Dossier thématique : La tyrannie

 

La tradition de la réflexion sur la tyrannie

La réflexion sur la tyrannie politique remonte à l’Antiquité.

Voir notamment Platon, La République, VIII, 562, Œuvres complètes, tr. Robin, I, p. 1164 sq., sur le tyran. Voir IX, 571 a, p. 1174, sur ce que Platon appelle l’homme tyrannique.

Aristote traite de la tyrannie dans sa Politique. Voir Mousnier Roland, L’assassinat d’Henri IV, 14 mai 1610. Les formes de la tyrannie selon Aristote (Politique, VI, 3, VI, 2) : la tyrannie est une déviation de la royauté (qui repose sur le consentement des sujets et sur la loi) ; « la tyrannie est la monarchie absolue qui, sans aucune responsabilité et dans l’intérêt du seul tyran, gouverne des hommes qui valent autant et mieux que lui, cette monarchie qui ne s’occupe jamais des intérêts particuliers des sujets. Aussi existe-t-elle malgré eux, car il n’y a pas un seul homme libre qui supporte volontiers un pareil pouvoir [...]. La tyrannie [...] est le pire des gouvernements... » Aristote distingue tyrannie et monarchie : « le roi veut et doit être le protecteur de ses sujets... Au contraire..., la tyrannie n’a jamais en vue le bien général, si ce n’est pour son utilité particulière... Le but que se propose le tyran, c’est le plaisir..., la grandeur des richesses, et l’éclat des honneurs ». (Politique, VIII, 8). Il distingue les tyrannies fondées sur le consentement des sujets, qui ont quelque chose de royal, mais qui sont tyranniques en ce que le pouvoir est absolu et tout à fait arbitraire, et les tyrannies marquées par la ruse et la violence.

La réflexion sur la tyrannie se poursuit au Moyen Âge. Voir sur ce sujet le livre de Roland Mousnier, L’assassinat d’Henri IV, Paris, NRF, Gallimard, 1964, qui présente une synthèse ample et précise sur la question.

Voir Charron Pierre, De la Sagesse, III, IV, éd. Duval, p. 418. « La tyrannie, c’est-à-dire la domination violente contre les lois et coutumes, est souvent cause des grands remuements publics, d’où il advient rébellion, qui est une élévation du peuple contre le prince, à cause de sa tyrannie, pour le chasser et débouter de son siège : et diffère de la sédition en ce qu’elle ne veut point reconnaître le prince pour son maître : la sédition ne va pas jusque là, mais elle est mal contente du gouvernement, se plaint et veut un amendement en icelui. Or cette tyrannie est exercée par gens mal nés, qui aiment les méchants, brouillons, rapporteurs, haïssent et redoutent les gens de bien et d’honneur... »

Plus profonde est la doctrine de la servitude volontaire de La Boétie : voir Mesnard Pierre, L’essor de la philosophie politique..., p. 392 sq. La servitude volontaire est l’état où un peuple accepte sans récriminer la tyrannie d’un seul homme, le fait d’accepter le tyran comme tel, sans qu’il ait à montrer sa force ni à prouver ses mérites. Or les hommes ont un droit essentiel d’être libres, en tant que citoyens. L’explication de la passivité des hommes c’est que la servitude n’est ni spontanée, ni naturelle, c’est un effet de la coutume ; d’abord imposée par les armes, elle se maintient par l’effet des habitudes prises. Pour qu’elle s’établisse, il faut que l’inertie des uns rencontre la perfide ambition des autres. Les tyrans n’hésitent pas à « abêtir les sujets ». Tous les moyens sont bons, surtout ceux qui flattent les bas instincts, la distraction ; frapper l’imagination par le mystère d’une retraite, le prestige du faste. La tyrannie ne présente-t-elle pas un attrait et un intérêt mystérieux pour le peuple ? Le ressort secret en est une pyramide où le despote est au sommet et la base recouvre tout l’État : la tyrannie suppose une complicité secrète du tyran avec ceux qu’il tyrannise. Chacun se croit profiteur, mais ne reçoit qu’un os.

 

La réflexion de Pascal sur la tyrannie dans l’Église

 

La réflexion de Pascal sur la tyrannie trouve son origine dans les conflits auxquels Port-Royal a dû faire face dans la controverse sur les propositions de Jansénius. Elle repose d’abord sur une conception ecclésiologique.

