs les uns des autres, tient lieu de conclusion à la recherche religieuse dans les Pensées.
L’argumentation de Loi figurative est liée à la doctrine des prophéties : Le principe de l’argumentation de Pascal sur les figures consiste [...] à montrer l’accord de ces deux livres, l’Ancien et le Nouveau Testament, le premier étant figuratif du second : si les biens temporels de l’Ancien Testament figurent les biens spirituels annoncés dans le Nouveau, tous deux concordent ; « et comme, sur le plan humain, ils se sont constitués d’une façon indépendante, on a une preuve manifeste de l’intervention de Dieu » (J. Mesnard). C’est pourquoi Pascal appelle le fait prophétique un miracle subsistant.
La doctrine des figures débouche sur une vision globale de l’histoire universelle, fondée sur l’opposition des deux Testaments, l’Ancien et le Nouveau, qui regardent l’un et l’autre Jésus-Christ, comme leur centre. Voir les liasses Preuves de Moïse, Preuves de Jésus-Christ et Prophéties.
Bibliographie ✍
Plusieurs études de valeur peuvent servir de guides
DUBARLE A., “Pascal et l’interprétation des Écritures”, Les Sciences philosophiques et Théologiques, vol. II, 1941-1942, p. 346-379.
FORCE Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989.
MESNARD Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, dans La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 426-453.
MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 248 sq.
LHERMET Joseph, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931, p. 380-455.
SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 382-420.
SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012.
Pour approfondissement, voir
ARNAULD Antoine et NICOLE Pierre, Logique ou l’art de penser, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2012.
COLLINET Jean-Pierre, “La critique littéraire selon Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 391-399, et la discussion p. 529-530.
DELASSAULT Geneviève, Le Maistre de Sacy et son temps, Nizet, Paris, 1957.
DE LUBAC Henri, Exégèse médiévale, Les quatre sens de l’Écriture, Paris, Aubier, 1959-1964.
DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 231-265.
ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 382-383.
GIBERT Pierre, L’invention critique de la Bible, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2010.
MAGNARD Pierre, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Belles Lettres, 1980.
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PÉCHARMAN Martine, “Interprétation et traduction : Pascal et Port-Royal”, in CANZIANI Guido et ZARKA Yves Charles (dir.), L’interpretazione nei secoli XVI e XVII, Milan, Francoangeli, 1993, p. 661-687.
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REGUIG-NAYA Delphine, Le corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal. Arnauld, Nicole, Pascal, Mme de La Fayette, Racine, Paris, Champion, 2007.
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SELLIER Philippe, Pascal et la liturgie, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 75-76.
La lecture de La Bible, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, 1990, doit être complétée par celle des Préfaces de chacun des livres, qui sont réunies dans le recueil de Bernard Chédozeau, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV, la Bible de Port-Royal, Paris, Champion, 2013. En revanche, les notes qui accompagnent le texte dans la Bible de Port-Royal ne sont actuellement accessibles que dans les éditions de l’époque.
Sur les sources augustiniennes de la liasse Loi figurative, voir
Saint AUGUSTIN, La doctrine chrétienne, De doctrina christiana, éd. M. Moreau, I. Bochet et G. Madec, Œuvres de saint Augustin, 11/2, Paris, Institut d’Études augustiniennes, 1997.
Saint AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, Bibliothèque augustinienne, 48-49, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, 2 vol.
BOCHET Isabelle, « Le firmament de l’Écriture ». L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2004.