Fragment Morale chrétienne n° 24 / 25  – Papier original : RO 265-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 368 p. 181 v° / C2 : p. 215

Éditions savantes : Faugère II, 93, IX / Havet XXV.30 / Brunschvicg 503 / Tourneur p. 295-2 / Le Guern 355 / Lafuma 375 / Sellier 407

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Bibliographie

 

 

FERREYROLLES Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, Revue philosophique, n° 1-2002, p. 21-40.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, La doctrine de la grâce chez Arnauld, Paris, 1922.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 273-309.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007.

 

 

Éclaircissements

 

Les philosophes ont consacré les vices en les mettant en Dieu même. Les chrétiens ont consacré les vertus.

 

Consacrer signifie parfois simplement dédier, rendre une chose sainte de profane qu’elle était ; offrir à Dieu (Furetière).

Cette formule paraît très sévère à l’égard des philosophes. Elle fait allusion au problème de la vertu des païens, qui est vivement discutée au XVIIe siècle. Les thèses pélagiennes sur le salut des anciens justes ont reparu au moment où Pascal écrit, sous la plume du P. Antoine Sirmond et de La Mothe Le Vayer, auteur du De la vertu des païens, 1641.

La réponse des augustiniens repose sur le principe formulé par Wendrock, Provinciales, tr. Joncoux, I, p. 384-385. Une mauvaise fin corrompt une bonne action.

Si toute vertu vient de ce que l’âme rapporte à Dieu ses volontés, peut-on appeler vraiment vertueuses les actions des païens qui ne croyaient pas en Dieu ? Il remonte à saint Augustin, qui s’était interrogé sur les vertus des philosophes à Rome : voir saint Augustin, Cité de Dieu, I, Liv. V, Bibliothèque augustinienne, p. 705. Liv. XIX, p. 165 : il n’y a pas de vraies vertus chez les païens ; ce ne sont que des vices lorsqu’elles ne sont pas rapportées à Dieu. Voir p. 766, n. 23.

Voir Jansénius Cornelius, Augustinus, seu doctrina S. Augustini de humanae sanitate, aegritudine, medicina adversus pelagianos et massilienses, De statu naturae lapsae, Liber quartus, Prosequitur argumentum de viribus liberi arbitrii post peccatum, Caput octavum, Utrum virtutes philosophorum verae virtutes, an vitia sint, et quare ?, t. II, Louvain, J. Zeger, 1640, col. 581 sq.

Pascal aborde rapidement la question dans la Provinciale IV, 14. « Comment s’imaginer que les Idolâtres et les Athées aient dans toutes les tentations qui les portent au péché, c’est-à-dire une infinité de fois en leur vie, le désir de prier le véritable Dieu qu’ils ignorent, de leur donner les véritables vertus qu’ils ne connaissent pas ? »

Pascal traite directement le problème de la vertu des païens à propos des Stoïciens dans la liasse Philosophes. Voir Philosophes 4 (Laf. 142, Sel. 175). Contre les philosophes qui ont Dieu sans J.-C. Philosophes. Ils croient que Dieu est seul digne d’être aimé et d’être admiré, et ont désiré d’être aimés et admirés des hommes, et ils ne connaissent pas leur corruption. S’ils se sentent pleins de sentiments pour l’aimer et l’adorer, et qu’ils y trouvent leur joie principale, qu’ils s’estiment bons, à la bonne heure ! Mais s’ils s’y trouvent répugnants s’(ils) n’(ont) aucune pente qu’à se vouloir établir dans l’estime des hommes, et que pour toute perfection, ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu et n’ont pas désiré uniquement que les hommes l’aimassent, que les hommes s’arrêtassent à eux. Ils ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes.

