Dossier thématique : La foi selon Pascal

 

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser, 1664/IV, XI, 1683/IV, XII, éd. Clair et Girbal, p. 335 sq. De ce que nous connaissons par la foi, soit humaine, soit divine. « Tout ce que nous avons dit jusqu’ici regarde les sciences humaines purement humaines, et les connaissances qui sont fondées sur l’évidence de la raison. Mais avant que de finir il est bon de parler d’une autre sorte de connaissance, qui souvent n’est pas moins certaine, ni moins évidente en sa manière, qui est celle que nous tirons de l’autorité.

Car il y a deux voies générales qui nous font croire qu’une chose est vraie. La première est la connaissance que nous en avons par nous-mêmes, pour en avoir reconnu et recherché la vérité, soit par nos sens, soit par notre raison ; ce qui se peut appeler généralement raison, parce que les sens mêmes dépendent du jugement de la raison ; ou science, prenant ici ce nom plus généralement qu’on ne le prend dans les écoles pour toute connaissance d’un objet tirée de l’objet même.

L’autre voie est l’autorité des personnes dignes de créance, qui nous assurent qu’une telle chose est, quoique par nous-mêmes nous n’en sachions rien ; ce qui s’appelle foi, ou créance, selon celle parole de saint Augustin : Quod scimus, debemus rationi ; quod credimus, auctoritati.

Mais comme cette autorité peut être de deux sortes, de Dieu, ou des hommes, il y a aussi deux sortes de foi, divine et humaine.

La foi divine ne peut être sujette à erreur, parce que Dieu ne peut ni nous tromper, ni être trompé.

La foi humaine est de soi-même sujette à erreur, parce que tout homme est menteur selon l’Ecriture, et qu’il se peut faire que celui qui nous assurera une chose comme véritable sera lui-même trompé. Et néanmoins, ainsi que nous avons déjà marqué ci-dessus, il y a des choses que nous ne connaissons que par une foi humaine, que nous devons tenir pour aussi certaines et aussi indubitables, que si nous en avions des démonstrations mathématiques : comme ce que l’on sait par une relation constante de tant de personnes, qu’il est moralement impossible qu’elles eussent pu conspirer ensemble pour assurer la même chose, si elle n’était vraie. Par exemple, les hommes ont assez de peine naturellement à concevoir qu’il y ait des antipodes : cependant, quoique nous n’y ayons pas été, et qu’ainsi nous n’en sachions rien que par une foi humaine, il faudrait être fou pour ne le pas croire : Et il faudrait de même avoir perdu le sens pour douter si jamais César, Pompée, Cicéron, Virgile ont été ; et si ce ne sont point des personnages feints, comme ceux des Amadis.

Il est vrai qu’il est souvent assez difficile de marquer précisément quand la foi humaine est parvenue à cette certitude, et quand elle n’y est pas encore parvenue. Et c’est ce qui fait tomber les hommes en deux égarements opposés ; dont l’un est de ceux qui croient trop légèrement sur les moindres bruits, et l’autre de ceux qui mettent ridiculement la force de l’esprit à ne pas croire les choses les mieux attestées, lorsqu’elles choquent les préventions de leur esprit. Mais on peut néanmoins marquer de certaines bornes qu’il faut avoir passées pour avoir cette certitude humaine, et d’autres au-delà desquelles on l’a certainement, en laissant un milieu entre ces deux sortes de bornes qui approche plus de la certitude ou de l’incertitude, selon qu’il approche plus des unes ou des autres.

Que si on compare ensemble les deux voies générales qui nous font croire qu’une chose est, la raison, et la foi ; il est certain que la foi suppose toujours quelque raison : Car comme dit saint Augustin dans sa lettre 122. et en beaucoup d’autres lieux ; nous ne pourrions pas nous porter à croire ce qui est au-dessus de notre raison, si la raison même ne nous avait persuadé qu’il y a des choses que nous faisons bien de croire, quoique nous ne soyons pas encore capables de les comprendre. Ce qui est principalement vrai à l’égard de la foi divine, parce que la vraie raison nous apprend, que Dieu étant la vérité même il ne nous peut tromper en ce qu’il nous révèle de sa nature ou de ses mystères. D’où il paraît qu’encore que nous soyons obligés de captiver notre entendement pour obéir à Jésus-Christ, comme dit saint Paul, nous ne le faisons pas néanmoins aveuglément et déraisonnablement, ce qui est l’origine de toutes les fausses religions ; mais avec connaissance de cause, et parce que c’est une action raisonnable que de se captiver de la sorte sous l’autorité de Dieu, lorsqu’il nous a donné des preuves suffisantes, comme sont les miracles et autres événements prodigieux, qui nous obligent de croire que c’est lui-même qui a découvert aux hommes les vérités que nous devons croire.

Il est certain en second lieu, que la foi divine doit avoir plus de force sur notre esprit que notre propre raison. Et cela par la raison même qui nous fait voir qu’il faut toujours préférer ce qui est plus certain à ce qui l’est moins, et qu’il est plus certain que ce que Dieu dit est véritable, que ce que notre raison nous persuade, parce que Dieu est plus incapable de nous tromper que notre raison d’être trompée.

