Dossier thématique : Le déisme

 

Avoir Dieu sans Jésus-Christ : les philosophes en question sont ceux qui sont désignés sous le nom de déistes, c’est-à-dire pour lesquels Dieu est seulement le créateur de l’univers et des vérités éternelles.

Voir la définition générale de Bouyer L., Dictionnaire théologique, p. 182. « Rejetant ou confondant comme autant d’ébauches de pensées enfantines toutes les religions positives, le déisme n’admet qu’une divinité abstraite, présidant à l’ordre naturel et ne devant être honorée que par une vie conforme à ce dernier ». Voir aussi l’article Déisme du Dictionnaire de théologie catholique.

Gusdorf Georges, La révolution galiléenne, II, p. 50. Le mot déisme apparaît dans le domaine de la polémique réformée. Voir dans le Dictionnaire de Bayle l’article Virey.

Busson Henri, La pensée religieuse..., p. 90. Le mot ne remonte pas au-delà de 1560 environ. Le déisme repose sur le refus non de Dieu, mais de la religion révélée. Les déistes sont des achristes, ceux qui renient le Christ : p. 91.

Voir Pierre Viret, Instruction chrétienne, t. II, 1653, Dédicace, datée du 12 décembre 1563, citée dans Mersenne, Correspondance, I, p. 56 : « Il y en a plusieurs qui confessent bien qu’ils croient qu’il y a quelque Dieu et quelque Divinité comme les Turcs et les Juifs ; mais quant à Jésus-Christ et tout ce que la doctrine des Évangélistes et des Apôtres en témoignent, ils tiennent cela pour fables et rêveries... J’ai entendu qu’il y en a de cette bande qui s’appellent Déistes, d’un mot tout nouveau, lequel ils veulent opposer à athéiste ; car pour autant qu’athéiste signifie celui qui est sans Dieu, ils veulent donner à entendre qu’ils ne sont par du tout sans Dieu... Entre ceux-ci il y a les uns qui ont quelque opinion de l’immortalité des âmes, les autres en jugent comme les Épicuriens et pareillement de la Providence de Dieu envers les hommes, comme s’il ne se mêlait point du gouvernement des choses humaines... ».

Pintard René, Le libertinage érudit, p. 48 sq. Le déisme chercher à dépouiller le christianisme de ses mystères pour en faire une religion naturelle. C’est une religion, une philosophie religieuse, mais qui passe à côté du Christ : p. 49.

Le déisme se définit d’abord par des refus. Sur les variétés du déisme et de la religion naturelle, voir Hazard Paul, La crise de la conscience européenne, II, p. 27 sq. Le déisme nie le Dieu révélé, mais il ne fait pas de l’homme la mesure de toute chose. Clarke distinguera quatre sortes de déistes, selon ce qu’ils nient de la religion révélée, p. 31 :

1. ceux qui font semblant de croire à l’existence d’un Être éternel, mais nient la Providence,

2. ceux qui admettent Dieu et la Providence, mais croient Dieu indifférent aux actions humaines,

3. ceux qui admettent Dieu, la Providence, le caractère divin de la morale, mais non l’immortalité de l’âme,

4. ceux qui ont des idées justes sur Dieu, mais nient la Révélation.

Le P. Mersenne a écrit contre les déistes un livre que Pascal connaissait certainement, L’impiété des déistes. Voir dans Mersenne, Correspondance, I, p. 156 sq. Dédicace de L’Impiété des déistes. Voir la note p. 160 sq. Déisme et religion naturelle : p. 161. Voir p. 121, sur le passage des Quaestiones in Genesim où Mersenne s’en prend aux déistes « qui Deum sine providentia atque justitia sibi fingunt et omnia quaecumque de deo tam sacrae quam profanae literae continent, pro fabulis habent », col. 1830.

Sur ce qui caractérise le déisme selon Mersenne, voir Quaestiones in  Genesim, « Primae quaestionis adversus atheos Colophon. Deistarum impietas, et errores aperiuntur; ubi de recta ratione, casu, et fato ». Le déiste ne refuse pas Dieu, il rejette la religion révélée, surtout celle du Christ. Avec la Révélation, il rejette le péché originel, la nécessité de la rédemption, l’idée d’un châtiment après la mort, la Providence, l’immortalité de l’âme, et naturellement la morale de l’Église. Au bout du compte, il conserve une religion naturelle qui se passe du Christ et des mystères du christianisme. Les déistes avouent que Dieu existe, mais nient qu’il soit notre providence. Ils sont en désaccord entre eux sur la définition de Dieu, et ne s’entendent que pour affirmer que tout culte divin doit être supprimé. Ils affirment avoir embrassé la vraie raison, contraire aux fables de la religion chrétienne, et veulent ainsi mener à l’impiété les hommes non avertis. Ils affirment que le culte de Dieu a été établi pour dominer les hommes. Une des raisons des déistes, c’est que chacun prétend, dans son coin de la terre, honorer le vrai Dieu selon le vrai culte. Mais ils ne voient pas que certains cultes sont ridicules, alors que les chrétiens seuls s’abstiennent de tout crime, disent la vérité et ont pour eux miracles et prophéties. Si on les interrogeait sur la raison véritable de leur déisme, ils avoueraient que c’est pour être plus libres dans l’accomplissement de leur concupiscence. C’est une erreur de leur volonté plus que de leur intellect.

Mais surtout, le déisme est considéré comme très proche parent de l’athéisme, et les déistes des athées.

Gouhier Henri, B. Pascal. Conversion et apologétique, p. 126 sq., sur l’impiété du déisme. Il existe une différence entre déisme et athéisme ; mais tous deux sont radicalement en dehors de la vision chrétienne du monde : p. 127.

Charles-Daubert Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, p. 29 sq. Mersenne voit dans les déistes des athées qui se cachent derrière le nom de Dieu : p. 29. Mersenne indique que les déistes ont une doctrine ésotérique à côté de l’exotérique. On constate que, tout en distinguant le déiste de l’athée strict, il estime qu’en leur for intérieur, ils se rejoignent. C’est que la distinction n’a de sens que du point de vue de l’incroyant. Du point de vue du chrétien, l’athéisme n’est que la limite du processus dont le déisme est une étape, qui consiste à faire tendre la puissance de Dieu vers zéro. La rédaction primitive du texte des Quaestiones celeberrimae in Genesim sur le déisme est intitulée « Primae quaestionis adversus atheos Colophon, in quo atheismi expugnandi modus affertur ». Le ton en est plus lyrique : Mersenne se lamente avec le psalmiste sur ceux qui refusent le nom de Dieu. Le danger que présentent les athées, c’est qu’ils sont dissimulés. Mersenne cite Vanini, qui fait semblant de détester l’athéisme pour mieux le propager chez les esprits faibles. Il cite aussi Bonaventure des Périers, Lucien, Machiavel, Charron. Mersenne donne une liste des auteurs à lire pour s’informer des athées dans chaque pays.

De même que les libertins ont une interprétation de la conduite du chrétien comme l’effet d’une faiblesse d’esprit, les défenseurs de la religion chrétienne ont leur conception de la mentalité du déiste.

Lenoble Robert, Mersenne ou la naissance du mécanisme, p. 196 sq. Sur la psychologie du libertin selon Mersenne. Les esprits déniaisés, animés par la volonté de s’affranchir, veulent se rattacher à une élite, bien séparée du peuple et de ses niaiseries. Mais au fond, le déiste est un mélancolique, et surtout, quoiqu’il cherche à la dissimuler a peur. Voir les vers du poème du P. Girault que Mersenne insère dans L’impiété des déistes, II, p. 101, éd. D. Descotes, p. 506, strophe 477 :

« Je sais que tu n’es pas sans appréhension,

Que sert de te couvrir, de peur qu’on ne te voie

Trembler, blêmir, troublé, plein d’agitation,

La justice t’ôtant toute sorte de joie. »

Pour Mersenne, la conduite du déiste s’explique de la manière suivante : c’est un homme qui veut vivre en assouvissant librement ses désirs, et qui se heurte aux prescriptions contraires de la religion chrétienne. Or s’il a l’esprit assez libre dans la recherche des plaisirs, il ne l’a pas assez à l’égard de cette religion, qu’il pourrait tout simplement négliger. Les menaces de la religion le touchent, au moment même qu’il la rejette. Il la rejette du reste par peur de la réalisation de ces menaces. Il lui faut donc se persuader que ces menaces sont ineptes, absurdes et fausses. Autrement dit, parce que quelque chose lui déplaît, il faut qu’il se persuade que cela n’existe pas. Dans l’interprétation qu’en donne Mersenne, le déisme apparaît comme une sorte de conduite magique, au sens où pour Sartre l’émotion est une conduite magique : parce qu’il a peur de l’enfer, le déiste cherche à persuader autrui et lui-même que l’enfer n’existe pas. Il prend ses désirs pour des réalités. Pour renforcer cette persuasion, il lui faut des compagnons, de manière que chacun confirme à l’autre : le prosélytisme des libertins s’explique de la même façon.

Comment Pascal comprend-il le déisme ? Voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 126 sq., sur ce que Pascal sait des déistes.

