Fragment A P.R. n° 1 / 2  – Papier original : RO 317 r/v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : APR n° 203 à 206 p. 69 à 71 / C2 : p. 95 à 97

Éditions de Port-Royal :

     Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janv. 1670 p. 30 à 36 / 1678 n° 1 à 4 p. 33 à 39

Éditions savantes : Faugère II, 152, XVII / Havet XII.1 / Brunschvicg 430 / Tourneur p. 219 / Le Guern 139 / Lafuma 149 / Sellier 182

 

 

 

À P. R.

Commencement

après avoir expliqué l’incompréhensibilité.

 

Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère.

Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés.

Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant, nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde, et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.

Sera‑ce les philosophes, qui nous proposent pour tout bien les biens qui sont en nous ? Est‑ce là le vrai bien ? Ont‑ils trouvé le remède à nos maux ? Est‑ce avoir guéri la présomption de l’homme que de l’avoir mis à l’égal de Dieu ? Ceux qui nous ont égalés aux bêtes et les mahométans, qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien même dans l’éternité, ont‑ils apporté le remède à nos concupiscences ?

Quelle religion nous enseignera donc à guérir l’orgueil et la concupiscence ? Quelle religion enfin nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en détournent, la cause de ces faiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir, et le moyen d’obtenir ces remèdes. Toutes les autres religions ne l’ont pu. Voyons ce que fera la sagesse de Dieu.

N’attendez point, dit-elle, ô hommes, ni vérité ni consolation des hommes. Je suis celle qui vous ai formés et qui peux seule vous apprendre qui vous êtes.

Mais vous n’êtes plus maintenant en l’état où Je vous ai formés. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait. Je l’ai rempli de lumière et d’intelligence. Je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent. Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption, il a voulu se rendre centre de lui‑même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et, s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui‑même, je l’ai abandonné à lui, et révoltant les créatures qui lui étaient soumises je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse.

Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature.

De ce principe que je vous ouvre vous pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes et qui les ont partagés en de si divers sentiments. Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que l’épreuve de tant de misères ne peut étouffer, et voyez s’il ne faut pas que la cause en soit en une autre nature.

 

 

Ce fragment est l’un des points cruciaux de l’argumentation apologétique de Pascal. Il constitue une sorte de transition, qui effectue le passage de la recherche dans l’ordre des philosophies naturelles à celui des religions révélées. Passage évidemment très délicat, dans la mesure où il peut rencontrer de vives résistances chez certains lecteurs, peu disposés à renoncer à s’appuyer sur le seul usage de la raison naturelle.

Pascal est donc contraint à procéder avec beaucoup de précaution et de rigueur dans le raisonnement. Le soin qu’il a pris pour la mise au point de son argumentation dans A P. R. 1 paraît par comparaison avec le fragment A P. R. 2, qui en dessine certaines grandes lignes.

Il présente, avec plus de rigueur que dans A P. R. 2, l’état de la recherche après le mouvement de « renversement du pour au contre » qui conduit le lecteur de l’affirmation de la vanité et de la misère de l’homme à celle de sa grandeur : Pascal recueille alors les résultats auxquels aboutit l’enquête préliminaire à laquelle il s’est livré dans les premières liasses sur la condition humaine.

Il procède alors à une nouvelle définition des termes du problème tel qu’il se pose à cette étape, et des conditions auxquelles doit répondre toute doctrine qui prétend lui proposer une solution adéquate.

Il prend donc acte des contrariétés que l’expérience fait voir dans la nature de l’homme, des exigences de sa nature pour ce qui touche son bonheur et son bien ; mais il demande aussi que l’on rende raison de ces contrariétés, et de l’incapacité dans laquelle se trouvent toujours les hommes de trouver ce bonheur. Enfin, il ajoute pour dernière exigence que soient révélés les moyens de remédier à ces impuissances à trouver le vrai bien.

Ces conditions constituent une sorte de grille de sélection, qui permettra de juger la valeur des doctrines, philosophiques ou religieuses, qui prétendent apporter à l’homme la vérité sur sa nature et sa condition.

Une prosopopée donne alors la parole à la Sagesse de Dieu, qui annonce qu’elle seule est en mesure d’apporter une réponse satisfaisante à ces conditions, par le principe des deux états de la condition humaine engendrés par le péché originel.

A P. R. Commencement constitue donc une charnière à partir de laquelle l’apologie s’engage dans l’examen des religions qui se proposent pour révéler à l’homme sa véritable nature et sa véritable fin.

