Dossier thématique : Les lois

 

Les lois fondamentales au XVIIe siècle

 

L’expression de lois fondamentales semble avoir été employée pour la première fois par Théodore de Bèze (Du droit des magistrats sur leurs sujets, 1574), pour désigner des lois qui sont l’essence même de la monarchie française. Quoique les uns pensent que ces lois ont été instaurées et promulguées par les premiers rois, et d’autres que ce sont des coutumes, tous pensent en général que ce sont des règles qui s’imposent même aux rois : d’une certaine manière, c’est l’équivalent de nos modernes constitutions, à ceci près que ces lois fondamentales sont non écrites. Voir Legohérel Henri, Histoire du droit public français, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 67 sq. Les lois fondamentales relatives à la couronne et au domaine sont une norme juridique supérieure établie au-dessus du roi. Elles présentent trois caractères. Elles sont constitutionnelles : leur finalité est de gérer de façon intangible l’organisation des pouvoirs au sommet de l’État ; elles ne sont pas formulées dans un document solennel, comme dans nos constitutions ; mais il s’agit bien d’une constitution coutumière. Elles sont traditionnelles, car l’idée d’une norme supérieure s’imposant au roi est très ancienne ; elle remonte à la promesse du sacre. Elles sont limitatives de l’autorité royale ; le Parlement de Paris en est le gardien. À de nombreuses reprises, il sanctionne des actes royaux qui y contreviennent. Les autres cours souveraines se disent unies au Parlement de Paris pour assurer la garantie des lois fondamentales. La transmission de la couronne de France était déjà organisée autour d’un ensemble de règles apparues progressivement du Xe au XIVe siècle. À la fin du XVIe siècle, un dernier principe est posé à l’occasion de l’accession de Henri IV au trône : le roi de France doit être catholique. L’ensemble de ces règles est articulé dans la théorie statutaire qui fonde la succession au trône sur un statut de la couronne. Les juristes en tirent deux conséquences : la couronne est indisponible, le roi ne peut y renoncer, comme le Parlement l’a fait savoir à François Ier prisonnier à Madrid en 1525, qui songeait à abdiquer. Le roi ne peut faire renoncer à ses droits un héritier à la couronne. Le roi ne peut créer d’héritier par légitimation. La succession est instantanée : p. 68. Même si le successeur est mineur. Le principe de l’inaliénabilité du domaine est renforcé et réaffirmé par l’édit de Moulins de 1566 ; il devient une loi fondamentale. Le roi ne s’appartient plus et ne possède rien en propre ; son domaine personnel tombe dans le domaine de l’État lors de son accession au trône. Le domaine de l’État se confond avec le territoire national : p. 68-69.

Cabourdin Guy et Viard Georges, Lexique historique de la France d’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 1978, p. 195. Les lois fondamentales sont un ensemble de règles coutumières qui limitent la souveraineté absolue du roi et qu’il ne peut modifier. Elles tournent autour des deux notions de la continuité de l’État et de l’indépendance de la couronne ; Ces règles sont 1. que le gouvernement de la France est une monarchie héréditaire, par ordre de primogéniture ; 2. que les femmes, leurs descendants et les bâtards sont exclus de la couronne (loi salique) ; 3. la majorité des rois est fixée à 13 ans révolus (ordonnance de 1374) ; pendant la minorité, la régence est assurée par la reine mère ou à défaut par le premier prince du sang ; 4 ; le successeur légitime est considéré comme roi dès la mort du prédécesseur ; par les serments du sacre, le roi s’engage vis-à-vis des évêques de France à leur conserver leurs privilèges canoniques, leurs lois et leur justice et vis-à-vis du peuple de France à le protéger, le garder en paix et justice ; 6. le principe de catholicité ; 7. le domaine royal est inaliénable ; 8. la puissance temporelle est indépendant à l’égard du pouvoir spirituel.

