Fragment Contrariétés n° 2 / 14 – Papier original : RO 416-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 164 p. 45 / C2 : p. 65

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIV - Vanité de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 185 / 1678 n° 7 p. 181

Éditions savantes : Faugère I, 208, XCVI / Havet II.5 / Brunschvicg 148 / Tourneur p. 197-2 / Le Guern 111 / Lafuma 120 / Sellier 152

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

MAROLLES Michel de, Mémoires, divisés en trois parties, [] Paris, Somaville, 1656.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES, 1993, p. 204.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 159 sq.

 

 

Éclaircissements

 

Nous sommes si présomptueux

 

Présomption et vanité sont nettement distinguées. Furetière définit la présomption comme « l’orgueil, la trop bonne opinion qu’on a de soi-même, qui fait traiter les autres avec mépris ». La présomption, c’est l’ambition démesurée, mais c’est aussi l’orgueil de Satan. La vanité, c’est ici la satisfaction à peu de frais, sans proportion avec les ambitions prétendues. Dans le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182), Pascal emploie présomption pour désigner le mouvement d’orgueil qui a poussé Adam à vouloir se faire le centre de tout, à se rendre indépendant du secours de Dieu et à s’égaler à Dieu par le désir de trouver sa félicité en lui-même. Dans le fragment Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), “Disproportion de l’homme”, le mot présomption qualifie l’attitude des savants qui prétendent connaître toutes choses de l’univers : la présomption est alors opposée à l’admiration, reconnaissance silencieuse de l’infinie supériorité de l’univers sur la petitesse humaine. Dans le même fragment, Pascal a remplacé le mot témérité par présomption pour désigner l’excessive confiance dans la science de la part de ceux qui veulent tout savoir. Le fragment Morale chrétienne 2 (Laf. 352, Sel. 384) indique que si la misère persuade le désespoir, l’orgueil persuade la présomption.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 159 sq. La présomption est un concept anti-stoïcien. C’est la première figure philosophique de l’amour propre, qui révèle la misère de l’homme dans la méconnaissance qu’il en a. Sur la dette de Pascal à l’égard de Montaigne sur cette idée, voir p. 160. Les stoïciens sont des philosophes de l’amour propre et de la présomption : en croyant surmonter la concupiscence, ils ne font que céder à une de ses formes : p. 162. L’échec du stoïcisme est triple : primo, philosophie de la grandeur et de la dignité de l’homme, il méconnaît sa faiblesse de l’homme ; secundo, alors même qu’il connaît les devoirs que Dieu impose aux hommes, il manque son objet qui est l’amour de Dieu, en se perdant dans un amour orgueilleux de soi-même ; tertio, alors même qu’il affirme que le bonheur de l’homme est en lui, et non pas dans les objets extérieurs, il se révèle incapable de servir de remède au divertissement. La liasse Excellence de cette manière de prouver Dieu dénonce à nouveau la dérive orgueilleuse de la théologie stoïcienne, dans laquelle les philosophes se glorifient eux-mêmes, et finissent par tomber dans l’autolâtrie. La liasse Philosophes affirme l’échec de cette philosophie de la grandeur, confiante dans les capacités de la volonté humaine, qui ne peut que se pervertir en philosophie de l’orgueil.

La notion de présomption associe donc plusieurs thèmes : la psychologie de l’orgueil humain, la théologie du péché originel, l’étiologie de l’ambition effrénée des philosophes stoïciens, la critique de la volonté d’omniscience des savants. C’est donc une des notions essentielles de la pensée de Pascal.

Arnauld d’Andilly, dans sa traduction du Discours de la réformation de l’homme intérieur de Jansénius, Paris, Camusat, 1642, p. 81, use du terme de présomption dans le passage où il explique que Dieu laisse souvent la nature de l’homme « dans l’impuissance et dans la faiblesse, afin que les forces humaines lui manquant, elle soit contrainte d’avoir recours à lui comme à son unique libérateur, qu’elle quitte cette confiance qu’elle a en soi-même touchant la fuite des vices et la pratique des vertus, cette présomption qui lui est si naturelle, qui est si profondément enracinée dans toutes ses moelles et dans tous ses os, et qu’elle soit forcée de reconnaître le besoin qu’elle a du secours de son Sauveur et d’implorer l’assistance de sa grâce ». Mais Jansénius n’emploie apparemment pas le mot latin dans l’Augustinus, où la notion correspondante semblerait plutôt être la superbia ou la libido excellendi.

Présomption serait donc un terme emprunté au français vernaculaire destiné à remplacer un terme latin technique. Montaigne l’emploie dans un de ses plus importants Essais. Voir Montaigne, Essais, II, XVII, De la présomption, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 669 sq. Il définit la présomption comme « une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion que nous concevons de notre valeur. C’est une affection inconsidérée, de quoi nous chérissons qui nous représente à nous-mêmes autres que nous ne sommes ». Voir la note sur cet essai, p. 1640, qui insiste sur le fait que l’excès d’estime de soi enferme bien, chez Montaigne, le mépris d’autrui.

 

que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus.

 

Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974, p. 27, renvoie aussi à Essais, I, 3, Nos affections s’emportent au delà de nous, éd. Balsamo, p. 38, pour la formule « quand nous ne serons plus » : « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au delà. La crainte, le désir, l'espérance, nous élancent vers l'avenir : et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus ».

On trouverait dans Corneille l’exemple d’une pareille ambition, mais aussi de son contraire.

Dans Cinna, V, 3, Auguste en appelle aux générations à venir pour conserver le souvenir de la clémence qu’il accorde à ses ennemis :

« Je suis maître de moi comme de l’univers ;

Je le suis, je veux l’être. O siècles, ô mémoire !

Conservez à jamais ma dernière victoire !

Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux

De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous. »

Mais dans Suréna, I, 3, sa dernière pièce, le héros avoue ce que cette ambition peut avoir de dérisoire et d’illusoire :

« Que tout meure avec moi, madame : que m'importe

Qui foule après ma mort la terre qui me porte ?

Sentiront-ils percer par un éclat nouveau,

Ces illustres aïeux, la nuit de leur tombeau ?

Respireront-ils l'air où les feront revivre

Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre,

Peut-être ne feront que les déshonorer,

Et n'en auront le sang que pour dégénérer ?

Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire,

Cette sorte de vie est bien imaginaire,

Et le moindre moment d'un bonheur souhaité

Vaut mieux qu'une si froide et vaine éternité. »

 

Et nous sommes si vains que l'estime de quatre ou cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.

 

Nous amus: nous fait perdre de vue à quel point ce que nous cherchons est insignifiant. Amuser est ici un quasi équivalent de divertir.

Quatre ou cinq ou six personnes  qui nous environnent : les 5 ou 6 personnes ne sont pas choisies pour leur valeur, mais pour leur proximité. La raison d’être de la correction n’est pas évidente. Pourquoi Pascal change-t-il le nombre de personnes ? La correction, faite après coup, est pourtant volontaire : elle doit avoir un sens. Mais quelle différence entre 4 ou 5 et 5 ou 6 ? Il ne saurait s’agir d’une référence au groupe de Port-Royal, car la gloire posthume n’y était pas le souci principal. Il n’en allait pas de même dans le groupe des savants. Cinq ou six personnes, c’est approximativement l’effectif qui se trouvait, selon les Mémoires de Marolles, abbé de Villeloin, Paris, Sommaville, 1656, p. 272, aux réunions du samedi de l’académie Le Pailleur ; voir Mesnard Jean, « Pascal à l’académie Le Pailleur », in L’œuvre scientifique de Pascal, Paris, P. U. F., 1964, p. 7-16. Marolles cite Gassendi, Boulliaud, Pascal, Roberval, Desargues et Carcavy : « Il y avait tous les mardis une espèce d’Académie chez Mons. le Febvre, pour conférer principalement de ces choses-là, comme chez feu Mons. le Pailleur, il y en avait une autre tous les samedis, pour parler des mathématiques, où j’ai vu Mess. Gassendi, Boulliaud, Pascal, Roberval, Desargues, Carcavy, et autres illustres en cette science ».