Les éditions modernes des Pensées

 

 

Le nombre des éditions des Pensées qui se sont succédé depuis celle de Port-Royal (1670) est si considérable qu’il n’était pas possible de les prendre en compte toutes dans la présente édition électronique. Entre 1670 et 1951, L. Lafuma en comptait plus de quatre-vingts – au moins. Il est possible de se faire une idée sommaire de ce foisonnement, et de la complexité des problèmes qu’il pose en recourant aux études suivantes :

COUSIN Victor, Des Pensées de Pascal, éd. revue et augmentée, Paris, Ladrange, 1844.

TOURNEUR Zacharie, “Le massacre des Pensées de Pascal”, Mercure de France, 249, 15 janvier 1934, p. 285-301.

FRANCIS Raymond, Les Pensées de Pascal en France de 1842 à 1942. Essai d’étude historique et critique, Paris, Nizet, 1959.

Un choix s’imposait. Nous n’avons pris en compte que les éditions qui ont imprimé la marque la plus profonde sur l’histoire des Pensées et créé le cours neuf dans les études pascaliennes. Voici quelques indications générales relatives à ces éditions.

 

L’édition de Prosper Faugère (1844)

 

À l’origine de l’édition de Prosper Faugère se trouve le Rapport que Victor Cousin a communiqué à l’Académie française en 1842 sur la nécessité de reprendre à fond le travail d’édition des Pensées en exploitant directement le manuscrit, dont il était de notoriété publique qu’il se trouvait à la Bibliothèque Royale de France (notre BNF). Publié sous le titre Des Pensées de Pascal, ce livre montrait, exemples à l’appui, que l’édition de Port-Royal et celles qui s’en étaient inspirées avaient transformé l’original au point qu’il était impossible de s’y fier, si l’on voulait retrouver la véritable inspiration de Pascal.

L’édition nouvelle fut réalisée en quelques années par Prosper Faugère, qui publia en deux volumes les Pensées, fragments et lettres de Blaise Pascal, publiés pour la première fois conformément aux manuscrits originaux, en grande partie inédits. Publication qui tient dans l’histoire des Pensées une place capitale : c’est à partir du travail de Faugère qu’il a été admis sans plus de contestation que le seul critère d’authenticité était le manuscrit original des Pensées. Faugère révélait un nombre considérable de nouveaux fragments, notamment le Mystère de Jésus, qui avait échappé à Cousin. En revanche, s’il a su s’aider des Copies pour le déchiffrement du manuscrit, Faugère n’a pas su comprendre leur raison d’être, ni saisir qu’elles révélaient l’ordre dans lequel Pascal avait laissé ses papiers.

Faugère opte pour un classement qui s’inspire du plan en deux parties indiqué dans le fragment Ordre 4 (Laf. 6, Sel. 40). Le premier volume, quelque peu disparate, contient des lettres de Pascal, la Préface au Traité du vide et L’esprit géométrique, la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, L’art de persuader, le Mémorial, ainsi que des pensées sur le style et des fragments polémiques relatifs aux controverses sur la grâce. Le second volume, plus homogène, comporte deux parties : la première réunit des fragments de caractère plutôt moral (Divertissement, Puissances trompeuses, Disproportion de l’homme, grandeur et misère, etc.) ; la seconde revêt un caractère religieux, les premiers chapitres traitant de la foi et de la vraie religion, les suivants réunissant les textes sur les miracles, les prophéties et les figuratifs. Le travail de transcription de Faugère est considérable, et même si l’on peut contester certaines de ses lectures, il a effectué une révolution dans l’édition des Pensées. Cependant, il était clair que le classement thématique des fragments était le fait de l’éditeur et non de Pascal. Faugère a ouvert la voie aux éditeurs qui ont cherché, par tous les moyens, à substituer à cet ordre de l’éditeur, ce qu’ils pensaient être l’ordre voulu par Pascal. Sur le travail de Faugère, consulter le livre de Raymond Francis, Les Pensées de Pascal en France de 1842 à 1942, p. 46 sq.