C’est déjà au Moyen Âge que l’autoritarisme et la volonté de domination du pape ont été mis en cause, au sein de l’Église catholique elle-même.

Guillaume d’Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, éd. Jean-Fabien Spitz. Cet ouvrage date de 1335-1340 ; il montre que la prétention des papes à exercer une puissance temporelle sur les choses, les royaumes et les personnes est tyrannique, et que le ministère du Christ ne peut être accompli que par les armes de l’esprit, de la prédication et des sacrements.

Wanegffelen Thierry, Une difficile fidélité, p. 75 sq. Au lendemain de la crise de la Réforme et en pleine Contre-Réforme, l’idée que l’un des principaux maux de l’Église, c’est la tendance pontificale à exercer une véritable tyrannie, n’est pas une vue spécifiquement protestante, c’est aussi celle de nombreux catholiques. Les jésuites sont de fermes défenseurs de la supériorité absolue du pouvoir pontifical sur le concile comme sur les évêques. Ils tentent de procéder à une sorte d’OPA de la papauté sur le concile, afin que toute l’autorité conciliaire vienne renforcer la monarchie romaine. Mais il existe un important courant qui conçoit les rapports du pape et de l’Église de manière toute différente. Une opposition catholique critique, hostile moins au concile de Trente qu’à l’esprit tridentin, se développe alors. Ces catholiques ne font pas une critique radicale de la papauté, comme les protestants, mais s’en prennent aux abus dont l’autorité pontificale peut être la cause ou le prétexte. Ils constatent que le concile de Trente a favorisé la montée en puissance de la monarchie romaine au sein de l’Église catholique, alors que le conciliarisme visait au contraire à tempérer l’autorité pontificale.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, p. 27 sq. Port-Royal a une conception du fonctionnement de l’Église opposée à cet autoritarisme pontifical. On considère comme très problématique l’infaillibilité personnelle que certains partisans du Vatican, notamment la Compagnie de Jésus, veulent accorder au pape. C’est le Concile œcuménique qui, selon Port-Royal, détient véritablement l’autorité suprême dans l’Église, ainsi que l’infaillibilité accordée par l’Esprit Saint. La rareté des conciles, marque déplorable de mauvais fonctionnement de l’Église. Le pape conduit le concile comme un président préside une assemblée, rien de plus. Le refus de la tyrannie est un véritable leitmotiv à Port-Royal. L’interdiction de la tyrannie doit être une loi qui vaut à tous les degrés de l’Église : le pape n’est pas le tyran des évêques, ni les évêques ceux des curés ; et le clergé ne doit pas tyranniser les laïcs.

Voir sur ce point Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, p. 204 sq. L’Église comme société politique. La fidélité à Rome n’a jamais signifié la soumission inconditionnelle à la « cour de Rome », que Port-Royal distingue soigneusement du « Saint-Siège apostolique ». Port-Royal préconise une vigilance contre la tentation qu’éprouve toujours le pouvoir de dominer tyranniquement hors de son ordre.

L’affaire des propositions de Jansénius constitue un témoignage frappant des volontés autoritaristes de la papauté. Voir Gres-Gayer Jacques M., Le jansénisme en Sorbonne, 1643-1656, p. 112 sq. La cour romaine fait preuve de partialité dans l’affaire des propositions. La papauté ne cherche qu’à protéger son autorité en renvoyant à des décisions antérieures, qui ne se rapportent en rien aux questions présentes, et, en prétendant imposer à tous le silence, sans écouter les théologiens. La source de ce comportement est une conception exagérée de l’autorité pontificale, à laquelle s’ajoute la doctrine “inouïe” de l’infaillibilité, qui a tout faussé depuis les origines de la querelle sur la grâce : p. 113. Les théologiens augustiniens qui sont venus à Rome pour défendre l’orthodoxie de leur doctrine et sa conformité à celle de saint Augustin et de l’Église ont vu leur qualification presque complètement ignorée ; on a refusé de les entendre dans un débat public, on n’a pas tenu compte de leur supplément d’information, on ne les a pas tenus au courant de la marche de la congrégation chargée d’étudier les propositions. On leur a même souvent menti.

