Dossier thématique : Les dévots

 

Le dévot est un demi-habile caractérisé par son zèle pour la religion. Celle-ci lui enseigne que les grandeurs d’établissement ne sont rien de considérables, et que le véritable mérite des hommes se trouve dans leurs vertus chrétiennes. Ce qui n’a rien de faux, mais qui conduit les dévots à des conclusions analogues à celles des demi-habiles : considérant que les grands ne sont que des hommes comme les autres, ils les méprisent également. Mais si leur science est bornée, leur zèle les pousse à tout soumettre à la religion catholique : ils confondent en quelque sorte la cité des hommes et la cité de Dieu. Le dévot est un chrétien échauffé qui rabaisse tout devant l’Église : dans l’esprit de Pascal, l’un des exemples les plus significatifs de dévot est la compagnie de Jésus.

Le sens du mot dévot est complexe : il ne désigne pas nécessairement toutes les personnes pieuses. À l’époque de Furetière, le mot est partagé entre sens positif et sens dépréciateur.

Sur la définition de la dévotion, voir François de Sales, Introduction à la vie dévote, Première partie, chapitre I, éd. A. Ravier et R. Devos, Pléiade, Paris, NRF, Gallimard, 1969, p. 31 sq., « Description de la vraie dévotion ». « La vraie et vivante dévotion [] présuppose l’amour de Dieu, ains elle n’est autre chose qu’un vrai amour de Dieu ; mais non pas toutefois un amour tel quel : car en tant que l’amour divin embellit notre âme, il s’appelle grâce, nous rendant agréables à sa divine Majesté ; en tant qu’il nous donne la force de bien faire, il s’appelle charité ; mais quand il est parvenu au degré de perfection auquel il ne nous fait pas seulement bien faire, ains nous fait opérer soigneusement, fréquemment et promptement, alors il s’appelle dévotion []. Bref, la dévotion n’est autre chose qu’une agilité et vivacité spirituelle par le moyen de laquelle la charité fait ses actions en nous, ou nous pour elle, promptement et affectionnément ; et comme il appartient à la charité de nous faire généralement et universellement pratiquer tous les commandements de Dieu, il appartient aussi à la dévotion de faire faire promptement et diligemment. C’est pourquoi celui qui n’observe tous les commandements de Dieu ne peut être estimé ni bon, ni dévot, puisque pour être bon il faut avoir la charité, et pour être dévot, il faut avoir, outre la charité, une grande vivacité et promptitude aux actions charitables » : p. 32-33.

Mais le mot dévot renvoie à une réalité politique, l’existence du parti dévot en France.

Chatellier Louis, “Les jésuites et la naissance d’un type : le dévot”, in Demerson G. et G., Dompnier B., et Regond A. (dir .), Les Jésuites parmi les hommes aux XVIe et XVIIe siècles, Clermont-Ferrand, Faculté des Lettres, 1987, p. 260. Un nouveau modèle de chrétien apparaît vers 1600 : même laïc, même de condition modeste, il en vient à mener une vie presque consacrée. Cet esprit se répand dans les quartiers, les paroisses de campagne, chez les puissants de la cour. Voir une analyse plus approfondie dans Chatellier Louis, L’Europe des dévots, Paris, Flammarion, 1987.

Cabourdin Guy et Viard Georges, Lexique historique de la France d’ancien régime, article Dévots, p. 103.

Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, articles Dévots et Partis dévots, p. 472-473.

Pillorget René et Suzanne, France baroque, France classique, I. Récit, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 351 sq.

 

Dévot et dévotion

 

Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, P. U. F., 1984, p. 29 sq. Situation du jansénisme à l’égard du parti dévot. À Port-Royal, on prend fréquemment le mot dévot dans une acception péjorative. La dévotion, c’est la foi zélée, mais trop souvent dépourvue de discernement, voire de véritable intelligence : p. 32. Les dévots tiennent de leurs aïeux ligueurs quatre caractéristiques : la soumission aux desseins de Rome, l’hispanophilie et la recherche de l’alliance impériale, un loyalisme seulement conditionnel envers la monarchie française et le désir d’absorber l’ordre politique dans la sphère religieuse : p. 32.

