Dossier thématique : La justice

 

Pascal et le problème de la justice

 

Sur la manière dont Pascal traite la question de la justice dans les Pensées, voir la synthèse de Jean Mesnard, « Pascal et la justice à Port-Royal », Commentaire, 121, printemps 2008, p. 163-173. Dans les Pensées, Pascal aborde le problème de la justice dans le cadre d’une réévaluation totale de la situation de l’homme dans la société, le monde et l’histoire. Il oppose deux pans majeurs. Dans les liasses Misère et Raisons des effets, la justice est envisagée dans la perspective de l’homme sans Dieu. Dans la seconde partie du projet d’apologie, notamment dans la liasse Morale chrétienne, elle est envisagée du point de vue de l’homme avec Dieu.

La première phase est profondément marquée par le scepticisme de Montaigne, qui dénie à l’homme toute capacité d’atteindre la justice. La preuve s’en appuie sur la diversité infinie des lois selon les temps et les pays (Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà [...] Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses (Misère 9 - Laf. 60, Sel. 94)). La permanence des lois fondamentales, invoquée par les juristes, apparaît comme une pure illusion. L’impossibilité de reconnaître aucune justice aux lois et aux coutumes engendre en l’homme une frustration d’autant plus vive qu’il lui est impossible de ne pas désirer la justice. En découle la multiplicité des lois établies dans le monde, qui servent pour ainsi dire d’ersatz à la justice essentielle. Par une sorte d’ironie du sort, les lois en vigueur ne subsistent que par l’aliment qu’elles fournissent à ce besoin : qui obéit aux lois établies parce qu’elles sont justes obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi.

Ce premier tableau de la justice donnetout son relief a contrario à celui de la seconde partie des Pensées, lorsque Pascal considère l’homme « avec Dieu ». Le contraste avec la diversité des lois civiles apparaît saisissant lorsque Pascal écrit que deux lois suffisent pour régler toute la république chrétienne, mieux que toutes les lois politiques (Morale chrétienne 25 - Laf. 376, Sel. 408) : celles de l’amour de Dieu et du prochain, communes au Décalogue et à l’enseignement du Christ, et propres à régir à la fois la société humaine et la société religieuse. La critique de l’amour de soi et l’affirmation de l’amour de Dieu comme seul principe de la justice sont exposées dans Morale chrétienne. Pour représenter le rapport entre ces deux attitudes fondamentales de l’être humain, Pascal se sert d’une comparaison héritée à la fois de l’humanisme et du christianisme, la fable des membres et de l’estomac, devenue chez saint Paul l’idée du corps mystique du Christ. La société est ainsi conçue comme un corps, dans lequel l’union entre ce corps et ses membres est profitable à l’un et aux autres.

Mais comme la perfection requise par la morale chrétienne est rendue difficile à atteindre par la corruption de l’homme, voire impossible même dans une société nécessairement diverse, Pascal, doutant de voir la Cité de Dieu se constituer hors de l’autre monde, a proposé un troisième point de vue sur la justice, débouchant sur des règles concrètes, appuyées sur une sorte de justice provisoire, à l’échelle purement humaine. Ce point de vue relatif et pratique est exposé selon la perspective de l’homme sans Dieu, mais d’un homme qui, tout en abandonnant l’illusion d’une justice parfaite ici-bas, entend construire un ordre de la société reflétant au moins une image de la justice. C’est un fait que sans s’élever au-dessus du champ de la concupiscence, autre nom de l’amour de soi, l’homme peut procéder à une sorte de bricolage grâce auquel, sans atteindre le bien absolu, on parvient à préserver des biens relatifs.