Arnauld Antoine, Seconde apologie de M. Jansénius, III, XVIII, Œuvres, XVII, p. 321 sq. « Qui oserait dire que ceux-là aient agi par le mouvement de cet amour divin, que l’Écriture nous témoigne avoir été dans une ignorance profonde du vrai Dieu ; avoir été sans Dieu en ce monde, comme dit saint Paul, Sine Deo in hoc mundo ? Peut-on aimer ce qu’on ne connaît point ; et n’est-ce pas de ces païens que le prophète roi dit : Répandez votre colère sur les nations qui ne vous connaissent point, et sur les royaumes qui n’adorent point votre nom ? Il doit donc demeurer pour constant et pour assuré que toutes les actions de cette infinité de païens, qui ont vécu dans l’ignorance du vrai Dieu, n’ont pu procéder d’aucun mouvement de son amour, ni, par conséquent, être autres que des péchés » : p. 321. Cas des rares hommes qui « par la considération des choses visibles », se sont élevés « à la contemplation des invisibles » : « la connaissance qu’ils ont eue de Dieu n’a servi qu’à les rendre pires, et à les précipiter dans des désordres horribles ; parce que l’ayant connu, ils ne l’ont pas glorifié, et ne lui ont pas rendu grâces ». On ne peut trouver d’amour de Dieu « dans ces ingrats et dans ces superbes, qui se sont égarés dans leurs pensées et qui ont mieux aimé servir à la créature que d’adorer le créateur » : p. 321-322.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 260 sq. Références augustiniennes sur les vertus des païens : p. 260 sq. Les païens, livrés à eux-mêmes, n’ont que des vertus apparentes, qui sont en général plutôt des vices ; ils accomplissent des actions bonnes, mais inutiles au salut : p. 261-262. Voir La cité de Dieu, XIX, 24-25 ; XIV, 9, n. 6. : p. 262.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, p. 287 sq. Saint Augustin et les vertus de l’homme sans la grâce. Le règne de la concupiscence est la preuve d’une déchéance mystérieuse de l’espèce humaine. Dans la corruption, les hommes n’ont que des vertus apparentes, qu’il faut même appeler des vices. Certaines vertus ont une ressemblance avec des vices, par exemple la constance et de l’entêtement : p. 153. Saint Augustin pense tout de même qu’il y a des degrés dans les vertus païennes et marque parfois sa préférence pour la grandeur des Romains et des Stoïciens, hommes qui vivent dans une certaine vertu, quoiqu’ils ne soient pas chrétiens. Leurs actions sont bonnes en elles-mêmes, mais elles sont inutiles pour le salut ; les vertus des Romains purement apparentes, car elles cachent le désir de la gloire.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 106 sq. Saint Augustin n’a pas reconnu de véritable vertu dans les Romains : leurs maximes morales n’ont été que des leçons d’orgueil.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La doctrine de la grâce chez Arnauld, p. 132 sq. Les vertus des païens sont des vices déguisés.

Ferreyrolles Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, Revue philosophique, n° 1-2002, p. 21-40. 

Pascal a poussé plus loin la critique des philosophes, en assignant à chaque philosophie une concupiscence particulière, chacune source de plusieurs vices.

Philosophes 7 (Laf. 145, Sel. 178). Les trois concupiscences ont fait trois sectes et les philosophes n’ont fait autre chose que suivre une des trois concupiscences.

Pensée n° 17R (Laf. 933, Sel. 761). Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil, etc.

Il y a trois ordres de choses. La chair, l’esprit, la volonté.

Les charnels sont les riches, les rois. Ils ont pour objet le corps.

Les curieux et savants, ils ont pour objet l’esprit.

Les sages, ils ont pour objet la justice.

Dieu doit régner sur tout et tout se rapporter à lui.

Dans les choses de la chair règne proprement la concupiscence.

Dans les spirituels, la curiosité proprement.

Dans la sagesse l’orgueil proprement.

Ce n’est pas qu’on ne puisse être glorieux pour le bien ou pour les connaissances, mais ce n’est pas le lieu de l’orgueil, car en accordant à un homme qu’il est savant on ne laissera pas de le convaincre qu’il a tort d’être superbe.

Le lieu propre à la superbe est la sagesse, car on ne peut accorder à un homme qu’il s’est rendu sage et qu’il a tort d’être glorieux. Car cela est de justice.

Aussi Dieu seul donne la sagesse et c’est pourquoi : qui gloriatur in domino glorietur.

Pascal tire apparemment l’idée que les philosophes ont mis les vices en Dieu même, selon l’édition Brunschvicg, GEF XIII, p. 401, de Montaigne, Essais, II, XII, Apologie de Raymond Sebond, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 545-546, qui reproche aux anciens « d’avoir attribué la divinité non seulement à la foi, à la vertu, à l’honneur, concorde, liberté victoire, piété, mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, misère, à la peur, à la fièvre [...]. Puisque l’homme désirait tant de s’apparier à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicéron, de ramener à soi les conditions divines et les attirer ça bas, que d’envoyer là haut sa corruption et sa misère ». La référence à Cicéron renvoie à Tusculanes, I, XXVI, 65. La référence à Grotius, Vérité de la religion chrétienne, IV, 4, indiquée par Brunschvicg au même endroit ne paraît pas pertinente.