La liasse RENDRE LA RELIGION AIMABLE

 

 

La Table des matières propose le titre Religion aimable dans la deuxième colonne, entre Fausseté des autres religions et Fondement.

 

Composition de la liasse Religion aimable

 

La « liasse » Religion aimable n’est composée que de deux fragments.

Religion aimable 1 est autographe. Religion aimable 2 porte l’écriture du secrétaire assidu de Pascal.

Ces fragments ont été conservés à la suite l’un de l’autre dans le Recueil des originaux, p. 227 (cahier 19), alors que la plupart des papiers non autographes ont été regroupés dans le cahier 36.

Le titre de la liasse n’est connu que par les Copies C1 et C: aucune étiquette ne porte ce titre dans le Recueil et les deux fragments ne portent pas ce titre. On retrouve cependant une référence à cette liasse (« Aimable ») au verso du fragment Perpétuité 11 (Laf. 289, Sel. 321), auquel renvoie « Voyez Perpétuité » de Religion aimable 2. Ces deux fragments, qui proviennent probablement d’un même feuillet, ont en commun d’avoir été transcrits dans les Copies à la fin de leurs liasses respectives.

Les papiers de Religion aimable sont tous les deux percés d’un trou d’enfilage en liasse.

 

Mots-clés

 

Religion aimable 1 : Abraham – Bénir – Croix – David – Église – Fidèle – Jésus-Christ – Isaïe – Juifs – Loi – Lumière – Moïse – Nation – Peuple – Révélation – Sacrifice – Semence – Tous – Universalité.

Religion aimable 2 : Charnel – Chrétien – Espérance – Juif – Païen – Rédempteur.

 

Religion aimable et l’édition de Port-Royal

 

Port-Royal n’a retenu que le premier des deux textes : Religion aimable 1 a été intégré dans le chapitre XIV, Jésus-Christ.

Le fragment Religion aimable 2 n’a pas retenu l’attention de Louis Périer dont une copie a été conservée. Il faut attendre l’édition Faugère (1844) pour qu’il soit publié.

 

Aspects stratigraphiques des fragments de Religion aimable

 

Les deux papiers ne portent pas de filigrane.

Selon Pol Ernst, Album, p. 154 bis et 165, les papiers RO 227-3 (Religion aimable 1) et RO 227-4 (Religion aimable 2) sont probablement issus d’un feuillet de type Cadran & Armes de France et Navarre / P ♥ H.

 

Bibliographie

 

COHN Lionel, “Pascal et le judaïsme”, Pascal. Textes du tricentenaire, Paris, A. Fayard, 1963, p. 206-224.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 310 sq.

GHEERAERT Tony, À la recherche du Dieu caché. Introduction aux Pensées de Pascal, La Bibliothèque électronique de Port-Royal, 2007, p. 87 sq.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 103 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 234-242.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009.

 

Problème de la place de Rendre la religion aimable

 

La liasse Rendre la religion aimable doit être mise en résonance avec les liasses Souverain bien d’une part et Fausseté des autres religions d’autre part.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 95 sq. L’apologiste cherche à montrer que la religion est « aimable ».

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 234-242. Analyse de fond de la nécessité de rendre la religion aimable, en montrant qu’elle fait connaître le souverain bien.

L’entreprise de rendre la religion aimable ne va pas de soi.

Il est clair que, dans cette liasse, Pascal applique le principe de l’art de persuader que rapporte la deuxième version de la Vie de Pascal : « Un des principaux points de l’éloquence qu’il s’était fait était non seulement de ne rien dire que l’on n’entendît pas, ou que l’on entendît avec peine, mais aussi de dire des choses où il se trouvât que ceux à qui nous parlions fussent intéressés, parce qu’il était assuré que pour lors l’amour-propre même ne manquerait jamais de nous y faire faire réflexion, et de plus, la part que nous pouvons prendre aux choses étant de deux sortes (car ou elles nous affligent, ou elles nous consolent), il croyait qu’il ne fallait jamais affliger qu’on ne consolât, et que bien ménager tout cela était le secret de l’éloquence. »

Après avoir affligé le lecteur en lui montrant qu’il ne doit attendre aucune lumière ni aucun secours des autres religions, il entreprend de le consoler en lui montrant que la religion chrétienne est aimable.

