Renversement du pour au contre : Raisons des effets 9 et Contrariétés 13

 

Pascal utilise l’expression renversement du pour au contre dans le contexte restreint de la gradation des opinions dans le fragment Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124), “Gradation”. Il est fréquent que les commentateurs emploient la même formule pour désigner le mouvement qui, dans l’ordre des liasses, passe de l’affirmation de la misère de l’homme à celle de sa grandeur, qui est résumé par le fragment Contrariétés 13 (Laf. 130, Sel. 163).

Il y a des ressemblances :

D’une étape à l’autre, il y a bien dans les deux cas passage d’un contraire à l’autre.

D’un moment à l’autre, les opinions reviennent au même dans les degrés pairs et dans les degrés impairs.

De sorte que l’on peut penser avoir affaire à une forme de dialectique.

Mais il y a des différences significatives :

1. Raisons des effets 9 comporte cinq termes qui, malgré la coïncidence des degrés pairs et impairs, demeurent substantiellement différents : même si les opinions coïncident, elles ne sont pas identiques dans la manière dont elles ont été pensées. Alors que dans Contrariétés 13, il n’y en a que deux termes, et qui semblent être toujours les mêmes, de sorte que le passage d’un terme à l’autre forme un cercle.

2. Entre les différents degrés de la Gradation de Raisons des effets, il n’existe pas de voie qui permette de passer d’un degré à l’autre : ce sont différentes manières de penser définies par des principes distincts, mais rien n’indique que l’on puisse rendre le peuple habile, ni faire des demi-habiles des habiles, et encore moins faire des demi-habiles de parfaits chrétiens. Au contraire, le fragment Contrariétés 13 indique expressément que les deux termes sont pour ainsi dire branchés l’un sur l’autre, de sorte que l’on peut abaisser qui s’élève, et élever qui s’abaisse. La gradation des opinions de Raisons des effets est donc statique, mais celle de Contrariétés 13 est dynamique.

3. Il en résulte que la gradation de Raisons des effets est finie, et s’arrête nécessairement à son dernier terme, alors que celle de Contrariétés 13 peut se poursuivre indéfiniment.

4. Comme la gradation de Raisons des effets est finie et ordonnée, elle comporte nécessairement un point de départ, alors que dans Contrariétés 13, chacun des deux termes peut en théorie servir de commencement.

5. Comme la gradation de Raisons des effets est finie et ordonnée, elle comporte nécessairement un dernier terme, alors que dans Contrariétés 13, chacun des deux éléments peut en théorie servir de terme final.

Entre le commencement et la fin, “Gradation” comporte des degrés intermédiaires, alors que le nerf du renversement de Contrariétés 13, consiste en ce qu’il n’y a pas de milieu entre les deux termes.

6. Dans Raisons des effets, les différents termes composent une gradation : les termes enferment une succession, c’est-à-dire que pour comprendre un terme de rang n, il faut être passé par les termes n – 2, puis n – 1, qui en sont différents. Dans Contrariétés 13, on a affaire à un ordre fermé, en ce sens que si les deux termes sont contraires l’un à l’autre, ils sont toujours les mêmes. Cependant, Contrariétés 13 ne mentionne pas la manière dont les deux branches du dilemme sont logiquement reliées l’une à l’autre, de telle sorte que le mouvement qui permet de passer d’une thèse à la thèse contraire est continu : il faut pour le comprendre recourir à Contrariétés 1 (Laf. 119, Sel. 151).

7. D’autre part, dans la gradation de Raisons des effets, le point de départ est constitué par le degré le plus bas de la gradation, savoir la moins instruite, l’opinion du peuple. Et le terme final est constitué par le terme le plus élevé, savoir l’opinion des parfaits chrétiens, qui est la plus éclairée. Ce n’est pas le cas dans Contrariétés 13, où les deux termes sont présentés comme parfaitement symétriques, aucun des deux ne bénéficiant d’une supériorité par rapport à l’autre.

Ce point demande cependant un examen plus attentif. On peut avoir l’impression que lagradation de Raisons des effets comporte une progression dans le degré de lumière, alors que ce n’est pas le cas dans Contrariétés 13, qui paraît n’enfermer aucun progrès de ce genre. Il faut toutefois remarquer que Pascal suggère nettement qu’il peut exister des différences de degré dans la connaissance de la grandeur et de la misère de l’homme. Voir par exemple Contrariétés 5 (Laf. 122, Sel. 155) : les philosophes ont beau se porter les uns sur les autres par un cercle sans fin, il n’en reste pas moins certain qu’à mesure que les hommes ont de lumière ils trouvent et grandeur et misère en l’homme. Toutefois, Pascal ne précise pas explicitement que c’est le passage constant d’un contraire à l’autre qui engendre la différence de lumières : on peut avoir plus de lumière parce qu’on est plus intelligent, sans qu’il y ait accroissement de cette lumière par le débat. Le fragment Contrariétés 5 semble indiquer que si le débat entre les philosophes continue sans fin, c’est qu’il révèle continuellement de nouveaux aspects dans la grandeur et la misère dans l’homme. Mais le texte laisse place aux deux interprétations.

8. La succession des degrés de la gradation de Raisons des effets est imposée par la nature même de ces degrés. En revanche, a priori, rien ne semble imposer un ordre plutôt qu’un autre aux deux termes de Contrariétés 13, l’abaissement pouvant indifféremment précéder ou suivre l’élévation. Mais comme on l’a vu plus haut, l’ordre que Pascal suit dans son ouvrage commence par l’humiliation. Cela se comprend, parce qu’il vaut mieux commencer par rabattre la superbe, qui est l’obstacle principal à la conversion.

9. Il n’y a pas lieu de résoudre la gradation de Raisons des effets, car les différentes opinions en sont rapportées à des types d’esprits différents. En revanche, le cercle de Contrariétés 13, exige une résolution, dans la mesure où les propositions contradictoires sont supposées imposées par la logique du reversement à une même personne, représentée par le pronom « il ».

La nécessité d’une résolution est d’autant plus nécessaire que si dans la gradation de Raisons des effets, les différentes opinions sont supposées tenues par différentes catégories de personnes (peuple, demi-habiles, habiles, etc.), et que ces opinions portent sur la nature d’individus qui en sont distincts (les grands de naissance, que l’on doit respecter ou ne pas respecter), dans Contrariétés 13, c’est une même personne qui tient les deux opinions contraires, et qui les affirme d’elle-même : s’il s’abaisse, je le vante. Dans le premier cas, il s’agit en quelque sorte d’une controverse entre différents personnages sur le respect dû aux grands ; dans le second, il s’agit d’une contradiction dans la pensée qu’un personnage a sur lui-même. Cette seconde situation a quelque chose d’insupportable, qui manque dans le fragment “Gradation”.

Voir Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P. U. F., 1993, p. 424 sq.

Il en résulte que Pascal, qui présente dans la liasse Contrariétés tous les aspects incompatibles qui rendent incompréhensible la nature de l’homme, sera conduit dans A P. R. à remettre en question la manière dont le problème de la condition humaine a été posé par les philosophes, et à proposer une nouvelle problématique, conforme au principe de soumission et usage de la raison.

Le fragment Contrariétés 13 est, avec quelques autres, l’origine de l’interprétation qui fait des premiers chapitres des Pensées une sorte de dialectique pré-hégélienne et pré-marxiste, à laquelle ne manquerait qu’un troisième temps de synthèse, succédant à la thèse et à l’antithèse. Cette interprétation a été soutenue par Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955. Voir surtout la troisième partie, consacrée à Pascal, p. 185 sq.