Aussi les Messieurs de Port-Royal se sont-ils sentis victimes d’une sorte de tyrannie.

Ce sentiment a été renforcé lors de l’affaire de la condamnation d’Antoine Arnauld et de son exclusion de la Sorbonne en 1655-1656, qui a été l’occasion de la campagne des Provinciales.

Ce contexte explique pourquoi Pascal a été sensible à cette notion de tyrannie, et lui a consacré plusieurs textes.

Pascal présente sa conception du gouvernement de l’Église tel que l’a voulu le Christ comme le contraire d’un gouvernement tyrannique.

Laf. 569, Sel. 473. Le pape est premier. Quel autre est connu de tous, quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d’insinuer dans tout le corps parce qu’il tient la maîtresse branche qui s’insinue partout. Qu’il était aisé de faire dégénérer cela en tyrannie. C’est pourquoi J.-C. leur a posé ce précepte : Vos autem non sic.

Il présente dans ses notes la tyrannie comme la réduction de la diversité à une unité dominatrice. Le gouvernement de l’Église doit répondre à la double nécessité d’éviter la confusion qui naît d’une diversité déréglée, et l’excès d’unification qui écrase la diversité.

Laf. 604, Sel. 501. Église, pape.

Unité - Multitude. En considérant l’Église comme unité le pape qui en est le chef est comme tout ; en la considérant comme multitude le pape n’en est qu’une partie. Les Pères l’ont considérée tantôt en une manière, tantôt en l’autre. Et ainsi ont parlé diversement du pape.

Saint Cyprien, sacerdos Dei.

Mais en établissant une de ces deux vérités ils n’ont pas exclu l’autre.

La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion. L’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie.

De ce point de vue, la résistance à la tyrannie caractérise un esprit gallican, défenseur des droits de l’Église gallicane, dont on trouve l’expression à la fin de ce fragment : Il n’y a presque plus que la France où il soit permis de dire que le concile est au-dessus du pape.

Aussi l’une des luttes auxquelles Port-Royal a toujours été attaché est la résistance à l’établissement en France de l’Inquisition qui sévit en Italie et en Espagne.

Cette résistance s’exprime dans des textes comme la Lettre d’un avocat au parlement à un de ses amis touchant l’Inquisition qu’on veut établir en France à l’occasion de la nouvelle bulle du pape Alexandre VII, d’Antoine Le Maître, à laquelle Pascal a collaboré (voir Provinciales, éd. L. Cognet, Garnier, p. 385-403).

 

Généralisation de la notion de tyrannie

 

À partir de cette notion initiale, Pascal généralise l’idée de tyrannie.

D’abord par une généralisation de la compréhension du concept lui-même.

Pascal part de l’idée qu’il existe des « chambres » différentes, c’est-à-dire des domaines différents, qui sont entièrement hétérogènes, c’est-à-dire qu’ils obéissent à des règles différentes, de même qu’en politique, à chaque autorité correspond un domaine de compétence, à l’intérieur duquel elle agit légitimement, mais en dehors duquel elle n’a aucun droit de s’imposer.

Le mot de genre, employé dans le fragment Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92), sert, en mathématiques, à distinguer les différents corps géométriques, lignes, surfaces, solides, etc., qui ne peuvent pas être composés les uns à partir des autres. C’est le mot que Pascal emploiera dans le fragment Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339), pour désigner les ordres de choses.

Pascal note que ce qui règle un domaine ne peut sans tyrannie régler un autre : la force, c’est-à-dire le pouvoir politique, qui est légitime dans l’ordre des corps, et qui règle normalement les actions extérieures.

Le procédé d’abstraction de l’idée de tyrannie permet de lui donner une extension à des domaines très différents du seul politique. Il existe une tyrannie dans à peu près tous les domaines de la réalité humaine : dans le droit, dans les relations humaines ; elle ne peut rien dans le royaume des savants, c’est-à-dire qu’elle ne peut sans tyrannie imposer quoi que ce soit dans le domaine des sciences.

Le fragment Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91) formalise cette idée, qui n’est jusque-là proposée que sous la forme d’exemples concrets.

La définition de la tyrannie y est énoncée en termes très généraux, applicables à toutes sortes de réalités.

La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre.

Cette définition très large permet à Pascal de déterminer les attitudes qui sont justes dans chaque domaine. On rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs‑là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres.