Néanmoins, à considérer les choses exactement, jamais ce que nous voyons évidemment et par la raison, ou par le fidèle rapport des sens, n’est opposé à ce que la foi divine nous enseigne. Mais ce qui fait que nous le croyons, est que nous ne prenons pas garde à quoi se doit terminer l’évidence de notre raison, et de nos sens. Par exemple, nos sens nous montrent clairement dans l’Eucharistie de la rondeur et de la blancheur ; mais nos sens ne nous apprennent point, si c’est la substance du pain qui fait que nos yeux y aperçoivent de la rondeur et de la blancheur ; et ainsi la foi n’est point contraire à l’évidence de nos sens lorsqu’elle nous dit que ce n’est point la substance du pain qui n’y est plus, ayant été changée au corps de Jésus-Christ par le mystère de la Transsubstantiation, et que nous n’y voyons plus que les espèces et les apparences du pain qui demeurent, quoique la substance n’y soit plus.

Notre raison de même nous fait voir qu’un seul corps n’est pas en même temps en divers lieux, ni deux corps en un même lieu ; mais cela se doit entendre de la condition naturelle des corps, parce que ce serait un défaut de raison de s’imaginer que notre esprit étant fini, il pût comprendre jusqu’où peut aller la puissance de Dieu qui est infinie. Et ainsi lorsque les hérétiques, pour détruire les mystères de la foi, comme la Trinité, l’Incarnation, et l’Eucharistie, opposent ces prétendues impossibilités qu’ils tirent de la raison, ils s’éloignent en cela même visiblement de la raison, en prétendant pouvoir comprendre par leur esprit l’étendue infinie de la puissance de Dieu. C’est pourquoi il suffit de répondre à toutes ces objections ce que saint Augustin dit sur le sujet même de la pénétration des corps, sed nova sunt, sed insolita sunt, sed contra naturae cursum notissimum sunt, quia magna, quia mira, quia divina, et eo magis vera, certa, firma. »

Arnauld Antoine, Réponse à quelques raisons par lesquelles on prétend démontrer que ceux qui sont persuadés que les cinq propositions ne sont point dans Jansénius doivent néanmoins signer la nouvelle bulle, 27 avril 1657, in Arnauld Antoine, Œuvres, XXI, p. 21. Foi divine et foi humaine. « Il y a deux sortes de foi ; l’une divine, et l’autre humaine. La divine est celle qui est fondée sur la révélation de Dieu, qui a daigné parler aux hommes, et leur découvrir ses mystères par ses prophètes, par Jésus-Christ et par les apôtres ; laquelle révélation étant venue jusques à nous par l’Écriture, et par la tradition, nous est proposée par l’Église, qui est assistée par l’Esprit de Dieu, pour ne nous point tromper dans la proposition qu’elle nous en fait : et c’est en cela qu’elle est infaillible, selon le consentement de tous nos théologiens ; en ce que Dieu ne permet pas qu’elle nous donne pour article de foi, ou pour règle générale de nos mœurs, ce qui se serait pas conforme à ce que le fils de Dieu a révélé par ses apôtres.

La foi humaine est elle qui n’est point fondée sur la révélation de Dieu, mais sur l’autorité des hommes, à quelque dignité qu’ils soient élevés : ainsi tout ce qui est déterminé touchant un point de fait particulier, ne peut être cru que par une foi humaine, parce qu’il est bien certain que cela ne peut être appuyé ni sur l’Écriture, ni sur la tradition, qui sont les deux canaux par lesquels la révélation de Dieu, sur laquelle la foi divine est fondée, est venue jusques à nous ; et c’est la raison pourquoi l’Église se peut tromper dans les questions de fait, comme tous les catholiques le reconnaissent. »

Tavard Georges, La Tradition au XVIIe siècle en France et en Angleterre, Cerf, Paris, p. 94. Distinction entre foi divine et foi humaine.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, II, p. 409 sq. La foi est la croyance fondée sur l’autorité du témoignage d’autrui. Elle est humaine si ce sont les hommes qui sont à sa source.

Harrington Thomas, Vérité et méthode dans les Pensées de Pascal, p. 118. La foi humaine fait croire par raisonnement, elle ne transforme pas le cœur et ne modifie pas son esclavage à la concupiscence ; la foi divine fait croire les vérités chrétiennes par sentiment du cœur ; elle comporte l’humiliation ; c’est un don gratuit de Dieu qui effectue une conversion.

Comme la foi est différente de la preuve, il est possible d’avoir la foi divine sans raisonnement. Voir Conclusion 4 (Laf. 380, Sel. 412). Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne l’amour de soi et la haine d’eux‑mêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais, d’une créance utile et de foi si Dieu n’incline le cœur et on croira dès qu’il l’inclinera. Et c’est ce que David connaissait bien. Inclina cor meum deus in etc.

D’autre part, Pascal souligne aussi que les preuves rationnelles de Dieu sont inefficaces si elles n’ont d’autre soutien qu’elles-mêmes, sans appui de l’habitude : voir Excellence 2 (Laf. 190, Sel. 222). Préface. Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées, qu’elles frappent peu et quand cela servirait à quelques‑uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés.