Pensées diverses III – Fragment n° 23 / 85 – Papier original : RO 423-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 123 p. 371 / C2 : p. 327 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 282 / 1678 n° 26 p. 279

Éditions savantes : Faugère I, 206, LXXXVIII / Havet VI.19 / Brunschvicg 46 / Tourneur p. 100-1 / Le Guern 564 / Lafuma 670 (série XXV) / Sellier 549

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

MESNARD Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 210-235.

NICOLE Pierre, La vraie beauté et son fantôme, éd. B. Guion, Paris, Champion, 1996.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

TOURNEUR Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, Melun, Rozelle, 1933, p. 21 sq.

 

 

Éclaircissements

 

Diseur de bons mots, mauvais caractère.

 

Mot se dit par extension d’une sentence, apophtegme ou autre parole remarquable, instructive ou récréative. Voilà un beau mot de l’Évangile. Alexandre a dit de bien beaux mots qui témoignent du cœur et de l’esprit. Diogène a dit plusieurs mots bien sentencieux. Les diseurs de bons mots sont sujets à de grands accidents. Un bon mot a souvent coûté la vie. (Furetière).

Dans L’art de persuader, OC III, éd. J. Mesnard, § 22, Un bon mot qu’on lui entend dire signifie une pensée juste et nouvelle.

Dans le présent fragment en revanche le sens est différent. Il s’agit d’un trait d’esprit, qui n’exclut pas une certaine méchanceté ou une certaine cruauté, en vue d’obtenir un succès d’audience. Bon mot n’est pas en l’occurrence très différent de pointe.

Dictionnaire de l’Académie : « on appelle figurément pointe d’esprit, ou simplement pointe, une pensée qui surprend par quelque subtilité d’imagination, par quelque jeu de mots [...]. Et on appelle pointe d’épigramme la fin d’une épigramme terminée par quelque pensée fine et brillante ». Autre sens du mot, qui paraît voisin : « on appelle la pointe de l’esprit, ce qu’il y a de plus vif, de plus pénétrant et de plus subtil dans l’esprit ».

La pointe est une sentence brève et brillante, dont la Renaissance a formé la théorie. C’est l’équivalent des sententiae de Quintilien, savoir les traits brillants placés en fin de période. Les termes de concetto, de conceit sont voisins. La pointe plaît principalement par son caractère ingénieux, et sa brièveté qui semble prendre la pensée de vitesse. Plus le trait est plaisant, plus son auteur semble aimable, par opposition au lourdaud : la sprezzatura, c’est-à-dire la désinvolture élégante, qui affecte même une certaine négligence, répond à l’art de plaire de la société des honnêtes gens. La concision est un trait qui caractérise l’élégance mondaine de cour.

La pointe a aussi de très sévères adversaires. Voir Pierre Nicole dans son De l’éducation d’un prince, XL, cité in La vraie beauté et son fantôme, éd. B. Guion, p. 153. Port-Royal pose en principe « qu’il n’y a rien de beau que ce qui est vrai » (Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser (1664), III, XX, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014, p. 485). De sorte, poursuit Nicole, que « si l’on ne sait pas mêler [la] beauté naturelle et simple avec celle des grandes pensées, on est en danger d’écrire et de parler parfaitement mal à force de vouloir trop bien écrire et trop bien parler ; et plus on aura d’esprit, plus on tombera dans le genre vicieux. Car c’est ce qui fait qu’on se jette dans le style des pointes, qui est le caractère du monde le moins aimable ». Partant du principe mentionné plus haut que la pointe sert à plaire, elle consiste à dire que c’est une de ces manières d’écrire où le mot prédomine sur l’idée, et que bien souvent le désir de faire un mot (méchant de préférence) pousse à faire des pointes. « Combien le désir de faire une pointe a-t-il fait produire de fausses pensées ? [...] Ces mauvais raisonnements sont souvent imperceptibles à ceux qui les font, et les trompent les premiers ; ils s’étourdissent par le son de leurs paroles, l’éclat de leurs figures les éblouit, et la magnificence de certains mots les attire, sans qu’il s’en aperçoivent, à des pensées si peu solides, qu’ils les rejetteraient sans doute, s’ils y faisaient quelque réflexion ». Il n’y a donc pas forcément désaccord sur le fond avec Cyrano, à suivre la définition donnée dans les Entretiens pointus. La différence est dans l’évaluation, non dans la définition.

Pascal donne un exemple précis de « bon mot » qui ne lui plaît pas dans le fragment Laf. 798, Sel. 650. Épigrammes de Martial. L’homme aime la malignité mais ce n’est pas contre les borgnes, ou les malheureux, mais contre les heureux superbes. On se trompe autrement, car la concupiscence est la source de tous nos mouvements, et l’humanité...

Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres.

Celle des deux borgnes ne vaut rien, car elle ne les console pas et ne fait que donner une pointe à la gloire de l’auteur.

Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien.

Ambitiosa recidet ornamenta.

Il fait allusion à un poème de Geronimo Amaltei, dont un frère était secrétaire du cardinal Charles Borromée, à l’époque où Du Bellay était à Rome (Les poésies des frères Amaltei ont paru pour la première fois à Venise en 1627) :

« Lumine Acon dextro, capta est Leonilla sinistro,

Et potis est forma vincere uterque deos.