Pascal envisage ici trois ordres de choses différents : la science (l’ordre des esprits), la force (l’ordre des corps), et l’agrément (qui n’est pas pris en compte qu’indirectement dans le fragment sur les trois ordres).

Il est aussi en mesure de déterminer la structure de discours qui ne respectent pas cette règle, et qui sont en ce sens tyranniques au sens le plus large. À la notion de tyrannie s’ajoute alors celle de fausseté, qui définit la tyrannie dans le domaine du discours et du raisonnement, ce qui constitue un enrichissement supplémentaire de la notion originelle de tyrannie.

Ainsi ces discours sont faux et tyranniques « Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer. Je suis... » Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : « Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas. Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas. »

On constate que si les exemples choisis dans le fragment Misère 7 pouvaient paraître étranges (notamment le combat entre le beau et le fort), dans Misère 6, on a affaire à des discours nettement plus réalistes, et qui correspondent à des situations tout à fait réelles, puisqu’il est question de manière très précise du problème politique.

La réflexion devient en même temps plus complexe, puisque le fragment Misère 7 n’envisage que le cas du fort et du beau qui veulent dominer partout, c’est-à-dire du point de vue du tyran. Le fragment Misère 6, lui, prend en compte non seulement le cas du tyran qui dit Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer, mais celui d’une personne qui refuserait une autorité.

Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas. Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.

On devrait lire, si le mouvement de pensée n’était qu’un prolongement du précédent : il est fort, donc je l’estimerai. Il y aurait là une inconséquence analogue à celle qui fait dire au tyran je suis fort, on doit donc m’estimer.

Mais l’expression Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas, suppose que le raisonnement est plus complexe : il faut entendre il est habile, mais il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas. De même, Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas, doit se développer en il est fort, mais il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.

La tyrannie implicite à ces deux cas consiste à refuser une autorité réelle, pour des raisons qui relèvent d’un autre ordre.

Mais alors que l’expression Je suis beau, donc on doit me craindre représente une situation absurde, mais peu susceptible d’être réalisée, les formules du fragment Misère 6 correspondent à des situations réelles, sans rien perdre de l’absurdité qui marque toute tyrannie.

Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas répond clairement à la situation des écrivains que l’on méprise parce qu’ils n’ont pas d’appui au sens classique du terme : on admire un Corneille parce qu’il est puissant, mais on refuse d’admirer un bon écrivain s’il n’est pas soutenu par une faction puissante.

Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas répond à la situation d’un prince devant lequel on refuse les respects que la société impose parce qu’il n’est pas fort intelligent.

La situation est envisagée dans les Trois discours sur la condition des grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1032-1033, lorsque Pascal déclare, s’adressant au duc de Luynes :

La situation est envisagée dans les Trois discours sur la condition des grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1032-1033, lorsque Pascal déclare, s’adressant au duc de Luynes :

« Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs.

Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.

Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles. M. N... est un plus grand géomètre que moi ; en cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande une préférence d’estime ; mais les hommes n’y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui ; et l’estimerai plus que moi, en qualité de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde. »

La Logique de Port-Royal développe la même idée : voir III, XX, éd. Clair et Girbal, p. 284 sq. Croire qu’un homme dit vrai, parce qu’il est de condition riche ou élevée en dignité. Il a cent mille livres de rente, donc il a raison ; il est de grande naissance, donc on doit le croire. C’est une illusion fréquente chez les Grands : p. 285.

La tyrannie n’est pas nécessairement désagréable ; c’est même l’une de ses ruses de se rendre plaisante à ceux mêmes qu’elle asservit.

Le tyran peut dominer encore plus efficacement lorsqu’il se fait aimer de ceux qu’il asservit.

Laf. 665, Sel. 546. L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps et cet empire est doux et volontaire. Celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran.

C’est la théorie de la tyrannie par l’amour (très machiavélienne), que Corneille résume dans Sertorius :

Pompée :

« Ne vit-on pas ici sous les ordres d’un homme ?

N’y commandez-vous pas, comme Sylla dans Rome ?

Du nom de dictateur, du nom de général,

Qu’importe, si des deux le pouvoir est égal ?