Carrier Hubert, Le labyrinthe de l’État. Essai sur le débat politique en France au temps de la Fronde (1648-1653), p. 161 sq. Le problème du rapport de la monarchie française et des lois fondamentales du royaume s’est posé de manière aiguë, comme l’indique la suite du fragment, à l’époque de la Fronde : p. 161 sq. La constitution coutumière de la monarchie traditionnelle ne détermine qu’avec imprécision la frontière entre l’affirmation de la volonté royale et le droit de résistance des cours souveraines ; c’est selon les contemporains une bonne chose qu’il y ait un mystère de l’État, car il y aurait danger à fixer une fois pour toutes, à institutionnaliser l’équilibre résultant d’un perpétuel compromis entre la puissance royale et les droits du peuple. De nombreuses mazarinades soulèvent ce problème. La thèse la plus courante est que le roi est soumis aux lois fondamentales de l’État ; les robins insistent fermement là-dessus. Si les opinions s’accordent sur le point que le roi est soumis aux lois qui concernent le bien de tout l’État en général, les opinions diffèrent sur ce qui doit être considéré comme loi fondamentale de l’État.

Cardinal de Retz, Mémoires, II, Œuvres, éd. Hipp, p. 193 sq. Voir p. 1299-1300, n. 3, sur la définition des lois fondamentales.

Arnauld d’Andilly, Avis d’État, 1649, p. 23. « L’intérêt du roi consiste à ne point subvertir les anciens ordres, et à maintenir les lois fondamentales de son empire, étant indubitable que la monarchie ayant été fondée et subsistant sur ces vieilles maximes, il faut ne s’en point départir pour la faire durer. Et c’est une erreur de croire qu’un prince légitime et bien reconnu par ses sujets relève son autorité en détruisant les établissements anciens qui ont fait subsister ses prédécesseurs » ; cité d’après Carrier Hubert, “Port-Royal et la Fronde”.

 

La loi naturelle, le droit naturel

 

Les lois naturelles s’appellent ainsi, écrit Domat, parce qu’elles sont tellement justes d’elles-mêmes toujours et partout qu’aucune autorité ne peut les abolir ni les changer.

Domat Jean, Lois civiles, p. LXXX. Il n’y a en fait de lois naturelles et immuables que celles qui viennent de Dieu. Voir p. LVI sq. : Les lois immuables sont naturelles, tellement justes toujours et partout qu’aucune autorité ne peut les changer ni les abolir. Ce sont celles qui ne peuvent être changées sans porter atteinte aux deux lois fondamentales de l’amour des hommes, p. LVII ; voir p. LVII, des exemples de lois immuables. Elles ont une propriété caractéristique qui permet de les reconnaître : on ne peut les changer sans ruiner la société : on ne peut pas par exemple fonder une société sur l’autorisation du meurtre ou du vol, sans la vouer à l’autodestruction. Les lois immuables tirent leur origine de Dieu et découlent des deux commandements fondamentaux de la loi divine, dont elles ne sont que des extensions ; c’est de là qu’elles tirent leur justice essentielle. Ces lois obligent sans qu’il soit nécessaire qu’on les publie, et elles règlent le présente et l’avenir tout autant que le passé. Car comme Dieu les a inscrites dans le cœur de l’homme, nul ne peut s’en excuser sous prétexte qu’il les ignore ; même les païens étaient tenus de les respecter, quoique leur corruption les en ait éloignés. On peut distinguer deux sortes de lois naturelles : celles dont l’esprit est convaincu sans raisonnement, et celles qui n’ont pas autant d’évidence, et demandent le secours du raisonnement. Les lois immuables prévalent sur les lois arbitraires, et a fortiori sur les coutumes.

