Dossier thématique : Le moi

 

Qu’est-ce que le moi ?

 

Laf. 688, Sel. 567. Qu’est-ce que le moi ?

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.

Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

Ce fragment ne doit pas être entendu à contresens. Il a parfois été interprété comme une négation de l’existence du moi. Voir par exemple dans Méthodes chez Pascal, p. 282-283, la discussion avec C. Meurillon, au terme de laquelle M. Defrenne conclut : « le moi n’existe pas, il est fugace ». Conclusion insatisfaisante, dans la mesure où, pour être fugace, il faut bien que le moi existe. En fait, Pascal pense que le moi est insaisissable, ou plutôt inassignable. Il distingue implicitement le moi comme sujet et le moi comme objet, et particulièrement comme objet de la pensée de soi-même et des autres. La distinction est présentée par Nédoncelle Pierre, “Le moi d’après Pascal”, in Pascal. Textes du tricentenaire, Paris, Arthème Fayard, 1963, p. 35 sq. On trouve une remarque analogue dans Carraud Vincent, “L’égologie cartésienne subvertie : le fragment 688 des Pensées”, Équinoxe, 6, Rinsen Books, été 1990, p. 143-153. Le fragment Laf. 688, Sel. 567 envisage le moi comme objet, et non dans sa fonction sujet (comme je). S’opposant sur ce point à la manière cartésienne de penser le moi comme substance, Pascal établit l’insuffisance de ce concept pour y parvenir.

Pris comme objet, le moi est inconstant, au point d’en être inassignable.

Cave Terence, “Fragments d’un moi futur : Pascal, Montaigne, Rabelais”, in Fanlo Jean-Raymond, “D’une fantastique bigarrure”. Le texte composite à la Renaissance. Études offertes à André Tournon, Paris, Champion, 2000, p. 105-118. On trouve chez Descartes, dans le Discours de la méthode, le mot moi employé comme substantif : « je connus par là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle ; en sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps » : p. 106-107.

Pascal aussi fait consister moi dans la pensée. Voir Divertissement 3 (Laf. 135, Sel. 167) : Le moi consiste dans ma pensée. En ce sens, le moi est l’un des aspects de la grandeur de l’homme, puisque la pensée fait cette grandeur. Mais dès que l’on tente de le définir exactement, son inconstance, sa vanité et sa contingence le rendent insaisissable.

Le moi n’est pas le même selon les temps, des changements profonds l’affectent selon les moments et les périodes de la vie.

Contingence : voir Divertissement 3 (Laf. 135, Sel. 167). Je sens que je puis n’avoir point été car le moi consiste dans ma pensée, donc moi qui pense n’aurais point été si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé, donc je ne suis pas un être nécessaire.

Inconstance : voir Laf. 673, Sel. 552. Il n’aime plus cette personne qu’il aimait il y a dix ans. Je crois bien : elle n’est plus la même ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi ; elle est tout autre. Il l’aimerait peut-être encore telle qu’elle était alors.

De l’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 11, p. 417. « La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi même dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent. »

Pascal souligne aussi de manière dramatique le fait que rien ne permet de saisir quelle nécessité pourrait expliquer la situation qu’occupe le moi dans l’infinité du temps et de l’espace : voir Misère 17 (Laf. 68, Sel. 102) : Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante, memoria hospitis unius diei praetereuntis,le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ?

Mais l’idée essentielle que Pascal développe dans le fragment Laf. 688, Sel. 567 est plutôt celle du caractère fuyant et inassignable du moi. Il montre que le moi ne peut pas être considéré comme une substance, qui ne peut être, de l’aveu même de Descartes, qu’identique en tous les hommes. Dans l’esprit des Essais de Montaigne, il s’interroge sur ce que le moi peut avoir d’essentiellement singulier et irréductible aux autres. Mais dans ce fragment plein d’ironie, Pascal montre qu’il est bien impossible de définir ce qui en fait la singularité. Comme l’écrit Vincent Carraud, “L’égologie cartésienne subvertie : le fragment 688 des Pensées”, Équinoxe, 6, Rinsen Books, été 1990, p. 143-153, le fragment, qui annonce ironiquement une définition réelle du moi, répondant à la question de la quiddité du sujet, montre que ce moi est introuvable si on cherche à le saisir par les concepts de substance et d’accidents.

« Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. »

Le cas de l’amour est particulièrement significatif, car il exige par nature que la personne que l’on aime se singularise d’une manière ou d’une autre. Or aucun des accidents de la personne, ne peut permettre de définir la singularité de ce qu’on aime en elle, puisqu’ils sont tous séparables de la personne sans qu’elle soit détruite pour autant. Le second terme de l’alternative, qui ferait consister le moi dans « la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent », elle conduit aussi à une impasse : « cela ne se peut, et serait injuste », puisque l’amour suppose une préférence, et que les substances pensantes sont toutes essentiellement semblables les unes aux autres.

Pascal n’est pas loin de la pensée formulée par Pierre Nicole, dans l’essai De la connaissance de soi-même, ch. III, Essais de morale, éd. L. Thirouin, p. 313 sq. : le moi ne répond qu’à une idée confuse.

Voir également les études suivantes :

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 169 sq. Le moi sans qualités.

Carraud Vincent, Pascal et la philosophie, p. 315 sq.

Birault Henri, “Pascal et le problème du moi introuvable”, in La passion de la raison. Hommage à Ferdinand Alquié, Paris, 1983, p. 161-201.

 

Le moi et l’amour propre dans la pensée augustinienne

 

Cependant, comme remarque Philippe Sellier, Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., p. 416-417, ce raisonnement tient du demi-habile. Comme théologie, Pascal est convaincu que sous la fluidité de nos contenus de conscience, existe un lien qu’on appelle l’âme.

Le moi prend une signification toute différente dans la cadre de la théologie et de l’anthropologie augustiniennes.

C’est ce que souligne l’avertissement que l’édition de Port-Royal place en tête du fragment Laf. 597, Sel. 494 : « Le moi de MOI dont l’auteur se sert dans la pensée suivante, ne signifie que l’amour propre. C’est un terme dont il avait accoutumé de se servir avec quelques amis ». Cette assimilation est confirmée par Pascal dans Amour propre (Laf. 978, Sel. 743), La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi, où les deux expressions sont mises sur le même plan.

Le péché originel, tel que le conçoit saint Augustin et tel que Pascal le présente dans les Écrits sur la grâce, consiste essentiellement en un péché d’orgueil par lequel l’homme, au lieu de prendre Dieu pour fin de ses pensées et de ses actions, se prend lui-même pour fin dernière. Alors que dans l’état d’innocence, l’homme pouvait s’aimer lui-même sans injustice (voir OC II, éd. J. Mesnard, p. 857, Lettre sur la mort de son père : « l’homme en cet état non seulement s’aimait sans péché, mais ne pouvait pas ne point s’aimer sans péché », son amour de lui-même étant « fini et rapportant à Dieu »), dans la corruption postlapsaire, l’amour propre tend à rapporter toutes choses à la satisfaction personnelle du moi. Selon le fragment Laf. 617, Sel. 510, l’amour-propre porte l’homme à se faire Dieu.

Le grand fragment sur l’amour propre, Laf. 978, Sel. 743, montre comment le moi tente de se soumettre tout ce qui l’entoure pour en user à son avantage. C’est ce que l’on voit, en modèle réduit, dans les disputes des enfants. Voir Misère 13 (Laf. 64, Sel. 98) : Mien, tien. Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C’est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.

Pour soumettre les autres à son égoïsme, l’homme est ainsi conduit à forger une image de lui-même qui attire leur estime et leur amour, image qui ne répond pas à ce qu’il est réellement.

L’injustice de cette prétention est patente : voir Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15) : Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fît plaisir ; de même je suis coupable de me faire aimer. Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.

Le désir de plaire aux autres conduit l’homme à leur mentir, et à se mentir à lui-même :

Amour propre (Laf. 978, Sel. 743), La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.

Cette manière de chercher à monopoliser l’amour d’autrui répond à la définition que, dans les fragments Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91) et Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92), Pascal donne de la tyrannie. Chaque amour propre tend à se satisfaire aux dépens des autres, par des moyens qui ne sont pas ceux qui seraient légitimes. Le fragment Amour propre montre par quelles voies les hommes tendent ainsi à répandre des erreurs avantageuses, dans une sorte de marché commun du mensonge et de l’égoïsme.