La plupart des fragments qui définissent cette justice relative se trouvent dans Raisons des effets. Pascal part de ce principe : La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions. Elles entrent en jeu dans toutes nos actions, même dans celles qui sont soumises à la règle de la justice. Or la justice seule n’exerce ni attrait ni contrainte. Plus grave : elle peut être contredite ; et, comme la raison, elle est « ployable à merci ». Pour que la justice soit efficace, il faut donc qu’elle puise ailleurs une vertu qui lui manque. C’est pourquoi, selon Pascal, la force s’identifie, ou plus exactement se substitue à la justice : On appelle juste ce qu’il est force d’observer. (Raisons des effets 4 - Laf. 85, Sel. 119) Pascal ne reprend pas ici le lieu commun qui veut que la justice soit forte : il considère que la justice n’est qu’un montage à partir de la force, pratiqué par. les législateurs, qui ont établie, ne serait-ce qu’en image, une justice perdue. Il ne s’agit pas ici de la violence, tout au contraire, puisque ces législateurs cherchent justement à éviter la guerre civile, qui est le plus grand des maux (Laf. 977, Sel. 786). Il s’agit d’une force autorisée, susceptible de mettre fin aux contestations interminables qui débouchent sur les conflits qui favorisent les violents. L’un des exemples les plus clairs que propose Pascal est la règle de la majorité, de la « pluralité » : il est juste que la majorité l’emporte ; mais sa justice résulte d’une convention, et non de l’essence des choses ; car son rapport à la minorité n’est pas celui du plus juste au moins juste, mais du plus fort au moins fort. Autre force : celle de la coutume, sur laquelle repose toute l’organisation sociale et, encore une fois, la paix. C’est donc à l’invention des législateurs, et non au poids des armes, que Pascal fait appel. Ce serait une lourde erreur de voir en Pascal un nihiliste qui fait l’éloge de la force pure.

Raisons des effets 5 (Laf. 86, Sel. 120). Veri juris. Nous n’en avons plus. Si nous en avions nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de son pays. C’est là que ne pouvant trouver le juste on a trouvé le fort, etc.

Raisons des effets 2 (Laf. 81, Sel. 116). Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires et la pluralité aux autres. D’où vient cela ? de la force qui y est.

Le groupe des éditeurs des Pensées ne paraît pas avoir été unanime à l’égard des idées de Pascal sur la justice, peut-être parce qu’il n’en comprenait pas vraiment la complexité. En témoigne la lettre d’Arnauld à Périer du 20 novembre 1669, in éd. Luxembourg, Documents, p. 159-160 (NB : Le fragment visé est Laf. 520, Sel. 453 qui ne figure pas dans l’édition de 1670.) :

« Ce 20 novembre [1669].

Je dois commencer, monsieur, par me réjouir de votre convalescence après une si grande maladie et vous faire des excuses de ce que je vous réponds si tard sur une affaire qui vous tient beaucoup à cœur ; je l’aurais fait dès le dernier ordinaire sans un accident qui m’a tout à fait troublé. Un fort honnête homme nommé M. Collé, qui était un des précepteurs des enfants qui étaient au Chesnay, était venu demeurer avec moi depuis trois mois ; j’en étais satisfait autant qu’on peut l’être d’une personne pour bien des raisons qu’il serait trop long de vous écrire. Dimanche, descendant pour aller voir un de ses amis qui le demandait, il tomba sur les degrés et se fit un trou à la tête qui ne paraissait rien d’abord et n’avait aucun mauvais accident. Mais 24 heures après il lui a pris une grande fièvre et des vomissements continuels dont il mourut mercredi. Cela m’a causé une très sensible affliction aussi bien que M. et Mme Angran qui ne s’en peuvent consoler, non seulement parce qu’il prenait la peine d’instruire leur fils, mais aussi parce qu’ils avaient pour lui une tendresse et une affection inimaginable, étant de l’humeur du monde la plus accommodante et la plus douce.

