Dossier thématique : Pélage, les pélagiens et le pélagianisme

 

Le pélagianisme est une hérésie initiée par Pélage, moine originaire des îles britanniques, auquel saint Augustin s’opposa par de nombreux écrits relatifs à la doctrine de la grâce.

Maraval Pierre, Le christianisme de Constantin à la conquête arabe, Nouvelle Clio, Paris, P. U. F., 3e éd., 2005, p. 375 sq. Le personnage de Pélage : p. 375 sq. Pélage prêche un idéal exigeant d’impeccantia (être sans péché), sur le principe qui croit en Dieu applique ses commandements, doctrine active qui constitue une réaction bienvenue contre le fatalisme manichéen. L’aristocratie, longtemps rétive au christianisme, reçoit favorablement cet idéal héroïque qui prolonge la sagesse des sages païens, et qui n’oblige pas à se retirer au désert comme les moines, mais qui permet de continuer à vivre dans la ville chrétienne, en y jouant dans le rôle traditionnel de l’élite : p. 376 sq.

En 415, l’agitation suscitée par l’enseignement de Pélage se déplace en orient : p. 378. Pélage est à Jérusalem. L’été 415 arrive Orose, prêtre espagnol qui vient avec un dossier contre Célestius et des lettres d’Augustin ; saint Jérôme, qui est hostile à Pélage, le reçoit à Bethléem. L’évêque Jean organise un débat, durant lequel Pélage arrive à faire croire qu’il pense que l’homme ne peut être sans péché lorsqu’il n’a pas l’aide de Dieu. Mais Orose et Jérôme déposent une plainte en hérésie contre Pélage auprès de l’évêque de Césarée. Un concile est réuni le 20 décembre 415 à Diospolis, où Pélage répond de façon satisfaisante et condamne les thèses de Célestius, de sorte qu’il est déclaré en accord avec l’Église. Mais les thèses pélagiennes sont condamnées aux conciles de Carthage et de Milève en 415, et Rome réagit : le pape Innocent confirme la condamnation en 417. Les Africains, avec Augustin et Aurelius, demandent au pape de mettre fin à la propagande pélagienne en Italie et de condamner Pélage. Innocent exclut Pélage de la communion jusqu’à résipiscence. Pélage répond par une lettre : p. 379-380. En 418, Zosime, successeur d’Innocent, absout les pélagiens ; Célestius est relevé de l’excommunication ; Pélage est aussi absous. Zosime en informe les Africains. Ceux-ci réagissent, et un concile général de l’épiscopat africain de 214 évêques tenu à Carthage prend fermement position sur la nécessité de la grâce, le péché originel transmis à tous les hommes ; une lettre est envoyée à Rome sur les conditions qui permettront la réadmission de Pélage et de Célestius : p. 380-381. En même temps, l’empereur Honorius, appuyant ouvertement les évêques africains, ordonne l’expulsion des pélagiens. En 418, Zosime s’aligne sur ces décisions. Le schisme pélagien (418-431) qui s’ensuit n’est pas le fait de Pélage lui-même, mais de Célestius et d’un groupe de dix-huit évêques d’Italie : p. 383.

Maraval Pierre, Le christianisme de Constantin à la conquête arabe, p. 377 sq. Les présupposés théologiques de cet enseignement moral ont été vus d’emblée par saint Augustin : Pélage affirme la validité de la liberté humaine, car Dieu a donné à l’homme la possibilité foncière de choisir entre le bien et le mal ; cette possibilité reste entière, car la nature humaine est bonne, et non pas corrompue profondément par le péché originel : p. 377. Le second présupposé de cette doctrine est l’équité divine : Dieu ne demande rien d’impossible, de sorte que tous les hommes peuvent accomplir ses commandements ; les uns n’ont pas été élus arbitrairement. Ce sont les conséquences de cette doctrine qui paraissent en contradiction avec la doctrine chrétienne : la gravité de la corruption apportée par le péché originel est minimisée, et par suite la grâce divine n’a qu’un rôle limité ; ce n’est que l’enseignement et l’exemple que le Christ a donné, qui permettent d’accomplir facilement les commandements de Dieu. Le baptême n’efface pas une tache originelle, mais simplement les péchés commis avant son administration.

Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, Mulhouse, Salvator, 1941, p. 32 sq. La doctrine catholique pose que pour toute action salutaire, la grâce intérieure surnaturelle est nécessaire. Le pélagianisme déclare au contraire que l’état de l’homme tel qu’il est actuellement ne diffère pas en substance de celui d’Adam avant le péché originel. La volonté de l’homme demeure foncièrement indifférente pour le bien et pour le mal, et cette liberté fait le bon ou le mauvais vouloir de l’homme. Il en résulte que l’homme est le principal auteur de son salut, et par conséquent que le sacrifice du Christ n’a pas racheté l’homme corrompu par le péché, mais n’a apporté qu’un bon exemple et une bonne doctrine : c’est pourquoi l’un des reproches qu’on oppose au pélagianisme est de rendre inutile le sacrifice du Christ. L’homme ayant par sa force naturelle la capacité de faire le bien, la grâce de Dieu n’a pas en l’occurrence le caractère nécessaire et indispensable que lui attribuent les augustiniens. La doctrine pélagienne revêt un caractère séduisant, en raison de l’esprit héroïque et exigeant qui l’inspire, caractère qui explique son succès à l’époque d’Augustin.

On distingue essentiellement le pélagianisme, qui pose que l’homme a toujours la force nécessaire pour agir selon les commandements de Dieu, du semi-pélagianisme, qui admet que l’homme n’a pas par lui-même cette force, mais qu’il peut obtenir la grâce nécessaire à cet effet par la prière, qui lui est toujours possible par une grâce suffisante toujours à sa disposition. Sur l’affaire des moines de Provence, voir Œuvres de saint Augustin, 24, Aux moines d’Adrumète et de Provence.

La théologie de la grâce des pélagiens est résumée par Pascal dans le dernier des Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, III, § 18-23, OC III, éd. J. Mesnard, p. 796-797 :

§ 18. « Les restes des Pélagiens s’accordaient facilement avec saint Augustin touchant l’état d’innocence, à savoir : que Dieu créa l’homme juste avec une grâce suffisante par laquelle il pouvait, s’il voulait, persévérer ou non ; et que Dieu avait en la création une volonté conditionnelle de les sauver tous, pourvu qu’ils usassent bien de cette grâce ; que l’usage en étant laissé à son libre arbitre, Adam pécha et en lui toute la nature humaine ; qu’il fut puni de la concupiscence et de l’ignorance ; que toute sa postérité naît digne de damnation avec les deux fléaux de l’ignorance et de la concupiscence. En toutes ces choses ils s’accordent. Mais ils diffèrent touchant la conduite de Dieu envers les hommes après le péché. Et voici leur sentiment :

§ 19. Que Dieu eût été injuste s’il n’avait pas voulu sauver tous les hommes (en la masse corrompue), et s’il ne leur avait donné à tous les secours suffisants pour se sauver.

Qu’il n’aurait pu sans indiscrétion en discerner les uns d’avec les autres s’ils n’avaient donné de leur part quelque occasion à ce discernement.

Que Dieu ne saurait sans blesser leur libre arbitre vouloir d’une volonté absolue faire en sorte qu’ils accomplissent les préceptes par sa grâce.

§ 20. Et, sur ces fondements, ils avancent que Dieu a eu une volonté générale, égale, et conditionnelle, de sauver tous les hommes (en la masse corrompue) comme en la création, savoir, pourvu qu’ils voulussent accomplir les préceptes. Mais parce qu’ils avaient besoin d’une nouvelle grâce à cause de leur péché, que Jésus-Christ s’est incarné pour leur mériter et offrir à tous, sans exception d’un seul, et durant tout le cours de la vie sans interruption, une grâce suffisante seulement pour croire en Dieu, et pour prier Dieu de les aider.

§ 21. Que ceux qui n’usent pas de cette grâce, et qui, malgré ce secours, demeurent dans leur péché jusqu’à la mort, sont justement abandonnés de Dieu, punis et condamnés.

Que ceux qui usant bien de cette grâce croient en Dieu ou le prient, donnent en cela à Dieu l’occasion de les discerner des autres, et de leur fournir d’autres secours, les uns disent efficaces, les autres seulement suffisants, pour se sauver.

§ 22. De sorte, que tous ceux qui usent bien de cette grâce générale et suffisante obtiennent de la miséricorde de Dieu des grâces pour faire de bonnes œuvres et pour arriver au salut.

Et ceux qui n’usent pas bien de cette grâce demeurent dans la damnation.