Les titres différents ne font rien à la chose,

Vous imposez des lois ainsi qu’il en impose,

Et s’il est périlleux de s’en faire haïr,

Il ne serait pas sûr de vous désobéir. [...]

Sertorius : Si je commande ici, le Sénat me l’ordonne,

Mes ordres n’ont encore assassiné personne,

Je n’ai pour ennemis que ceux du bien commun,

Je leur fais bonne guerre, et n’en proscris pas un.

C’est un asile ouvert que mon pouvoir suprême,

Et si l’on m’obéit, ce n’est qu’autant qu’on m’aime.

Pompée : Et votre empire en est d’autant plus dangereux,

Qu’il rend de vos vertus les peuples amoureux,

Qu’en assujettissant vous avez l’art de plaire,

Qu’on croit n’être en vos fers qu’esclave volontaire,

Et que la liberté trouvera peu de jour

À détruire un pouvoir que fait régner l’amour ».

 

Cette perspective conduit directement à la doctrine des ordres : voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 71-72, 187-188 et p. 374, où la tyrannie est définie comme confusion des ordres.

La XIIe Provinciale permet d’approfondir l’idée : Pascal appelle violence l’action par laquelle la tyrannie s’exerce sur les hommes. La force, dans la mesure où elle s’exerce seulement dans l’ordre civil et le contrôle des actions extérieures, n’est pas tyrannique. Elle ne le devient que lorsqu’elle tente de s’imposer dans le domaine de l’esprit, qui n’est pas le sien. Il y a tyrannie dès lors que l’on veut faire passer un chef pour un « génial grand guide » et imposer par la contrainte une idéologie au peuple.

 

La tyrannie est la tendance de toute individualité que sa corruption pousse à s’imposer aux autres dans tous les domaines

 

De ce point de vue, la notion de tyrannie a une double signification, à la fois individuelle et collective.

Le moi individuel de l’homme est tyrannique en ce qu’il veut s’asservir tous les autres. Voir Amour propre (Laf. 978, Sel. 743), et Laf. 597, Sel. 494 : Le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres.

Mais il existe aussi des corps collectifs qui cherchent à imposer leur tyrannie sur les autres. C’est le cas de la Compagnie de Jésus selon les Provinciales : « Ils ont assez bonne opinion d’eux-mêmes pour croire qu’il est utile et comme nécessaire au bien de la Religion que leur crédit s’étende partout, et qu’ils gouvernent toutes les consciences » (§ 5). C’est pourquoi Pascal projetait d’écrire une Lettre des établissements violents des jésuites partout (Laf. 965, Sel. 799), comme par exemple lorsqu’ils ont tenté de s’emparer injustement de l’abbaye de Voltigerod (voir Miracles III - Laf. 909, Sel. 451). La dénonciation de l’ambition collective des jésuites fait écho à ce que Pascal écrit dans ce fragment : les jésuites sont un corps qui cherche à répandre la religion chrétienne en renforçant leur influence politique, ce qui revient à mêler le fort et le pieux.

 

La notion de tyrannie a une signification rhétorique

 

La généralisation de l’idée de tyrannie permet de définir une forme tyrannique de la rhétorique, par opposition à un art de persuader légitime, que Pascal appelle royal. Une certaine douceur rhétorique vise à attirer l’adhésion par des moyens qui ne sont pas ceux que dicterait un art de persuader légitime. On fait croire une idée en la faisant trouver charmante.

Laf. 584, Sel. 485. Éloquence qui persuade par douceur, non par empire, en tyran non en roi. Mais se persuader d’une opinion parce qu’elle est plaisante est une forme de tyrannie, comme Pascal l’explique au début de l’opuscule sur L’art de persuader.

De l’Esprit géométrique, 2, De l’art de persuader, § 1-4, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413-414 :

1. « L’art de persuader a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes consentent à ce qu’on leur propose, et aux conditions des choses qu’on veut faire croire.

2. Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, qui sont ses deux principales puissances, l’entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément.

Cette voie est basse, indigne, et étrangère : aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n’aimer que ce qu’il sait le mériter.

3. Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît.

Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il les faut connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il les faut aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.

4. En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de là vient l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. Dites nous des choses agréables et nous vous écouterons, disaient les Juifs à Moïse ; comme si l’agrément devait régler la créance ! »

La XIe Provinciale dénonce aussi une forme de tyrannie rhétorique, celle qui consiste à utiliser la raillerie d’une manière déréglée. Pascal y formule quatre principes à respecter.