C’est la raison pour laquelle Pascal déclare le moi haïssable : voir sur ce point la synthèse de Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in Behrens Rudolf, Gipper Andreas, Mellinghoff-Bourgerie Viviane (dir.), Croisements d’anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, Universitätvelag, Heidelberg, 2005, p. 217-247.

Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté.

Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.

Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre.

L’idéal de l’honnête homme tend à neutraliser cette guerre de tous contre tous, en limitant la gêne que chaque moi cause aux autres, à la condition qu’ils lui rendent la pareille. L’art de plaire engendre ainsi une apparence de civilité qui conserve la paix de la société. Toutefois, Pascal considère que cet idéal, tel que le chevalier de Méré et Damien Mitton le proposent, n’est en fait qu’un masque qui permet à la concupiscence de se répandre secrètement.

Voir Laf. 597, Sel. 494 : Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.

Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient.

Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fasse centre de tout, je le haïrai toujours.

En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice.

Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

Laf. 617, Sel. 510. Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.

La Logique de Port-Royal révèle que Pascal disait que « la piété chrétienne anéantit le moi humain, et la civilité humaine le cache, et le supprime. » La seconde version de la Vie de Pascal, § 83, OC I, éd. J. Mesnard, p. 635, rapporte le même propos. La civilité dissimule le moi, sans le détruire ni en supprimer les effets. Voir le dossier sur l’Honnête homme.

Cependant, le moi n’est pas irrémédiablement mauvais. La liasse Morale chrétienne des Pensées contient une réflexion qui tend à une sorte de rédemption du moi. Pascal y développe l’image paulinienne du corps et des membres, et compare le moi tyrannique à un pied qui prétendrait prendre son indépendance à l’égard du reste du corps, se condamnant ainsi à échéance à la mort. La véritable place du moi se trouve au sein du corps mystique, comme une partie de l’Église.

Pascal tire de cette analyse du moi des règles qui relèvent de la rhétorique. Il se moque des auteurs dont l’attachement à leurs œuvres trahit la vanité, dans un propos que rapporte Vigneul-Marville, Mélanges de littérature et d’histoire, II, Rouen, 1700, p. 203 : « M. Pascal disait de ces auteurs qui, parlant de leurs ouvrages, disent : mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc., qu’ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux, ajoutait cet excellent homme, de dire : notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur ». Ce jugement serait très sévère à l’égard de Montaigne, qui, selon le fragment Laf. 780-781, Sel. 644, parlait trop de lui-même. Toutefois, ce qui sauve Montaigne aux yeux de Pascal, c’est qu’il a su, parlant de soi, retrouver ce qui touche l’universalité de la condition humaine : suivant Laf. 689, Sel. 568, Ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois.

 

Bibliographie

 

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THIROUIN Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in BEHRENS Rudolf, GIPPER Andreas, MELLINGHOFF-BOURGERIE Viviane (dir.), Croisements d’anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, Universitätvelag, Heidelberg, 2005, p. 217-247.

TOCANNE Bernard, L’idée de nature en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Contribution à l’histoire de la pensée classique, Paris, Klincksieck, 1978, p. 141 sq.

 

Fragments relatifs au moi

 

Misère 13 (Laf. 64, Sel. 98). « Ce chien est à moi », disaient ces pauvres enfants. « C’est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.

Misère 17 (Laf. 68, Sel. 102). Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante, memoria hospitis unius diei praetereuntis, le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps atil été destiné à moi ?

Contrariétés 1 (Laf. 119, Sel. 151). Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien, mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide, mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime. Il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux, mais il n’a point de vérité ou constante ou satisfaisante.

Divertissement 3 (Laf. 135, Sel. 167). Je sens que je puis n’avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée. Donc moi qui pense n’aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel ni infini. Mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini.

Transition 3 (Laf. 198, Sel. 229). En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi d’une semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non et sur cela ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés. Pour moi je n’ai pu y prendre d’attache et considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois j’ai recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi.

Fausseté 18 (Laf. 220, Sel. 253). Nulle autre religion n’a proposé de se haïr, nulle autre religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent et qui cherchent un être véritablement aimable. Et ceux-là s’ils n’avaient jamais ouï parler de la religion d’un Dieu humilié l’embrasseraient incontinent.

Loi figurative 26 (Laf. 271, Sel. 302). J.-C. n’a fait autre chose qu’apprendre aux hommes qu’ils s’aimaient eux-mêmes, qu’ils étaient esclaves, aveugles, malades, malheureux et pécheurs ; qu’il fallait qu’il les délivrât, éclairât, béatifiât et guérît, que cela se ferait en se haïssant soi-même et en le suivant par la misère et la mort de la croix.

Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405). Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi.

Conclusion 4 (Laf. 380, Sel. 412). Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement, Dieu leur donne l’amour de soi et la haine d’eux-mêmes, il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais, d’une créance utile et de foi si Dieu n’incline le cœur et on croira dès qu’il l’inclinera.

Conclusion 5 (Laf. 381, Sel. 413). Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments c’est parce qu’ils ont une disposition intérieure toute sainte et que ce qu’ils entendent dire de notre religion y est conforme. Ils sentent qu’un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que Dieu, ils ne veulent haïr qu’eux-mêmes. Ils sentent qu’ils n’en ont pas la force d’eux-mêmes, qu’ils sont incapables d’aller à Dieu et que si Dieu ne vient à eux ils sont incapables d’aucune communication avec lui et ils entendent dire dans notre religion qu’il ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi-même, mais qu’étant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu s’est fait homme pour s’unir à nous. Il n’en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur et qui ont cette connaissance de leur devoir et de leur incapacité.

Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15). Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fît plaisir ; de même je suis coupable de me faire aimer. Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.

Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté.

Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.

Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre.

Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.

La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.

Nulle religion que la nôtre n’a enseigné que l’homme naît en péché, nulle secte de philosophes ne l’a dit, nulle n’a donc dit vrai.

Nulle secte ni religion n’a toujours été sur la terre que la religion chrétienne.

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste.

Pensées diverses (Laf. 564, Sel. 471). La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous.

Pensées diverses (Laf. 597, Sel. 494). Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.

Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient.

Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fasse centre de tout, je le haïrai toujours.

En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice.

Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

Pensées diverses (Laf. 617, Sel. 510). Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.

Cependant aucune religion n’a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d’y résister, ni n’a pensé à nous en donner les remèdes.

Pensées diverses (Laf. 618, Sel. 511). S’il y a un Dieu il ne faut aimer que lui et non les créatures passagères. Le raisonnement des impies dans la Sagesse n’est fondé que sur ce qu’il n’y a point de Dieu. Cela posé, dit-il, jouissons donc des créatures. C’est le pis-aller. Mais s’il y avait un Dieu à aimer il n’aurait pas conclu cela mais bien le contraire. Et c’est la conclusion des sages : il y a un Dieu, ne jouissons donc pas des créatures.

Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créatures est mauvais puisque cela nous empêche, ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher si nous l’ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal, donc nous devons nous haïr nous-mêmes, et tout ce qui nous excite à autre attache qu’à Dieu seul.

Pensées diverses (Laf. 627, Sel. 520). La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la grâce de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront...

Pensées diverses (Laf. 688, Sel. 567). Qu’est-ce que le moi ?

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.

Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

Pensées diverses (Laf. 781, Sel. 644). Préface de la première partie.

Parler de ceux qui ont traité de la connaissance de soi-même, des divisions de Charron, qui attristent et ennuient. De la confusion de Montaigne, qu’il avait bien senti le défaut d’une droite méthode. Qu’il l’évitait en sautant de sujet en sujet, qu’il cherchait le bon air.

Le sot projet qu’il a de se peindre et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir, mais par ses propres maximes et par un dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse c’est un mal ordinaire, mais d’en dire par dessein c’est ce qui n’est pas supportable et d’en dire de telles que celles-ci.

 

Pensée n° 13N (Laf. 929, Sel. 756). Ne te compare point aux autres, mais à moi. Si tu ne m’y trouves pas dans ceux où tu te compares tu te compares à un abominable. Si tu m’y trouves, compare-t-y ; mais qu’y compareras-tu ? sera-ce toi ou moi dans toi ? si c’est toi c’est un abominable, si c’est moi tu compares moi à moi. Or je suis Dieu en tout.

Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.

Sel. 773, ms Joly de Fleury. Je me sens une malignité qui m’empêche de convenir de ce que dit Montaigne, que la vivacité et la fermeté s’affaiblissent en nous avec l’âge. Je ne voudrais pas que cela fût. Je me porte envie à moi‑même. Ce moi de vingt ans n’est plus moi.