§ 23. Ainsi les hommes sont sauvés ou damnés suivant qu’il plaît aux hommes de rendre vaine ou efficace cette grâce suffisante donnée à tous les hommes pour croire ou pour prier, Dieu ayant une volonté égale de les sauver tous, de sa part. »

La Lettre sur la possibilité des commandements, chronologiquement le premier des Écrits sur la grâce, est dirigée contre une forme nouvelle de semi-pélagianisme, soutenue depuis 1647 par le P. Alphonse Le Moyne, professeur royal de théologie en Sorbonne. Il enseignait un système particulier, dont le principe est que, en toute circonstance, une grâce suffisante doit être donnée à tout homme, pour lui permettre d'implorer le secours de Dieu, l'homme demeurant libre de suivre ou de s'y soustraire ; si ces conditions ne sont pas remplies, il ne peut y avoir la matière d'un péché.

Voir sur ce point Pascal, OC III, éd. J. Mesnard, p. 568 sq., selon P. Le Moyne, la prière est l'effet de la grâce efficace et l'homme ne peut prier sans une grâce qui le fasse prier. Mais la prière qui donne ce pouvoir est supposée l'effet d'une simple grâce suffisante donnée à tous les hommes et soumise au libre arbitre de chacun. Port-Royal considère cette doctrine comme une variante du molinisme : p. 569. Le Moyne n'est toutefois pris à partie nommément qu'en 1650, par Lalane dans la De initio piae voluntatis dissertatio : p. 569. Il met sa doctrine en forme en octobre 1650 par la publication du De dono orandi, sive de gratia ad orandum disputatio, chez S. et G. Cramoisy. Arnauld publie, à la fin de la même année, son Apologie pour les saints Pères, qui complète les deux précédentes Apologies.

Selon P. Le Moyne, on peut ainsi concilier la nécessité de la grâce et le libre arbitre de l’homme : les grandes actions sont des dons de Dieu, et elles requièrent une grâce efficace ; mais celle-ci est réservée à ceux qui ont bien usé d'une grâce suffisante donnant les préliminaires de la bonne vie, la foi et surtout la prière : p. 602.

Wendrock (Pierre Nicole), Lettres Provinciales, tr. Joncoux, I, Note III et Note IV. « Note III. De M. le Moine Docteur de Sorbonne. Monsieur le Moine est un docteur de la Maison de Sorbonne que le Cardinal de Richelieu engagea à se déclarer contre Jansénius qu'il n'avait jamais lu, non plus que saint Augustin. Ce docteur pour se débarrasser plus facilement des passages de S. Augustin a voulu dans notre siècle se faire auteur d'un nouveau système sur la grâce. Il distingue la grâce d'action d'avec celle de prière, et soutient que celle-ci n'est que suffisante, et que celle d'action est toujours efficace. Cette opinion a fait quelque bruit dans la Sorbonne. Il a eu même la hardiesse de la mettre dans un livre qu'il a fait imprimer ; mais ayant été repoussé fortement par des écrits latins et français, et surtout par l'Apologie pour les SS. Pères, où il est fort mal traité, il appris depuis le parti de cabaler en secret, au lieu de répondre. C'est lui qui avec quelques docteurs de sa sorte a excité la tempête contre M. Arnauld, dont il est ennemi déclaré, et qu'il croit auteur de l'Apologie. Et ceux de sa faction l'ayant fait nommer député et juge dans sa propre cause, il s'est vengé de l'Apologie pour les SS. Pères par la censure de la lettre de M. Arnauld. Mais cela n'empêche pas que son opinion ne tombe ; et s'il vit encore quelques temps, il pourra se vanter d'y avoir survécu. » Nicole précise toutefois que le fond de l’affaire n’est pas vraiment d’ordre théologique : « Cependant le lecteur doit remarquer que la véritable origine de toutes ces disputes n'est autre chose que l'envie que Mrs. le Moine, Cornet, Habert et Hallier ont conçue contre M. Arnauld ».

Lalane Noël, De la grâce victorieuse de Jésus-Christ, ou Molina et ses disciples convaincus de l’erreur des pélagiens, résume en ces termes la doctrine de Le Moyne : pour paraître suivre saint Augustin, il enseigne « que la grâce était efficace par elle-même pour les bonnes œuvres, pour la foi en Jésus-Christ, mais qu’elle n’était que suffisante et soumise au libre arbitre pour le commencement de la foi en Dieu, et de la bonne volonté pour la prière, pour les mouvements imparfaits de piété ; que l’homme n’opérait et ne se convertissait parfaitement à Dieu que par le secours d’une grâce efficace et déterminante ; mais qu’il priait, qu’il commençait à croire en Dieu ; qu’il se disposait à bien vivre avec le seul secours de la grâce suffisante, dont l’usage dépendait de son libre arbitre, et sans avoir besoin d’une grâce efficace et déterminante. »