Voilà, monsieur, ce qui m’a empêché, non seulement de vous écrire plus tôt, mais aussi de conférer avec ces messieurs sur les difficultés de M. Le Camus. J’espère que tout s’ajustera, et que, hors quelques endroits qu’il sera assurément bon de changer, on les fera convenir de laisser les autres comme ils sont ; mais souffrez, monsieur, que je vous dise qu’il ne faut pas être si difficile, ni si religieux à laisser un ouvrage comme il est sorti des mains de l’auteur, quand on le veut exposer à la censure publique. On ne saurait être trop exact quand on a affaire à des ennemis d’aussi méchante humeur que les vôtres. Il est bien plus à propos de prévenir les chicaneries par quelque petit changement, qui ne fait qu’adoucir une expression, que de se réduire à la nécessité de faire des apologies. C’est la conduite que nous avons tenue touchant des considérations sur les dimanches et les fêtes, de feu M. de Saint-Cyran, que feu Savreux a imprimées. Quelques-uns de nos amis les avaient revues avant l’impression ; et M. Nicole, qui est fort exact, les ayant encore examinées depuis l’impression, y avait fait faire beaucoup de cartons. Cependant les docteurs, à qui on les avait données pour les approuver, y ont encore fait beaucoup de remarques, dont plusieurs nous ont paru raisonnables et qui ont obligé à faire encore de nouveaux cartons. Les amis sont moins propres à faire ces sortes d’examen que les personnes indifférentes, parce que l’affection qu’ils ont pour un ouvrage les rend plus indulgents sans qu’ils le pensent, et moins clairvoyants. Ainsi, monsieur, il ne faut pas vous étonner, si ayant laissé passer de certaines choses sans en être choqués, nous trouvons maintenant qu’on les doit changer, en y faisant plus d’attention après que d’autres les ont remarquées. Par exemple, l’endroit de la page 293 me paraît maintenant souffrir de grandes difficultés, et ce que vous dites pour le justifier, que, selon saint Augustin, il n’y a point en nous de justice qui soit essentiellement juste, et qu’il en est de même de toutes les autres vertus, ne me satisfait point. Car vous reconnaîtrez, si vous y prenez bien garde, que M. P. n’y parle pas de la justice, vertu qui fait dire qu’un homme est juste, mais de la justice quae jus est, qui fait dire qu’une chose est juste, comme : il est juste d’honorer son père et sa mère, de ne tuer point, de ne commettre point d’adultère, de ne point calomnier, etc. Or, en prenant le mot de justice en ce sens, il est faux et très dangereux de dire qu’il n’y ait rien parmi les hommes d’essentiellement juste ; et ce qu’en dit M. Pascal peut être venu d’une impression qui lui est restée d’une maxime de Montagne, que les lois ne sont point justes en elles-mêmes, mais seulement parce qu’elles sont lois. Ce qui est vrai, au regard de la plupart des lois humaines qui règlent des choses indifférentes d’elles-mêmes, avant qu’on les eût réglées, comme que les aînés aient une telle part dans les biens de leurs père et mère ; mais très faux, si on le prend généralement, étant par exemple, très juste de soi-même, et non seulement parce que les lois l’ont ordonné, que les enfants n’outragent pas leurs pères. C’est ce que saint Augustin dit expressément de certains désordres infâmes, qu’ils seraient mauvais et défendus, quand toutes les nations seraient convenues de les regarder comme des choses permises. Ainsi, pour vous en parler franchement, je crois que cet endroit est insoutenable, et on vous supplie de voir parmi les papiers de M. Pascal, si on n’y trouvera point quelque chose qu’on puisse mettre à la place. Enfin, vous pouvez, monsieur, vous assurer que je travaillerai dans cette affaire avec tout le soin et toute l’affection qui me sera possible. Je salue Mlle Périer et tous vos enfants, et je m’estimerai toujours heureux de pouvoir faire quelque chose pour votre service.

Desprez me vient présentement d’apporter votre réponse aux difficultés de M. l’abbé Le C(amus). J’en suis ravi, parce que cela facilitera bien toutes choses. Vous verrez dans cette lettre pourquoi on a trouvé à redire à la page 295, et que ce n’est point à cause de la transposition. »

Voir également l’étude de Pécharman Martine, “La justice selon Pascal”, in G. Samama (dir.), La justice, Paris, Ellipses, 2001, p. 113-128. Pascal crédite la loi positive d’une sorte de justice intrinsèque, parce qu’elle est établie, et parce qu’elle est loi : p. 121 sq. Une loi qui n’est pas immédiatement ou intrinsèquement juste devient juste à partir de son établissement. Sur le devoir d’obéissance aux lois établies, voir p. 121 sq.

