Fragment Misère n° 9 / 24 – Papiers originaux : RO 69-1 et 365-365 v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 83 à 87 p. 15 v° à 19 / C2 : p. 35 à 37

Éditions de Port-Royal : Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 192-193 / 1678 n° 5 et 6 p. 188-189

Éditions savantes : Faugère II, 126, IV / Havet III.8 / Michaut 193 / Brunschvicg 294 / Tourneur p. 182-1 / Le Guern 56 / Maeda III p. 4 / Lafuma 60 / Sellier 94

 

(Voir aussi les textes barrés)

“L’économie du monde”

 

 

Sur quoi la fondera‑t‑il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera‑ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera‑ce sur la justice, il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà.

Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.

Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut‑il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au‑delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?

Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. Nihil amplius nostrum est, quod nostrum dicimus artis est. Ex senatusconsultis et plebiscitis crimina exercentur. Ut olim vitiis sic nunc legibus laboramus.

De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente. Et c’est le plus sûr. Rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité, qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi, elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fronder, bouleverser les États est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit‑on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre, rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent. Et les Grands en profitent à sa ruine et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes il faut souvent les piper. Et un autre bon politique, Cum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur. Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation. Elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin.

 

 

Dans ce fragment, Pascal s’inspire directement des Essais de Montaigne, à ses yeux le philosophe sceptique le plus radical et le plus cohérent qui soit : plusieurs passages du fragment Misère 9 dérivent presque mot à mot de ce manuel de pyrrhonisme qu’est l’Apologie de Raymond Sebond. Mais alors que dans le fragment sur l’imagination (Vanité 31 - Laf. 44, Sel. 78), qui imite aussi Montaigne, on sentait une sorte d’allégresse dans la démolition sceptique des illusions humaines, le ton est ici plus amer, voire sombre. C’est que la perspective de la liasse Misère n’est pas la même que dans Vanité. La dérision des ridicules de la nature humaine débouche à présent sur le constat d’une impuissance désespérante face à des exigences fondamentales : la justice, le droit, l’ordre politique et social. On a donc quitté la simple constatation de la vaine prétention des hommes à connaître le vrai pour commencer à en mesurer les effets catastrophiques. De ce fait, dans le fragment Misère 9 apparaît un élément qui manquait dans “Imagination” : l’idée que la cause de ce désordre des lois, dont Montaigne savait si bien se moquer, doit être cherchée dans la corruption de la raison et de l’homme tout entier : cette belle raison corrompue a tout corrompu. En filigrane se dessine la théologie augustinienne, qui rend compte par la doctrine du péché de cette misère qui marque toute la réalité humaine.

 

Nihil amplius nostrum est, quod nostrum dicimus artis est : Cicéron, De finibus, V, 21, « Il ne reste plus rien qui soit vraiment à nous. Ce qu’on dit à nous est à l’art ». (tr. de Montaigne, Essais, 1652).

Ex senatusconsultis et plebiscitis crimina exercentur : Sénèque, Épîtres, 95, « C’est en vertu des senatus-consultes et des plébiscites qu’on commet des crimes ».

Ut olim vitiis sic nunc legibus laboramus : Tacite, Annales, III, 25, cité par Montaigne, Essais, III, 13, « Nous souffrions jadis de nos vices, maintenant de nos lois ».

Cum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur. Traduction : Comme il ignore la vérité qui le libère, il est utile qu’il soit trompé.

 

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Fragments connexes

 

Vanité 37 (Laf. 51, Sel. 84). Pourquoi me tuez-vous ? - Et quoi ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté je serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque vous demeurez de l’autre côté je suis un brave et cela est juste.

Misère 10 (Laf. 61, Sel. 95). Justice. Comme la mode fait l’agrément aussi fait-elle la justice.

Misère 15 (Laf. 66, Sel. 100). Injustice.

Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il faut lui dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement c’est la définition de la justice.

Raisons des effets 2 (Laf. 81, Sel. 116). Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires et la pluralité aux autres. D’où vient cela ? de la force qui y est.

Raisons des effets 4 (Laf. 85, Sel. 119). Summum jus, summa injuria

La pluralité est la meilleure voie parce qu’elle est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir. Cependant c’est l’avis des moins habiles.

Si l’on avait pu l’on aurait mis la force entre les mains de la justice, mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut parce que c’est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut. On l’a mise entre les mains de la force et ainsi on appelle juste ce qu’il est force d’observer.

[De là] Vient le droit de l’épée, car l’épée donne un véritable droit.

Autrement on verrait la violence d’un côté et la justice de l’autre. Fin de la 12. provinciale.

De là vient l’injustice de la Fronde, qui élève sa prétendue justice contre la force.

Il n’en est pas de même dans l’Église, car il y a une justice véritable et nulle violence.

Raisons des effets 5 (Laf. 86, Sel. 120). Veri juris Nous n’en avons plus. Si nous en avions nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de son pays. C’est là que ne pouvant trouver le juste on a trouvé le fort, etc.

Pensées diverses (Laf. 533, Sel. 457). On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement.

S’ils ont écrit de politique c’était comme pour régler un hôpital de fous.

Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensaient être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut.

Pensées diverses (Laf. 645, Sel. 530). La justice est ce qui est établi. Et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies.

Pensées diverses (Laf. 744, Sel. 618). Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes comme par exemple la lune à qui on attribue le changement des saisons, le progrès des maladies, etc., car la maladie principale de l’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il ne peut savoir et il ne lui est pas si mauvais d’être dans l’erreur qui dans cette curiosité inutile.

 

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