OC III, éd. J. Mesnard, p. 602 sq. Il existe bien un point commun entre la doctrine du P. Le Moyne et la pensée de Pascal : que la prière obtient toujours ce qu'on demande, Dieu ne refusant jamais le secours pour les œuvres à ceux qui ne cessent pas de le demander. Mais toutes les objections qui valent contre le molinisme s'appliquent à cette doctrine : la prière est toujours, selon saint Augustin, l'effet de la grâce efficace : p. 602. La doctrine du P. Le Moyne fait dépendre le don de la grâce efficace du bon vouloir de l'homme : p. 603. Dès que l'homme à un moment possède l'initiative du bien, le système demeure moliniste, quelle que soit sa forme particulière.

Antoine Arnauld a répondu au P. Le Moyne par son Apologie pour les Saints Pères de l’Église, défenseurs de la grâce de Jésus-Christ, contre les erreurs qui leur sont imposées dans les écrits de M. Le Moine Docteur de Sorbonne et Professeur en Théologie, dictés en 1647 et 1650, Paris, 1651. Voir le texte dans Arnauld Antoine, Œuvres, XV-XVI, t. XVI, p. 759 sq. Pour l’histoire de ce débat, voir Œuvres, XV-XVI, t. XVI, Préface historique et critique, p. XXV sq.

 

Bibliographie

 

Saint AUGUSTIN, Œuvres, Bibliothèque augustinienne, t. 21, p. 9, sur la grande crise du pélagianisme, et Œuvres, t. 22.

BROWN Peter, La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 2001, p. 447 sq.

Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1102 sq.

PLINVAL Georges de, Pélage, ses écrits sa vie et sa réforme, Paris, Payot, 1943.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, p. 56. Le choc pélagien.

Saint THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia-2ae, Q. 109-114, La grâce, éd. Héris, Paris-Tournai, Desclée et Cie, 1961, p. 337 sq. L’hérésie pélagienne.

 

Sur la théologie du pélagianisme et son opposition à la pensée augustinienne, on peut se rapporter aux ouvrages suivants :

Sur l’augustinisme du XVIIe siècle et la résurgence du pélagianisme, voir la synthèse très claire de SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 307 sq. sur le pélagianisme, et p. 308 sur le semi-pélagianisme. Sur la défense de la foi catholique par saint Augustin, voir p. 311 sq.

Voir aussi SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 72 sq. Le choc pélagien.

L’introduction aux Écrits sur la grâce dans l’édition des Œuvres complètes de Pascal de Jean Mesnard, OC III, p. 592-638 fournit une indispensable exposition du conflit entre augustiniens et restes des Pélagiens.

Il est très utile de recourir aux explications des volumes des Œuvres de saint Augustin publiés par la Bibliothèque augustinienne, notamment

Œuvres de saint Augustin, 20/B, Premières réactions antipélagiennes, II, La grâce de la nouvelle alliance, De gratia Testamenti novi, éd. P. Descotes, Paris, Institut d’Études augustiniennes, Paris, 2016.

Œuvres de saint Augustin, 21, La crise pélagienne I, éd. G. de Plinval et J. de La Tullaye, Paris, Desclée de Bouwer, 1966. Voir notamment p. 9 sq., la grande crise du pélagianisme.

Œuvres de saint Augustin, 22, La crise pélagienne II, éd. J. Plagnieux et F.-J. Thonnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1975.

Œuvres de saint Augustin, 23, Premières polémiques contre Julien, éd. F.-J. Thonnard, E. Bleuzen et A. C. De Veer, Paris, Desclée de Brouwer, 1974.

Œuvres de saint Augustin, 24, Aux moines d’Adrumète et de Provence, éd. J. Chéné, et J. Pintard, Paris, Desclée de Brouwer, 1962.

On pourra aussi consulter les biographies de saint Augustin, notamment

LANCEL Serge, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999.

BROWN Peter, La vie de saint Augustin Paris, Seuil, 2001.

On peut consulter saint THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia-2ae, Q. 109-114, La grâce, éd. Héris, Paris-Tournai, Desclée et Cie, 1961, p. 337 sq. L’hérésie pélagienne.

DE LUBAC Henri, Augustinisme et théologie moderne, Paris, Aubier, 1965.

L’Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1102-1113, contient une utile bibliographie.