Les juristes invoquent souvent la loi naturelle dans les plaidoyers et les discours. Par exemple, dans un plaidoyer consacré à la légitimité d’un legs fait par un père à ses enfants naturels (Les plaidoyers et harangues de Monsieur Le Maistre, 6e éd., Paris, P. Le Petit, 1671, Plaidoyer III, Pour Marie, intimée, contre les enfants du sieur Fouquet, vivant Conseiller à Angers, appelants, p. 55, Antoine Lemaître évoque en ces termes les lois immuables et non inventées par les hommes, dont il justifie la nécessité par les mêmes raisons que Domat : « C’est une loi, Messieurs, que le temps et les occasions n’ont point fait naître, qui n’est pas susceptible de changement, et pour le dire ainsi, mortelle comme les autres ; mais qui est née avec le monde, et qui ne doit finir qu’avec le monde, qui n’a point été établie par les sages de la terre, et par les législateurs profances, mais qui a été gravée dans les tables de la nature par l’auteur même de la nature, que ce qui a donné la vie à un autre est obligé de la lui conserver, lorsque celui qui l’a reçue est incapable de le faire. Parce qu’autrement, Messieurs, ce serait l’arracher au même temps qu’on la donnerait : ce serait détruire son ouvrage, et par une conséquence nécessaire, ruiner les espèces des choses vivantes ». Ce passage du plaidoyer de Lemaître est reproduit dans Kibedi-Varga Aron, Rhétorique et littérature, p. 158.

Sur la nature du droit naturel telle qu’elle a été expliquée à l’époque, notamment par Grotius dans Le droit de la guerre et de la paix, on peut consulter Thuau Étienne, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, p. 158 sq.

Pour les disciples de saint Augustin, la connaissance des lois naturelles a été obscurcie en l’homme par la corruption consécutive au péché originel. Sur ce point, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 90  sq. Loi naturelle et obscurcissement chez saint Augustin et chez Pascal : p. 93 sq. Voir aussi Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, P. U. F., 1984, p. 186 sq. ; et Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 879 sq.

 

Lois arbitraires

 

À côté des lois naturelles ou d’institution divine, il existe des lois humaines, dont la nature est toute différente : ce sont des lois positives et arbitraires, parce que les hommes peuvent les instituer, les établir, les changer et les abolir. Voir Domat Jean, Lois civiles, p. LVI. L’existence des lois arbitraires est impliquées par la nature des lois naturelles immuables : comme la généralité de ces dernières les empêche de régler toutes les situations particulières, il a fallu instituer des lois adaptées aux temps et lieux. Les lois arbitraires sont celles qu’une autorité humaine légitime peut établir, changer, abolir selon le besoin, et peuvent être changées sans violer l’esprit des lois fondamentales de l’amour, sans blesser les principes de la société : p. LVII. Elles sont nécessaires en premier lieu pour régler certaines difficultés nées de l’application des lois immuables, ou certaines situations dans lesquelles il n’existe pas de raison pour décider dans un sens plutôt que dans un autre. Par exemple, on peut régler de différentes manières les problèmes de l’héritage, notamment pour la manière de répartir les biens (problème du droit d’aînesse), p. LVIII ; ou de la propriété, p. LIX. On peut fixer à différents moments l’âge de la majorité, p. LX. De même, dans le commerce, on peut fixer de différentes manières le juste prix des marchandises, p. LX. Les lois arbitraires sont donc de deux sortes : les unes sont des suites des lois naturelles, en ce sens qu’elles règlent des points que la généralité des lois immuables ne déterminent pas. Les autres servent à régler des matières indifférentes : p. LXIII. Ces lois arbitraires sont donc indifférentes aux fondements de la société, en ce sens qu’elles ne sont pas établies, comme les lois naturelles, pour servir de fondement à la société : on peut les changer sans que l’existence de cette société soit mise en cause. Il existe des lois arbitraires de la police, mais aussi et de la religion (constitutions canoniques, lois de l’Église). Alors que les lois naturelles règlent la justice en tout temps, puisqu’elles sont immuables, les lois arbitraires ne règlent que l’avenir, après leur publication. Elles ne sont pas pour autant dénuées de justice et de fondement ; mais leur justice n’est que relative : leur justice consiste dans l’utilité particulière, selon temps et lieu : p. LXV. Il en résulte deux conséquences importantes.