 

La justice et l’équivoque d’erreur

 

Dans les Pensées, le problème de la justice est construit sur une idée dont la Logique de Port-Royal soulignera l’importance, celle de l’équivoque d’erreur.

Il existe en effet « sans doute » une justice véritable et naturelle. Tous les hommes emploient le même mot, savoir le mot justice, et ils ne commettent pas d’erreur lorsqu’ils emploient ces mots, ils portent leur pensée à la justice véritable. Mais lorsqu’ils en viennent à l’application, les hommes prennent chacun pour cette justice réelle, qui est une qualité spirituelle dont chacun dispose à son gré, la justice qu’ils imaginent, de sorte que ce mot justice renvoie non pas au même objet, mais à des objets différents selon les idées de chacun de ceux qui l’emploient.

C’est ce que la Logique de Port-Royal, I, VII (éd. de 1664) désigne par l’expression équivoque d’erreur. L’équivoque d’erreur a pour caractère le fait qu’en employant une expression on lui joint la même idée, mais en l’appliquant à des choses différentes :

« Ce qui est de plus remarquable dans ces termes complexes, est qu’il y en a qui sont déterminés dans la vérité à un seul individu, et qui ne laissent pas de conserver une certaine universalité équivoque qu’on peut appeler une équivoque d’erreur ; parce que les hommes demeurant d’accord que ce terme ne signifie qu’une chose unique, faute de bien discerner quelle est véritablement cette chose unique, l’appliquent les uns à une chose et les autres à une autre : ce qui fait qu’il a besoin d’être encore déterminé ou par diverses circonstances ou par la suite du discours, afin que l’on sache précisément ce qu’il signifie.

Ainsi le mot de véritable religion ne signifie qu’une seule et unique religion, qui est dans la vérité la catholique, n’y ayant que celle-là de véritable. Mais parce que chaque peuple et chaque secte croit que sa religion est la véritable, ce mot est très équivoque dans la bouche des hommes, quoique par erreur. Et si on lit dans un historien, qu’un prince a été zélé pour la véritable religion, on ne saurait dire ce qu’il a entendu par là, si on ne sait de quelle religion a été cet historien : car si c’est un protestant, cela voudra dire la religion protestante ; si c’était un Arabe mahométan qui parlât ainsi de son prince, cela voudrait dire la religion mahométane, et on ne pourrait juger que ce serait la religion catholique, si on ne savait que cet historien était catholique.

Les termes complexes qui sont ainsi équivoques par erreur, sont principalement ceux qui enferment des qualités dont les sens ne jugent point, mais seulement l’esprit, sur lesquelles il est facile que les hommes aient divers sentiments.

Si je dis par exemple : Il n’y avait que des hommes de six pieds qui fussent enrôlés dans l’armée de Marius, ce terme complexe d’homme de six pieds n’était pas sujet à être équivoque par erreur, parce qu’il est bien aisé de mesurer des hommes, pour juger s’ils ont six pieds. Mais si l’on eût dit qu’on ne devait enrôler que de vaillants hommes, le terme de vaillants hommes eût été plus sujet à être équivoque par erreur, c’est-à-dire à être attribué à des hommes qu’on eût crus vaillants, et qui ne l’eussent pas été en effet.

Les termes de comparaison sont aussi fort sujets à être équivoques par erreur : le plus grand géomètre de Paris : le plus savant homme, le plus adroit, le plus riche. Car quoique ces termes soient déterminés par des conditions individuelles, n’y ayant qu’un seul homme qui soit le plus grand géomètre de Paris, néanmoins ce mot peut être facilement attribué à plusieurs, quoiqu’il ne convienne qu’à un seul dans la vérité : parce qu’il est fort aisé que les hommes soient partagés de sentiments sur ce sujet, et qu’ainsi plusieurs donnent ce nom à celui que chacun croit avoir cet avantage par-dessus les autres.