Une rhétorique qui ne les respecte pas est tyrannique, dans la mesure où elle cherche à obtenir un résultat par une voie qui n’est pas celle qui convient.

« § 21. La première de ces règles est, que l’esprit de piété porte toujours à parler avec vérité et sincérité, au lieu que l’envie et la haine emploient le mensonge et la calomnie.

§ 22. Comme la première règle est de parler avec vérité, la seconde est de parler avec discrétion.

§ 23 . La troisième règle, mes Pères, est que quand on est obligé d’user de quelques railleries, l’esprit de piété porte à ne les employer que contre les erreurs, et non pas contre les choses saintes.

§ 24. Enfin, mes Pères, pour abréger ces règles, je ne vous dirai plus que celle-ci, qui est le principe et la fin de toutes les autres. C’est que l’esprit de charité porte à avoir dans le cœur le désir du salut de ceux contre qui on parle, et à adresser ses prières à Dieu, en même temps qu’on adresse ses reproches aux hommes. »

Pascal montre dans la XIe Provinciale que la manière d’écrire des jésuites tombe sous le coup du reproche de tyrannie.

§ 25. « Si vous voulez, mes Pères, avoir maintenant le plaisir de voir en peu de mots une conduite qui pèche contre chacune de ces règles, et qui porte véritablement le caractère de l’esprit de bouffonnerie, d’envie et de haine, je vous en donnerai des exemples. Et afin qu’ils vous soient plus connus et plus familiers, je les prendrai de vos écrits mêmes. »

 

La tyrannie peut être victorieuse à brève échéance, mais elle est à terme vouée à la défaite

 

C’est ce que Pascal explique dans la conclusion de la XIIe Provinciale, à propos du combat que la violence livre tyranniquement à la vérité.

§ 21. « Je ne vous dirai rien cependant sur les Avertissements pleins de faussetés scandaleuses par où vous finissez chaque imposture : je repartirai à tout cela dans la Lettre où j’espère montrer la source de vos calomnies. Je vous plains, mes Pères, d’avoir recours à de tels remèdes. Les injures que vous me dites n’éclairciront pas nos différends, et les menaces que vous me faites en tant de façons ne m’empêcheront pas de me défendre. Vous croyez avoir la force et l’impunité, mais je crois avoir la vérité et l’innocence. C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre : quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales : car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque : au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même. »

 

La tyrannie peut terroriser à brève échéance, mais elle est toujours ridicule à terme

 

Comme l’indique la fin de la XIIe Provinciale, la violence peut triompher des hommes qui défendent la vérité. En ce sens, elle peut terroriser ses victimes. Mais l’inadéquation de ses moyens et de ses fins se tourne nécessairement contre elle dès qu’elle apparaît en pleine lumière. C’est ainsi que les jésuites ont beau être puissants et capables de se venger de leurs ennemis, ils n’en sont pas moins ridicules lorsque le public peut constater que, tout chrétiens qu’ils soient, ils admettent comme permise la calomnie et le mensonge.

Pascal tient à établir que la manière dont il compose son apologie de la religion chrétienne n’est pas tyrannique.

 

Pascal souligne que la religion chrétienne n’est pas tyrannique

 

Dans le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182), La Sagesse de Dieu s’exprime en ces termes : Je n’entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends pas aussi vous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés j’entends vous faire voir clairement par des preuves convaincantes des marques divines en moi qui vous convainquent de ce que je suis et m’attirer autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser et qu’ensuite vous croyiez les choses que je vous enseigne quand vous n’y trouverez autre sujet de les refuser, sinon que vous ne pouvez pas vous-même connaître si elles sont ou non.

En d’autres termes, la religion chrétienne a beau comporter des dogmes auxquels l’homme doit se soumettre pour pouvoir faire ensuite bon usage de sa raison, elle ne s’impose pas par force ni contrainte, mais elle apporte avec elle, sinon des preuves, du moins des raisons de croire. La notion de tyrannie se trouve par ce biais mise en rapport avec un texte plus ancien, la Préface au traité du vide, qui explique la nature des sciences qui dépendent de l’autorité.