La première est que ces lois arbitraires, étant d’institution purement humaine, peuvent être instituées et surtout abolies par une autorité humaine légitime. Les lois peuvent changer selon les temps et l’utilité, tant que l’on s’en tient aux lois arbitraires. Il est clair que dans ces conditions, les lois positives peuvent varier d’un pays à un autre : la simplicité des lois fondamentales contraste avec la diversité, la multiplicité et le caractère changeant des lois humaines.

La seconde est que si l’ignorance de la loi naturelle n’excuse pas de péché ou de crime, dans la mesure où ces lois, comme l’interdiction du meurtre, sont naturellement inscrites dans le cœur de l’homme, celle des lois humaines excuse tant que l’ignorance en est réelle : une loi arbitraire n’oblige que lorsqu’elle a été publiquement notifiée. Il faut donc distinguer entre ignorance du droit naturel et ignorance du droit positif : voir Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, La Morale, p. 50 sq. Celle du droit positif excuse ; celle du droit naturel n’excuse jamais : p. 51.

Cette doctrine est à peu près celle de Pascal, qui affirme l’existence des lois naturelles.

On peut se demander s’il n’y a pas une contradiction, sur la question des lois, entre les Pensées, où Pascal semble nier l’existence de la justice dans le monde des hommes, et les Provinciales, qui affirment clairement l’existence non seulement d’une loi de Dieu, mais de lois civiles douées d’une justice intrinsèque. Lucien Goldmann, dans Le Dieu caché, Paris, NRF, Gallimard, 1955, a consacré plusieurs chapitres à la démonstration qu’il y a eu, entre les Provinciales et les Pensées, une rupture qui a fait passer Pascal de l’affirmation qu’il peut exister une vraie justice dans le monde des hommes, à la négation de toute valeur de justice essentielle.

Il n’y a pas pour autant d’incohérence entre les Provinciales et les Pensées, mais seulement une différence de point de vue qui entraine une différence dans les données du problème et par suite dans la structure de l’argumentation. Voir les remarques de Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, p. 182. Les Provinciales visent le public catholique : il serait inutile de paraître mettre en question la réalité des lois naturelles, dont tout chrétien est persuadé. Les Pensées en revanche s’adressent à l’incrédule : leur premier objet est de lui faire prendre conscience de sa misère et de lui ôter tout appui sur une justice purement humaine. Mais outre la simple opportunité argumentative, on peut invoquer la cohérence démonstrative respective des Pensées et des Provinciales. Voir sur ce point Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P. U. F., 1993, p. 172-173. Dans les Provinciales Pascal argumente du droit au fait : il pose en principe que Dieu révèle la vraie justice aux hommes par les lois immuables qu’il inscrit dans leur cœur ; c’est pourquoi il n’hésite pas à dire que certaines lois, comme la prohibition de l’homicide, ont été connues « dans tous les temps et dans tous les lieux » ; aussi peut-il se permettre d’alléguer, contre les décisions des casuistes, l’existence des lois de Dieu et de la société. Il lui suffit donc, pour prouver son fait d’invoquer les législations, et notamment quelques législations païennes conformes à la vraie justice. Pour les exceptions, la doctrine de la concupiscence en rend compte par le fait que le cœur de l’homme, corrompu par le péché originel, substitue les désirs mauvais de la concupiscence aux lois essentiellement justes. Dans les Pensées au contraire, Pascal argumente du fait au droit : il accepte provisoirement le principe selon lequel la raison naturelle fonde les lois, qu’elles soient naturelles ou arbitraires. Or dans ces conditions les exigences de la démonstration sont plus strictes ; si la raison est principe fondateur, rien ne doit échapper à son autorité, et il faut que la loi qu’elle impose exprime l’équité véritable, sans exception injustifiée ; alors que du droit au fait les exceptions n’invalident pas la démonstration, du fait au droit une seule exception suffit à détruire l’hypothèse. Il suffit à Pascal d’évoquer l’infinie variété des lois pour montrer que la raison elle-même est la cause et la source du désordre qu’elle prétend régler. La contradiction apparente entre Pensées et Provinciales ne touche pas le fond de la pensée, mais la différence des perspectives problématiques.