 

Analyse détaillée...

Fragments connexes

 

Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous‑même ! Humiliez‑vous, raison impuissante ! Taisez‑vous, nature imbécile ! Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu.

Car enfin, si l’homme n’avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si l’homme n’avait jamais été que corrompu, il n’aurait aucune idée ni de la vérité, ni de la béatitude. Mais, malheureux que nous sommes, et plus que s’il n’y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et ne pouvons y arriver, nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge, incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus.

Chose étonnante cependant que le mystère le plus éloigné de notre connaissance, qui est celui de la transmission du péché, soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous‑mêmes !

Philosophes 1 (Laf. 140, Sel. 172). Quand Épictète aurait vu parfaitement bien le chemin, il dit aux hommes : Vous en suivez un faux. Il montre que c’en est un autre, mais il n’y mène pas. C’est celui de vouloir ce que Dieu veut. Jésus‑Christ seul y mène. Via veritas.

Philosophes 7 (Laf. 142, Sel. 178). Les trois concupiscences ont fait trois sectes, et les philosophes n’ont fait autre chose que suivre une des trois concupiscences.

Soumission 13 (Laf. 179, Sel. 210). Il y a peu de vrais chrétiens. Je dis même pour la foi. Il y en a bien qui croient mais par superstition. Il y en a bien qui ne croient pas, mais par libertinage, peu sont entre-deux.

Soumission 15 (Laf. 181, Sel. 212). La piété est différente de la superstition. Soutenir la piété jusqu'à la superstition c'est la détruire.

Soumission 22 (Laf. 187, Sel. 219). Ce n'est pas une chose rare qu'il faille reprendre le monde de trop de docilité. C'est un vice naturel comme l'incrédulité et aussi pernicieux. Superstition.

Fausseté des autres religions 3 (Laf. 205, Sel. 237). S'il y a un seul principe de tout, une seule fin de tout. Tout par lui, tout pour lui. Il faut donc que la vraie religion nous enseigne à n'adorer que lui et à n'aimer que lui. Mais comme nous nous trouvons dans l'impuissance d'adorer ce que nous ne connaissons pas et d'aimer autre chose que nous, il faut que la religion qui instruit de ces devoirs nous instruise aussi de ces impuissances et qu'elle nous apprenne aussi les remèdes. Elle nous apprend que par un homme tout a été perdu et la liaison rompue entre Dieu et nous, et que par un homme la liaison est réparée.

Nous naissons si contraires à cet amour de Dieu et il est si nécessaire qu'il faut que nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste.

Fausseté des autres religions 13 (Laf. 215, Sel. 248). Après avoir entendu toute la nature de l'homme il faut pour faire qu'une religion soit vraie qu'elle ait connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse et la raison de l'une et de l'autre. Qui l'a connue que la chrétienne ?

Fondement 8 (Laf. 231, Sel. 263). Si on veut dire que l’homme est trop peu pour mériter la communication avec Dieu, il faut être bien grand pour en juger.

Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268). Aveugler éclaircir. [...] Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d'obscurité pour les humilier. Il y a assez d'obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables.

Fondement 16 (Laf. 239, Sel. 271). L’homme n’est pas digne de Dieu, mais il n’est pas incapable d’en être rendu digne. Il est indigne de Dieu de se joindre à l’homme misérable; mais il n’est pas indigne de Dieu de le tirer de sa misère.

Dossier de travail (Laf. 393, Sel. 12). La vraie nature de l’homme, son vrai bien et la vraie vertu et la vraie religion sont choses dont la connaissance est inséparable.

Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Elle enseigne donc ensemble aux hommes ces deux vérités: et qu’il y a un Dieu, dont les hommes sont capables, et qu’il y a une corruption dans la nature, qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connaître l’un et l’autre de ces points; et il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l’en peut guérir. Une seule de ces connaissances fait, ou la superbe des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées, qui connaissent leur misère sans Rédempteur.

Preuves par discours III (Laf. 450, Sel. 690). Il faudrait que la véritable religion enseignât la grandeur, la misère, portât à l’estime et au mépris de soi, à l’amour et à la haine.

Miracles II (Laf. 833, Sel. 421). Toute religion est fausse qui dans sa foi n’adore pas un Dieu comme principe de toutes choses et qui, dans sa morale n’aime pas un seul Dieu comme objet de toutes choses.

 

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