Les mots de sens d’un auteur, de doctrine d’un auteur sur un tel sujet, sont encore de ce nombre, surtout quand un auteur n’est pas si clair, qu’on ne dispute quelle a été son opinion, comme nous voyons que les philosophes disputent tous les jours touchant les opinions d’Aristote, chacun le tirant de son côté. Car quoiqu’Aristote n’ait qu’un seul et unique sens sur un tel sujet, néanmoins comme il est différemment entendu, ces mots de sentiment d’Aristote sont équivoques par erreur, parce que chacun appelle sentiment d’Aristote ce qu’il a compris être son véritable sentiment ; et ainsi l’un comprenant une chose et l’autre une autre, ces termes de sentiments d’Aristote sur un tel sujet, quelque individuels qu’ils soient en eux-mêmes, pourront convenir à plusieurs choses, savoir à tous les divers sentiments qu’on lui aura attribués, et ils signifieront dans la bouche de chaque personne ce que chacune personne aura conçu être le sentiment de ce philosophe.

Mais pour mieux comprendre en quoi consiste l’équivoque de ces termes, que nous avons appelés équivoques par erreur, il faut remarquer que ces mots sont connotatifs ou expressément, ou dans le sens. Or comme nous avons déjà dit, on doit considérer dans les mots connotatifs le sujet qui est directement, mais confusément exprimé, et la forme ou le mode qui est distinctement, quoiqu’indirectement exprimée. Ainsi le blanc signifie confusément un corps, et la blancheur distinctement : sentiment d’Aristote signifie confusément quelque opinion, quelque pensée, quelque doctrine, et distinctement la relation de cette pensée à Aristote auquel on l’attribue.

Or quand il arrive de l’équivoque dans ces mots, ce n’est pas proprement à cause de cette forme ou de ce mode, qui étant distinct est invariable. Ce n’est pas aussi à cause du sujet confus, lorsqu’il demeure dans cette confusion. Car, par exemple, le mot de prince des philosophes ne peut jamais être équivoque, tant qu’on n’appliquera cette idée de prince des philosophes à aucun individu distinctement connu. Mais l’équivoque arrive seulement parce que l’esprit au lieu de ce sujet confus, y substitue souvent un sujet distinct et déterminé auquel il attribue la forme et le mode. Car comme les hommes sont de différents avis sur ce sujet, ils peuvent donner cette qualité à diverses personnes, et les marquer ensuite par ce mot qu’ils croient leur convenir, comme autrefois on entendait Platon par le nom de prince des philosophes, et maintenant on entend Aristote.

Le mot de véritable religion, n’étant point joint avec l’idée distincte d’aucune religion particulière, et demeurant dans son idée confuse, n’est point équivoque : puisqu’il ne signifie que ce qui est en effet la véritable religion. Mais lorsque l’esprit a joint cette idée de véritable religion à une idée distincte d’un certain culte particulier distinctement connu, ce mot devient très équivoque, et signifie dans la bouche de chaque peuple le culte qu’il prend pour véritable.