Il faut sans doute l’expliquer par le rapprochement avec Fausseté des autres religions. Quand on a envisagé la religion de Mahomet, qui n’a pas d’autorité, dont l’auteur n’est pas prédit, qui tue, qui défend de lire dont le paradis est ridicule et dont le Coran est obscur, le contraste rend la religion chrétienne aimable.

A contrario, il est nécessaire, conformément au programme tracé dans Ordre 10 (Laf. 12, Sel. 46), d’épargner à la religion chrétienne la haine et peur qu’elle soit vraie que les hommes peuvent ressentir à son égard. Il faut au contraire la rendre « aimable », c’est-à-dire faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie, avant de montrer qu’elle est vraie.

La légitimité de cette méthode est confirmée par ce que Pascal dit des vérités de la religion chrétienne dans l’opuscule sur De l’Esprit géométrique, 2, De l’art de persuader, § 3-5, OC III, p. 413-414 :

§ 3. Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît.

Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il les faut connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il les faut aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.

§ 4. En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de là vient l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. Dites nous des choses agréables et nous vous écouterons, disaient les Juifs à Moïse ; comme si l’agrément devait régler la créance ! Et c’est pour punir ce désordre par un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu’après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste qui le charme et qui l’entraîne.

Prendre une autre voie que celle qui consiste à rendre d’abord la religion aimable, c’est aller à contresens. Cette idée s’oppose aussi à celle de toute apologétique rationnelle, et aux démonstrations comme celles qui s’appuient sur l’ordre du monde.

Naturellement, cette entreprise est suspecte, puisqu’elle semble bien s’adresser aux principes du plaisir que mentionne L’art de persuader ; or le plaisir est en l’homme marqué par la corruption née du péché originel. Plusieurs commentateurs ont en effet soutenu que Pascal, pour attirer le lecteur vers la religion chrétienne, était contraint de jouer sur le ressort de la concupiscence, et d’user du désir corrompu contre le désir corrompu lui-même. L’objection conduit logiquement à la conclusion que l’entreprise apologétique de Pascal est viciée à la racine, dans la mesure où elle joue de la concupiscence pour lutter contre la concupiscence.

Une plus exacte attention apportée au texte permet de récuser cette interprétation.

La liasse Rendre la religion aimable ne se comprend en fait qu’en rapport avec la liasse Souverain bien, dont elle reprend certains motifs : si la religion chrétienne est aimable, c’est qu’elle promet le souverain bien qu’aucune philosophie ni aucune religion en dehors d’elle ne sont parvenues à révéler.

Primo, si la religion est aimable, ce n’est pas parce qu’elle flatte l’amour propre, c’est, selon la formule de Ordre 10 (Laf. 12, Sel. 46), parce qu’elle promet le vrai bien et la vérité. Pascal attache le désir à l’un des seuls sentiments qui ne doit rien à la concupiscence, l’amour de la vérité.

Le fragment Fausseté 18 (Laf. 220, Sel. 253) l’a indiqué clairement : nulle autre religion que la chrétienne n’a proposé de se haïr, nulle autre religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent et qui cherchent un être véritablement aimable ; et ceux qui se trouvent en pareille disposition, s’ils n’avaient jamais ouï parler de la religion d’un Dieu humilié l’embrasseraient incontinent.

D’autre part, les deux fragments qui constituent la liasse appuient l’idée que la religion chrétienne est aimable parce que, selon Religion aimable 1, Jésus-Christ est universel dans son appel et a offert le sacrifice de la croix pour tous, quoiqu’il n’y ait de rédempteur que pour les chrétiens (Religion aimable 2). Cette attirance pour un bien qui s’adresse à tous va directement contre l’amour propre humain : c’est un désir qui n’est pas rapporté à l’individu, mais qui se fait aimer parce qu’il s’adresse à tous.

Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181) avait indiqué que le vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre son gré. C’est le cas du bien promis par la religion de Jésus-Christ. Pascal évite de cette manière la contradiction qui lui est imputée de se servir de la concupiscence en faveur de la religion chrétienne.