Blande puer, lumen quod habes concede parenti,

Sic tu caecus amor, sic erit illa Venus. »

On retrouve ce poème dans l’Epigrammatum delectus de Port-Royal ; en voici la traduction, à l’usage des non-latinistes (et des latinistes aussi, tout compte fait) :

« Jeanne et André son fils sont beaux comme le jour ;

Mais chacun d’eux d’un œil a perdu la lumière.

André, donne celui qui te reste à ta mère :

Elle sera Vénus, et tu seras l’Amour. »

La pointe, manière de faire valoir son auteur en société, traduit sa vanité et son désir de plaire aux autres. Comme dit Pascal, elle est un moyen de faire valoir son auteur. C’est donc un signe de manque d’honnêteté.

Caractère : au sens de ce qui résulte de plusieurs marques particulières, qui distingue tellement une chose d’une autre, qu’on la puisse reconnaître aisément. Il se dit de l’esprit, des mœurs, des discours, du style et de toutes autres actions. Furetière reprend ce mot dans son Dictionnaire : « Celui qui s’accoutume à des plaisanteries a un mauvais caractère d’esprit, dit M. Pascal ».

Voir l’éd. Garapon, qui donne p. 247 la référence au recueil de Publius Syrus : « Lingua est maliloquax indicium malae mentis ».

Port-Royal est très hostile à cette manière de parler : voir Guion Béatrice, Pierre Nicole moraliste, p. 553 sq. ; et Mesnard Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La culture du XVIIe siècle, p. 210-235.

Nicole Pierre, Traité de l’éducation d’un prince, § XL, in Essais de morale, éd. L. Thirouin, p. 300-301. « Si l’on ne sait mêler cette beauté naturelle et simple avec celle des grandes pensées, on est en danger d’écrire et de parler d’autant plus mal, que l’on s’étudiera davantage à bien écrire et à bien parler ; et plus on aura d’esprit, plus on tombera dans un genre vicieux. Car c’est ce qui fait qu’on se jette dans le style des pointes, qui est un très mauvais caractère ».

La Logique de Port-Royal consacre un passage à ce défaut : voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser (1664), III, XIX, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014, p. 482 sq.

« Entre les causes qui nous engagent dans l’erreur par un faux éclat qui nous empêche de la reconnaître, on peut mettre avec raison une certaine éloquence pompeuse et magnifique, que Cicéron appelle abundantem sonantibus verbis uberibusque sententiis [Tusculanes, Livre I, XXVI]. Car il est étrange combien un faux raisonnement se coule doucement dans la suite d’une période qui remplit bien l’oreille, ou d’une figure qui nous surprend, et qui nous amuse à la regarder.

Non seulement ces ornements nous dérobent la vue des faussetés qui se mêlent dans le discours, mais ils y engagent insensiblement, parce que souvent elles sont nécessaires pour la justesse de la période ou de la figure : ainsi quand on voit un orateur commencer une longue gradation, ou une antithèse à plusieurs membres, on a sujet d’être sur ses gardes, parce qu’il arrive rarement qu’il s’en tire sans donner quelque contorsion à la vérité, pour l’ajuster à sa figure : il en dispose ordinairement, comme l’on ferait des pierres d’un bâtiment, ou du métail d’une statue ; il la taille, il l’étend, il l’accourcit, il la déguise selon qu’il lui est nécessaire pour la placer dans ce vain ouvrage de paroles qu’il veut former.

Combien le désir de faire une pointe a-t-il fait produire de fausses pensées ? Combien la rime a-t-elle engagé de gens à mentir ? [...] Ces mauvais raisonnements sont souvent imperceptibles à ceux qui les font, et les trompent les premiers ; ils s’étourdissent par le son de leurs paroles ; l’éclat de leurs figures les éblouit, et la magnificence de certains mots les attire, sans qu’ils s’en aperçoivent, à des pensées si peu solides, qu’ils les rejetteraient sans doute, s’ils y faisaient quelque réflexion. [...] Les faux raisonnements de cette sorte, que l’on rencontre si souvent dans les écrits de ceux qui affectent le plus d’être éloquents, font voir combien la plupart des personnes qui parlent, ou qui écrivent, auraient besoin d’être bien persuadés de cette excellente règle, qu’il n’y a rien de beau que ce qui est vrai : ce qui retrancherait des discours une infinité de vains ornements, et de pensées fausses. Il est vrai que cette exactitude rend le style plus sec et moins pompeux ; mais elle le rend aussi plus vif, plus sérieux, plus clair, et plus digne d’un honnête homme : l’impression en est bien plus forte, et bien plus durable ; au lieu que celle qui naît simplement de ces périodes si ajustées, est tellement superficielle, qu’elle s’évanouit presque aussitôt qu’on les a entendues. »

Ce fragment a été l’occasion pour La Bruyère d’un de ces commentaires pleins d’autosatisfaction faussement audacieuse dont il est parfois capable.

La Bruyère, Caractères, IV, 80. « “Diseurs de bons mots, mauvais caractère” : je le dirais, s’il n’avait été dit. Ceux qui nuisent à la réputation ou à la fortune des autres plutôt que de perdre un bon mot, méritent une peine infamante : cela n’a pas été dit, et je l’ose dire. »

Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 452 sq., relève la fréquence des bons mots dans les Pensées.

 

Contra…

 

Menagiana, ou les bons mots, et remarques critiques, historiques, morales et d’érudition de M. Ménage, Tome I, Nouvelle édition augmentée, Paris, Delaulne, 1729, p. 287 sq. « On s’imagine que les bons mots ne servent qu’à divertir ; ils servent encore à rendre service ».