Il en est de même de ces mots, sentiment d’un tel philosophe sur une telle matière. Car demeurant dans leur idée générale, ils signifient simplement et en général la doctrine que ce philosophe a enseignée sur cette matière, comme ce qu’a enseigné Aristote sur la nature de notre âme : id quod sensit talis scriptor ; et cet id, c’est-à-dire cette doctrine demeurant dans son idée confuse sans être appliquée à une idée distincte, ces mots ne sont nullement équivoques ; mais lorsqu’au lieu de cet id confus, de cette doctrine confusément conçue, l’esprit substitue une doctrine distincte, et un sujet distinct, alors selon les différentes idées distinctes qu’on y pourra substituer, ce terme deviendra équivoque. Ainsi l’opinion d’Aristote touchant la nature de notre âme est un mot équivoque dans la bouche de Pomponace, qui prétend qu’il l’a crue mortelle, et dans celle de plusieurs autres interprètes de ce philosophe, qui prétendent au contraire qu’il l’a crue immortelle, aussi bien que ses maîtres Platon et Socrate. Et de là il arrive que ces sortes de mots peuvent souvent signifier une chose à qui la forme exprimée indirectement ne convient pas. Supposant, par exemple, que Philippe n’ait pas été véritablement père d’Alexandre comme Alexandre lui-même le voulait faire croire, le mot de fils de Philippe, qui signifie en général celui qui a été engendré par Philippe, étant appliqué par erreur à Alexandre, signifiera une personne qui ne serait pas véritablement le fils de Philippe. Le mot de sens de l’Écriture, étant appliqué par un hérétique à une erreur contraire à l’Écriture, signifiera dans sa bouche cette erreur qu’il aura cru être le sens de l’Écriture, et qu’il aura dans cette pensée appelée le sens de l’Écriture. C’est pourquoi les calvinistes n’en sont pas plus catholiques, pour protester qu’ils ne suivent que la parole de Dieu. Car ces mots de parole de Dieu signifient dans leur bouche toutes les erreurs qu’ils prennent faussement pour la parole de Dieu. »

De ce fait, Pascal est conduit à poser le problème de la justice en termes de discernement. Parmi la multitude indéfinie de lois établies, comment pourrait-on reconnaître celle qui est la vraie ? Le problème se posera de la même manière pour les religions, lorsque Pascal sera parvenu à la liasse A P. R.

Ce principe, qu’il y a sans doute des lois naturelles, est une nécessité pour que la notion de misère de l’homme ait un sens. Si la vraie justice naturelle n’existait pas, et s’il y avait par conséquent impossibilité absolue de la trouver, la condition de l’homme qui l’ignore ne serait pas misérable. Il ne manquerait rien à sa condition naturelle, et par conséquent celle-ci ne pourrait pas être malheureuse, comme Pascal l’indique dans Grandeur. Pour que l’ignorance de la loi naturelle puisse être considérée comme une misère pour l’homme, il faut que la loi naturelle existe, mais qu’elle lui échappe, et que cette situation puisse légitimement être considérée comme une situation qui ne devrait pas être, c’est-à-dire comme un malheur ou une injustice. Si la justice essentielle n’existe pas, il n’y a pas par conséquent de tragique de la condition humaine.

Il faut aussi que, pour une raison ou une autre la justice essentielle échappe à l’homme, mais qu’elle puisse être accessible. Si la justice essentielle est par nature hors de portée de l’homme, le même raisonnement s’applique : il n’y a plus de misère. Autrement dit, lorsqu’on écrit que « la justice absolue à laquelle les hommes aspirent, demeure inaccessible à l’homme par la raison naturelle », on est proche du contresens. Il est vrai que la raison naturelle ne parvient pas à trouver la justice effective, mais ce n’est pas parce que cette justice est inaccessible. Il ne faut pas transformer une vérité de fait en vérité de droit : si la justice était par elle-même nécessairement inaccessible, il n’y aurait encore une fois ni misère ni tragique, puisque l’absence de la justice serait la condition normale de l’homme.

Mais la misère de l’homme, c’est que cette justice est accessible, elle est même donnée puisque c’est la loi de l’Évangile, mais que l’homme ne parvient pas à la reconnaître, et cela par sa nature propre telle qu’elle est après le péché originel. La multiplicité des lois inventées par la raison humaine, corrompue par le péché, a engendré une telle jungle de lois que l’homme est devenu incapable de discerner une loi qui est pourtant à portée de sa main. Ce n’est pas qu’il ne puisse la connaître, mais c’est qu’il est devenu incapable de la discerner.

C’est du reste précisément ce que dit Montaigne, Essais, II, 12 : « Il est croyable qu’il y a des lois naturelles, comme il se voit ès autres créatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingérant partout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance. Nihil itaque amplius nostrum est : quod nostrum dici, artis est ». Voir Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 16.