Le déisme est une forme du dogmatisme. Il affirme l’existence d’un Dieu non révélé, qui peut être connu par la raison humaine. Dans l’Antiquité, les déistes sont les stoïciens ; chez les modernes, c’est Descartes qui affirme un Dieu créateur du monde et des vérités éternelles. Pascal leur reproche d’ignorer que la misère de l’homme exige l’intercession d’un médiateur entre l’homme et Dieu. La « superbe diabolique » des stoïciens consiste à prétendre s’élever par leur sagesse à la hauteur de Dieu même. Évidemment ils ne trouvent qu’un Dieu abstrait, et jamais le Dieu crucifié qu’est Jésus.

Pascal définit le déisme dans le fragment Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Et sur ce fondement ils prennent lieu de blasphémer la religion chrétienne parce qu’ils la connaissent mal, ils s’imaginent qu’elle consiste simplement en l’adoration d’un Dieu considéré comme grand et puissant et éternel ce qui est proprement le déisme presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme qui y est tout à fait contraire, et de là ils concluent que cette religion n’est pas véritable parce qu’ils ne voient pas que toutes choses concourent à l’établissement de ce point que Dieu ne se manifeste pas aux hommes avec toute l’évidence qu’il pourrait faire. Pascal estime que le déisme est aussi ennemi que l’athéisme de la religion chrétienne. Voir Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690) : l’athéisme et le déisme […] sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également.

Russier Jeanne, La foi selon Pascal, II, p. 416-417. Critique du déisme.

Mais Pascal entend-il le déisme comme nous l’entendons nous-mêmes ? Entre le déisme qu’a connu Pascal et celui que nous connaissons, le XVIIIe siècle forme une sorte de verre déformant qui fausse certaines perspectives.

Silhon, Lettre à Coëffeteau de 1627 in Recueil de lettres nouvelles, 1627, p. 454-457.

Qui sont les déistes ?

Lenoble Robert, Mersenne ou la naissance du mécanisme, p. 562. Mersenne et le déiste Herbert de Cherbury.

Mersenne, Correspondance, I, p. 56. Sur La béatitude des chrétiens ou le fléau de la foi, de Geoffroy Vallée, qui reconnaît un Dieu, mais exclut toute crainte d’un châtiment après la mort.

 

 Les Quatrains du déiste

 

Les idées des déistes sont formulées dans un long poème clandestin de 106 strophes intitulé L’Anti-bigot ou le poème du déiste, dont un manuscrit est tombé entre les mains du P. Mersenne, qui en a reproduit une partie dans son Impiété des déistes. Voir Mersenne Marin, Correspondance, I, p. 148 : Mersenne a connu les Quatrains trop tard pour en parler dans les Quaestiones in Genesim ; il en parle seulement dans la Préface : p. 148. Le texte complet en est édité dans Adam Antoine, Les libertins au XVIIe siècle, Paris, Buchet / Chastel, 1964, p. 88 sq. Voir le texte des quatrains dans Mersenne Marin, L’impiété des déistes, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2005, passim.

Julien Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 20.

Lachèvre, Le procès de Théophile de Viau, II, p. 93-126.

De l’auteur des Quatrains, on ne sait rien, en dehors de quelques suppositions.

Mersenne Marin, Correspondance, I, p. 137. Ce qu’en dit Mersenne dans la Praefatio du Quaestiones in Genesim, f° 2 v° : « quem tamen virum egregium et in dialectica versatissimum asserunt, cum in ejus studio saltem annos triginta consumpserit, qui 428 versus gallicos concinnavit ut deistarum impietatem propagaret ». Ce serait un dialecticien quadragénaire. Mersenne fait dire au théologien que c’est une personne qu’on ne peut aboucher qu’à Paris, où il demeure. Mersenne ne met pas dans ces formules un sens très précis, non plus lorsqu’il parle dans L’Impiété des déistes, I, Préf., fol. 4v°-5, des "écoliers" qu’endoctrine l’audacieux impie. C’est un témoignage très incertain ; Mersenne montre qu’il n’a du magistère du déiste qu’une idée très vague : preuve, il assimile la doctrine des Quatrains à celle de Du Moulin (Impiété, I, Préf. fol. 3v°-4 et 10 v°). On ne peut rien en conclure. On peut évidemment supposer que Mersenne ne le connaît pas, et ne peut rien dire de précis. Mais on peut aussi se demander si ce n’est pas une manière de s’opposer au P. Garasse, qui a dénoncé nommément Théophile, et qui s’est présenté comme un sycophante. Ne pas dire qui est le déiste, c’est pouvoir le condamner sans faire de tort à un homme individuel. C’est une manière de se conformer aux règles de la polémique chrétienne, comme celle que Pascal proposera dans les Provinciales, et d’éviter la polémique sanglante à la manière d’un Garasse.