Arnauld Antoine, Seconde lettre à un duc et pair, p. 2-3, décrit la conduite de ses persécuteurs comme l’effet d’un zèle mal conçu. Les dévots ignorent l’injustice de leur conduite parce que Dieu ne les éclaire pas. Arbitrantur se pro Ecclesiâ facere quidquid inquietâ temeritate faciunt. Il arrive que des catholiques, embrasés par présomption d’un zèle mêlé d’ignorance, usent de procédés violents : ils veulent faire de la religion catholique un nom de faction et de parti. Ils persécutent comme des hérétiques ceux qui ne sont coupables d’aucune hérésie, et font du mot catholique, qui répond à une communion, un nom de faction et de schisme : p. 65.

À ce stade, il faut bien remarquer que le mot dévot n’enferme pas nécessairement l’idée d’hypocrisie. Mais l’évolution est déjà sensible dans ce passage d’Antoine Arnauld, qui distingue diverses sortes de dévots : voir Arnauld Antoine, Réponse à la lettre d’une personne de condition, § XX, p. 61 sq. Il y a deux sortes de catholiques qui combattent la vérité : ceux qui le font par un simple défaut de lumière et de connaissance ; et ceux qui le font par intérêt et passion.

Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 255 sq., pose le problème de savoir si la relative est explicative ou déterminative : Pascal considère-t-il que tous les dévots manquent de science, ou seulement une certaine catégorie de dévots ?

Le fragment Laf. 598, Sel. 495, présente aussi une classification dans laquelle entrent les termes de zèle et de science. Ce qui nous gâte pour comparer ce qui s’est passé autrefois dans l’Église à ce qui s’y voit maintenant est qu’ordinairement on regarde saint Athanase, sainte Thérèse et les autres comme couronnés, de gloire et [...] juges avant nous comme des dieux. À présent que le temps a éclairci les choses, cela paraît ainsi. Mais au temps où on le persécutait, ce grand saint était un homme, qui s’appelait Athanase, et sainte Thérèse une folle. Élie était un homme comme nous et sujet aux mêmes passions que nous, dit saint Pierre pour désabuser les chrétiens de cette fausse idée, qui nous fait rejeter l’exemple des saints comme disproportionné à notre état : c’étaient des saints, disons‑nous, ce n’est pas comme nous. Que se passait‑il donc alors ? Saint Athanase était un homme appelé Athanase, accusé de plusieurs crimes, condamné en tel et tel concile pour tel et tel crime : tous les évêques y consentent, et le pape enfin. Que dit‑on à ceux qui y résistent ? Qu’ils troublent la paix, qu’ils font schisme, etc.

Zèle, lumière. Quatre sortes de personnes : zèle sans science, science sans zèle, ni science ni zèle, et zèle et science.

Les trois premiers le condamnent, les derniers l’absolvent et sont excommuniés de l’Église, et sauvent néanmoins l’Église.

Zèle sans science : ce sont les dévots.

Science sans zèle : ce sont les chrétiens tièdes.

Science et zèle : parfaits chrétiens.

Ni science ni zèle : à qui correspond cette catégorie ? sans doute à ceux qui ne croyant pas, ne peuvent avoir de zèle pour ce qu’ils ne connaissent pas (Voir Provinciale IV, § 14 : « Comment s'imaginer que les Idolâtres et les Athées aient dans toutes les tentations qui les portent au péché, c'est-à-dire une infinité de fois en leur vie, le désir de prier le véritable Dieu qu'ils ignorent, de leur donner les véritables vertus qu'ils ne connaissent pas ? »)

Dans l’édition des Pensées de Pascal, les éditeurs de Port-Royal évitent le mot dévot, et en donnent une paraphrase significative : « Certains zélés qui n’ont pas grande connaissance les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles ; parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les Chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions, succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière. »

Ces indications permettent de rapprocher la dévotion, ainsi définie, de la superstition que Pascal dénonce comme excès de soumission, notamment à l’égard de Rome. Voir sur ce sujet la liasse Soumission et usage de la raison.