 

L’édition d’Ernest Havet (1852-1866)

 

L’édition Havet, a connu plusieurs états, qui ne sont pas essentiellement différents les uns des autres. Nous utilisons celle de 1866. Sa nouveauté, de l’aveu de son auteur, « n’est pas dans le texte qu’elle contient », qui ne fait, pour l’essentiel, que reproduire celui de Faugère, encore que Havet ait consulté le manuscrit original. La structure d’ensemble n’est pas non plus très originale, puisque Havet a conservé dans les deux volumes des Pensées certains opuscules comme L’esprit géométrique et le Discours sur les passions de l’amour (qui ne peut être attribué à Pascal). Mais il a fait un travail d’annotation tel qu’aujourd’hui encore, il est toujours utile de la consulter. Le repérage des sources et des références, anciennes et modernes, l’éclaircissement des citations, l’explication de certains points d’exégèse biblique, marquent un effort considérable, que les éditions ultérieures n’ont pas toujours surpassé. En revanche, certaines décisions de Havet sont regrettables : alors qu’il a consacré une grande partie de son premier volume à réunir des textes qui n’appartiennent pas aux Pensées, il a rejeté les fragments consacrés à la polémique religieuse dans son édition des Provinciales, beaucoup moins riche et intéressante que celle des Pensées.

 

L’édition de Gustave Michaut (1896)

 

Alors que Havet a renoncé à proposer des solutions nouvelles au problème de l’ordre, Michaut a donné en 1896 une édition qui reste remarquable, qui renonce à classer les fragments des Pensées suivant un modèle thématique ; il présente les fragments conformément au Recueil des originaux manuscrits, considérant que c’est le moyen le plus sûr pour éviter l’arbitraire des éditeurs, et les hésitations que peut susciter un classement par thèmes.

 

L’édition de Léon Brunschvicg (1904)

 

L’édition de Léon Brunschvicg doit être envisagée dans l’ensemble des œuvres de Pascal dans la collection des Grands écrivains de la France de Hachette. Les quatorze volumes de cette édition constituaient un ensemble considérable, sous la direction d’un philosophe compétent aussi bien dans les sciences que dans les questions philosophiques et religieuses. Les notices et l’annotation reliaient les Pensées à l’ensemble de l’œuvre de Pascal, apportant par là un vif éclairage aux textes tels que l’argument du pari ou Disproportion de l’homme, et ouvrant des perspectives nouvelles par le rapprochement avec les Provinciales et les Écrits sur la grâce.

Du point de vue de l’ordre des textes, l’édition Brunschvicg (1904 et 1914) s’appuie sur le principe qu’il est inutile de chercher à reconstituer un ordre supposé voulu par Pascal, de sorte que la meilleure solution consiste à adopter un classement thématique par matières. Tout naturellement, L. Brunschvicg a fait passer en tête les chapitres dont le caractère est le plus visiblement philosophique et moral : Pensées sur l’esprit et le style, Misère de l’homme sans Dieu, De la nécessité du pari, Des moyens de croire, La justice et la raison des effets, etc. Dans un second ensemble sont réunis les textes directement relatifs à la religion, Les fondements de la religion chrétienne, La perpétuité, Les Figuratifs, Les prophéties, les Preuves de Jésus-Christ, etc.

En revanche, pour ce qui est du texte, l’édition GEF a profité des Copies, mais seulement pour améliorer les lectures des fragments, sans en saisir l’intérêt pour la connaissance de l’ordre des dossiers de Pascal. L’édition Brunschvicg a profité des travaux des éditeurs précédents. Mais elle avait l’ambition d’être une édition critique au sens plein du terme, et chercha à restituer en apparat critique les corrections, les ratures et les parties barrées du manuscrit, entreprise difficile même à l’aide des Copies, qui ne restituent pas les textes apparemment biffés par Pascal. Le succès de cette édition a été renforcé par la publication des Pensées sous une forme portative dans les Classiques Hachette verts, qui servit d’instrument de travail à de très nombreux élèves et étudiants et qui se trouve toujours en librairie. L’usage de l’édition Brunschvicg est évidemment aujourd’hui dépassé pour l’ordre et la structure d’ensemble des Pensées ; mais son annotation reste souvent très utile et suggestive. De nombreux éditeurs ont repris purement et simplement le texte de Brunschvicg, notamment Charles-Marie des Granges pour les éditions Garnier.

Brunschvicg a publié une édition phototypique en noir et blanc du manuscrit des Pensées, qui mettait en lumière un manuscrit auquel le grand public n’avait pas accès. Ce gros volume a l’avantage aujourd’hui encore de nous permettre de repérer certaines modifications qui ont été apportées au manuscrit entre sa date de réalisation et l’état actuel du Recueil des originaux.

 

L’édition de Zacharie Tourneur (1938-1942)

 

Zacharie Tourneur a publié en 1938, puis en 1942, une édition paléographique des Pensées qui visait à rendre aussi exactement que possible dans l’imprimé les textes du manuscrit, en distinguant par l’italique les corrections, les parties barrées, les leçons successives, en ajoutant un commentaire en note pour préciser les détails de graphie que l’impression occultait. L’ouvrage est toujours précieux pour déchiffrer l’écriture de Pascal. Malheureusement, le choix de l’ordre de présentation des fragments est virtuellement incompréhensible par un lecteur ordinaire. Quoique Tourneur ait vu l’intérêt de l’ordre de la Copie 9203 (C1), il n’a pas jugé bon de le suivre rigoureusement ; il a placé en tête des textes non retenus par les copistes, puis les pages 313 à 430 de la Copie, puis les fragments sur les miracles (Copie C1, p. 439-472), et enfin les « pensées sur la religion » (Copie C1, p. 1-308). Il a aussi éliminé de cette édition paléographique les fragments qui ne sont parvenus qu’en copie, les jugeant assez lisibles par eux-mêmes. D’autre part, comme Tourneur suit la succession des fragments sur le manuscrit sans pour autant marquer la séparation des différents papiers, elle déroute plutôt qu’elle ne soutient la lecture. L’inconvénient majeur de cette édition est de demeurer pratiquement inutile pour le lecteur moyen, tant le texte est encombré de corrections.

Les lectures de Tourneur sont indiquées dans nos commentaires.

Nota : Tourneur a été le premier à appliquer aux Pensées la notion de liasses.

 

Les éditions de Louis Lafuma (1951-1964) et de Michel Le Guern (1977)

 

L’édition Lafuma marque une orientation nouvelle.

Louis Lafuma a tiré d’intéressantes conclusions des travaux de Tourneur. Dans les lectures du texte, il le suit très souvent. Mais surtout, il a profité de l’idée que la Copie (C1) présentait l’ordre dans lequel les papiers de Pascal se trouvaient reproduits tels que la famille les avait retrouvés. Le principe de son édition consiste donc à suivre de près le manuscrit pour ce qui est de la lettre du texte, mais de se guider sur la Copie pour le classement. Il ne s’agissait donc pas pour lui de refaire l’Apologie comme Pascal ne l’avait pas achevée, ni à retrouver son plan, mais, prenant du fait que l’ouvrage était en travail, de retrouver l’état des papiers de Pascal tel qu’il les a laissés à sa mort : autrement dit, d’essayer de comprendre le processus de rédaction. De ce fait, après avoir publié chez Delmas une première version mal aboutie, de son édition, Lafuma a entrepris de se guider strictement, pour la présentation des textes, sur l’ordre de la première Copie. Il y distingue deux grands ensembles, qu’il sépare pour la présentation, et pour l’interprétation. Le premier groupe, baptisé Papiers classés, est constitué par les 27 liasses dont on retrouve les titres dans la « table des matières », plan d’ensemble du projet d’apologie. Le second ensemble contient des papiers relatifs aux miracles, aux prophéties, et à des « miscellanea ». Il y joint divers fragments tirés de sources manuscrites diverses (seconde Copie, portefeuilles Vallant, manuscrit Périer, etc.). Les lectures ne sont cependant pas toujours exactes, et certaines fautes de lectures demeurent gênantes. Lafuma publie en 1951 une édition qui reproduit les ratures et les corrections du manuscrit, d’une manière qui s’inspire de Tourneur, accompagnée d’un volume de notes et d’un volume de documents qui sont parfois précieux. Par la suite, une version allégée des ratures et corrections est publiée, qui met à la disposition des lecteurs un texte moins complexe. Elle est toujours disponible soit dans la collection Points du Seuil, soit dans l’édition de L’intégrale, qui donne les œuvres complètes de Pascal. Nous utilisons l'édition Luxembourg de 1951.

L’édition de M. Le Guern, que l’on trouve actuellement dans les collections Folio et dans les Œuvres complètes publiées dans la Pléiade, suit le même principe, et n’apportent pas grand chose de nouveau, à part des corrections qui améliorent considérablement le texte de Lafuma.

 

L’édition de Philippe Sellier (2000-2011)

 

L’édition qui témoigne de la plus grande originalité est celle de Philippe Sellier. Comme L. Lafuma, celui-ci a saisi l’importance des Copies pour la reconstitution de l’ordre des papiers de Pascal. Mais il accorde un statut particulier à la Copie C2, dans la mesure où, contrairement à C1, transcrite sur des cahiers séparés, C2 a été composée en continu de cahier en cahier, ce qui lui donne une structure fixe et définitive. Il en conclut que cette Copie a été destinée à constituer un document ne varietur, alors que la première pouvait être bouleversée au gré des travaux préparatoires à l’édition de Port-Royal. Mais surtout, Ph. Sellier a montré que la structure de C2 pouvait être interprétée sous un angle chronologique, et il discerne, à côté du « projet de 1658 » (les « papiers classés » de Lafuma, associés à une « liasse-table » datée de 1658), différents dossiers préparatoires, 7 dossiers mis à part en juin 1658 (concernant principalement les miracles, l’affaire Esdras et des miscellanea), des dossiers de « pensées mêlées » constitués de 1658 à 1662, et un certain nombre de dossiers sur lesquels Pascal travaillait lorsqu’il a été arrêté par la maladie et la mort (de 1658 à 1662). Les Pensées peuvent alors être envisagées moins comme un ouvrage inachevé que comme un ouvrage en cours d’élaboration, et dès lors que l’on peut les considérer du point de vue de l’amplification des idées et des textes, la comparaison des textes prend alors un relief saisissant.

En fait, la différence entre les éditions fondées sur C1 et sur C2 n’est sans doute pas aussi grande qu’on peut le supposer ; dans une étude consacrée aux Copies des Pensées, Gilles Proust a constaté que si l’on envisage les groupes de dossiers, plutôt que les dossiers eux-mêmes, l’ordre de la copie C1 était une sorte de miroir de celui de C2. Voir Dominique Descotes et Gilles Proust, “Un projet du Centre International Blaise Pascal : l’édition électronique des Pensées”, in Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 30, 2008, p. 12 sq.

 

Travaux de Yoichi Maeda (premiers travaux en 1959) et Pol Ernst (1993)

 

Nos commentaires tiennent également compte de deux travaux qui ne sont pas à proprement parler des éditions des Pensées, mais dont les résultats, souvent discutables, mais toujours intéressants, ont fait progresser les éditions qui en ont tiré parti.

Le premier est une série de trois volumes, suivis de nombreux articles, dus à l’érudit japonais Yoichi Maeda, qui a procédé à une lecture en relief des fragments, en discernant soigneusement les premiers jets de la rédaction des corrections et additions, échelonnant les rédactions, et parvenant parfois à l’établissement de deux et parfois trois états d’un même texte. Ces commentaires sont, malheureusement pour le lecteur français, publiés en japonais ; mais les différentes couches de texte y sont lisibles au moins. Une présentation synthétique de la méthode de « double lecture » de Y. Maeda est proposée dans un appendice du livre de Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 384 sq.

Nous avons aussi tenu compte des travaux de Pol Ernst, qui, dans un ouvrage intitulé Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie (Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1996), s’est livré à une étude des papiers du manuscrit original et a tenté de reconstruire des feuillets en traitant les papiers originaux comme une sorte de puzzle. À vrai dire, l’intérêt du travail de P. Ernst réside moins dans la reconstitution des feuillets primitifs, qui n’est certainement valide que dans un nombre restreint de cas, que dans l’identification des types de papier, qui permet d’amorcer une chronologie relative des papiers du manuscrit original. Reste que l’interprétation de ces travaux demande la plus grande prudence. Pour saisir le sens et la portée de cette recherche, on peut recourir à l’appendice proposé dans le livre de Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 389 sq. ; on peut aussi recourir à l’appendice “Les Pensées à l’état natif”, dans l’édition des Pensées de Philippe Sellier, Paris, Garnier, 2010, p. 755 sq.

Ces deux derniers ensembles ne constituent pas des éditions à proprement parler, mais le but avoué des deux chercheurs était bien de procurer, d’une certaine manière, un texte des Pensées qui en reflète clairement la genèse et l’état natif. Nous nous devions de les mentionner, en ayant fait bon usage, y compris lorsqu’il nous arrivait de nous éloigner de leurs conclusions.