Dossier thématique : Façon de parler

 

 

Pascal a consacré plusieurs fragments aux façons de parler. Cela répond au programme de recherche d’exemples annoncé dans le fragment Laf. 789, Sel. 645 : Un même sens change selon les paroles qui l’expriment. Les sens reçoivent des paroles leur dignité au lieu de la leur donner. Il en faut chercher des exemples.

Le Recueil de choses diverses a retenu l’un des principes de Pascal pour les façons de parler, voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 89-4. « M. Pascal voulait que toutes les façons de parler en vers fussent françaises et bonnes ; autrement c’est du galimatias ».

Le même Recueil, OC I, éd. J. Mesnard, p. 894, précise que « M. Vaugelas, Voiture, Pascal, Scarron sont les plus purs auteurs de la langue. Les autres n’approchent pas de leur délicatesse ».

Ces textes se trouvent aussi dans Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite. Édition critique du Recueil de choses diverses, Klincsieck, Paris, 1992.

Les fragments qui suivent constituent le corpus des réflexions de Pascal sur le sens des expressions et leur exactitude.

Pascal s’est intéressé aux problèmes posés par l’interprétation des termes selon leur place dans le discours.

Laf. 789, Sel. 645. Un même sens change selon les paroles qui l’expriment. Les sens reçoivent des paroles leur dignité au lieu de la leur donner. Il en faut chercher des exemples ; et de Laf. 784, Sel. 645. Les mots diversement rangés font un divers sens. Et les sens diversement rangés font différents effets.

Cette préoccupation doit évidemment être mise en rapport avec les réflexions sur l’interprétation des figures, qui sont formulées dans la liasse Loi figurative.

Certaines expressions trahissent l’origine de ceux qui les emploient :

Miracles III (Laf. 888, Sel. 445). Nul ne dit courtisan que ceux qui ne le sont pas, pédant qu’un pédant, provincial qu’un provincial, et je gagerais que c’est l’imprimeur qui l’a mis au titre des Lettres au provincial.

L’intention du locuteur explique le choix d’un mot plutôt que d’un autre :

Miracles III (Laf. 886, Sel. 445). Pyrrhonien pour opiniâtre.

Laf. 579, Sel. 482. Carrosse versé ou renversé selon l’intention. Répandre ou verser selon l’intention.

Pascal classe les manières de parler selon les lieux, c’est-à-dire les contextes rhétoriques.

Géométrie-finesse I (Laf. 509, Sel. 669). Masquer la nature et la déguiser, plus de roi, de pape, d’évêque, mais auguste monarque, etc. Point de Paris, capitale du royaume.

Il y a des lieux où il faut appeler Paris, Paris, et d’autres où il la faut appeler capitale du royaume.

Ces remarques ont parfois un caractère normatif, mais le critère en est surtout l’efficacité dans la communication, et non une norme d’élégance abstraite.

Le discours mondain est fertile en expressions maladroites, qui produisent l’effet contraire à celui qui est recherché :

Laf. 528, Sel. 454. Je me suis mal trouvé de ces compliments : je vous ai bien donné de la peine, je crains de vous ennuyer, je crains que cela soit trop long. Ou on entraîne, ou on irrite.

Laf. 583, Sel. 485. Deviner la part que je prends à votre déplaisir, M. le Cardinal ne voulait point être deviné.

J’ai l’esprit plein d’inquiétude ; je suis plein d’inquiétude vaut mieux.

Laf. 772, Sel. 636. Vous avez mauvaise grâce : excusez moi s’il vous plaît ; sans cette excuse je n’eusse pas aperçu qu’il y eût d’injure. Révérence parler, il n’y a rien de mauvais que leur excuse.

Pascal réprouve les mots trop hardis ou exagérés :

Laf. 637, Sel. 529. Éteindre le flambeau de la sédition : trop luxuriant. L’inquiétude de son génie : trop de deux mots hardis.

Certaines formules sont des exemples célèbres de paroles vides de pensée, qui prêtent à rire quand on en saisit la vanité.

Miracles III (Laf. 907, Sel. 451). Vertu apéritive d’une clef, attractive d’un croc.

Laf. 572, Sel. 475. Miscellanea.

Façon de parler.

Je m’étais voulu appliquer à cela.

Ces exemples doivent être rapprochés du célèbre fragment sur la beauté poétique.

Laf. 586, Sel. 486Beauté poétique.

Comme on dit beauté poétique on devrait aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale, mais on ne le dit pas et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie et qu’il consiste en preuve, et quel est l’objet de la médecine et qu’il consiste en la guérison ; mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter et à faute de cette connaissance on a inventé de certains termes bizarres, siècle d’or, merveille de nos jours, fatal, etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique.

Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes, dont il rira parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers, mais ceux qui ne s’y connaîtraient pas l’admireraient en cet équipage et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine et c’est pourquoi nous appelons les sonnets faits sur ce modèle-là les reines de village.

Dans la rhétorique, Pascal s’en est aussi pris aux fausses beautés que l’on trouve chez des auteurs respectés.

Recueil de choses diverses, OC I, éd. J. Mesnard, p. 893. Pascal « a écrit au dos de sa Bible : Toutes les fausses beautés que nous trouvons dans saint Augustin ont des admirateurs et en grand nombre ».

Mais il en pense autant d’un auteur païen qui sert de modèle rhétorique :

Laf. 728, Sel. 610. Toutes les fausses beautés que nous blâmons en Cicéron ont des admirateurs et en grand nombre.

Cette attention apportée à l’exactitude sémantique explique largement le soin que Pascal apportait à la rédaction des Provinciales, et les nombreuses corrections dont le manuscrit des Pensées est porteur.

On notera cependant que le souci de la pureté d’expression n’exclut pas chez lui un certain usage du burlesque. Comme le remarquait Mongrédien Georges, La vie littéraire au XVIIe siècle, p. 128-129, le burlesque a un double caractère de divertissement et d’antidote. Il va dans le sens du réalisme. Voir aussi Adam Antoine, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, II, p. 81 sq. : Le burlesque est d’abord recherche artistique et gentillesse d’esprit, « explication des choses les plus sérieuses par des expressions tout à fait plaisantes et ridicules » : p. 85-86. Il se concilie avec le classicisme : p. 86. L’évolution qui l’a fait tourner à la bassesse et à la grossièreté n’était pas nécessairement inscrite dans ses débuts.

Sur la nécessité de « bien parler » selon Pascal, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.