Pensées diverses III – Fragment n° 30 / 85 – Papier original : RO 427-8

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 123 p. 371 / C2 : p. 329

Éditions savantes : Faugère I, 318, III / Havet Prov. n° 427 p. 300 / Brunschvicg 873 / Tourneur p. 100-8 / Le Guern 571 / Lafuma 677 (série XXV) / Sellier 556

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Bibliographie

 

 

Voir le dossier thématique sur l’infaillibilité pontificale.

 

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, La Morale (d'après Arnauld), II, Paris, Vrin, 1951-1952.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, Le siècle de saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Sacy, Racine, 2e éd., Paris, Champion, 2012.

WANEGFFELEN Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.

 

 

Éclaircissements

 

Le pape hait et craint les savants qui ne lui sont pas soumis par vœu.

 

Le manuscrit porte pp. C’est l’abréviation du mot pape.

Cette abréviation est-elle une expression codée, employée pour dissimuler le caractère polémique du fragment ? Ce n’est pas recevable : Pascal n’a pas l’habitude de crypter les papiers qu’il conserve in petto (il peut en aller autrement dans la correspondance). D’autre part, ce serait un cryptogramme facile à déchiffrer, c’est-à-dire entièrement inutile.

Il n’y a pas lieu de chercher le sens dans l’expression pastor pastorum, qui est parfois employée pour désigner le pape : elle irait directement contre le sens du passage : il n’est pas question dans ce fragment du pape comme pasteur des pasteurs, c’est-à-dire des prêtres et des évêques ; et dire qu’un pasteur, par définition bienveillant envers ses ouailles, hait et craint certaines d’entre elles, n’est pas cohérent.

Les savants qui ne lui sont pas soumis par vœu : par opposition aux jésuites, qui prêtent un serment particulier au pape.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, II, La morale, p. 275 sq. La théorie des jésuites est que le pape seul fait la loi, et détient seul le privilège de l’infaillibilité. Le pape, selon eux, « juge seul sans... examen ni jugement précédent des évêques, sans être astreint à aucune forme, par une inspiration immédiate, sans que les évêques aient aucune liberté dans l’acceptation » (lettre de Lalane à Arnauld, in Arnauld, Œuvres, I, p. 454).

Loyola Ignace de, Écrits, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 396 sq. Outre les trois vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté, les jésuites font un vœu exprès au souverain pontife : p. 397. « En plus des trois vœux indiqués, la Compagnie professe fait un vœu exprès au souverain pontife, actuel ou futur, en tant que vicaire du Christ notre Seigneur : celui d’aller partout où Sa Sainteté voudra l’envoyer, chez les fidèles ou les infidèles, sans alléguer d’excuse et sans demander aucune provision de route, pour des choses qui concernent le culte divin et le bien de la religion chrétienne ». Ce vœu d’obéissance au pape est un caractère singulier de l’ordre des jésuites, et en son sein, de la classe des profès ; il est immédiatement lié à la tâche missionnaire. Le texte de la profession, après la déclaration des trois premiers vœux, est le suivant : « En outre, je promets spéciale obéissance au souverain pontife en ce qui regarde les missions, selon ce qui est contenu dans lesdites lettres apostoliques et les constitutions » : p. 520.

 

Gravure symbolisant le vœu d’obéissance des jésuites dans l’Imago primi saeculi.

 

Les Constitutions de l’ordre (6e partie, ch. I, Loyola, Écrits, p. 528) précisent le sens du vœu d’obéissance en ces termes : « Il faut considérer que chacun de ceux qui vivent dans l’obéissance doit se laisser mener et diriger par la divine providence au moyen du supérieur, comme s’il était un corps mort qui se laisse mener n’importe où et traiter n’importe comment, ou comme un bâton de vieillard qui sert n’importe où et pour n’importe quelle chose à celui qui, le tenant dans sa main, voudra s’en aider. C’est ainsi en effet que l’obéissant doit s’employer allègrement à tout ce à quoi le supérieur veut l’employer pour aider tout le corps de l’ordre, en tenant pour certain qu’il se conforme par là à la volonté divine, plus que par toute autre chose qu’il pourrait faire en suivant sa propre volonté et son propre jugement dans un sens différent ». Voir les notes qui précisent le sens de ce texte, p. 528, notamment celle qui touche les images du corps mort et du bâton de vieillard.

Les adversaires de la Compagnie de Jésus allèguent ce quatrième vœu, dont ils considèrent qu’il fait des jésuites une armée à la solde du pape, et par suite aux puissances catholiques d’Espagne. Voir ce qu’écrit Pasquier Étienne, Les Recherches de la France, Livre III, ch. XLIV, in Les Œuvres d’Étienne Pasquier, tome premier, Amsterdam, Compagnie des libraires associés, 1723, col. 335. Les jésuites « de la grande observance sont obligés à quatre vœux. Parce qu’outre les trois ordinaires d’obéissance, de pauvreté et chasteté, ils en font un particulièrement en faveur du pape. Qui est de lui obéir, et de le reconnaître sur toutes autres choses qui sont ici en ce bas être, sans exception ou réserve, en tout ce qu’il leur voudra commander ». Et « ceux de la petite observance sont sans plus astreints à deux vœux, l’un regardant le fidélité qu’ils promettent au pape, et l’autre obéissance envers leurs supérieurs et ministres ».

Antoine Arnauld l’Avocat mentionne dans son célèbre plaidoyer contre les jésuites des 12 et 13 juillet 1594, ce « vœu d’obéissance absolue, per omnia et in omnibus, à leur général espagnol, et au pape », en soulignant que cela met les jésuites au service du roi d’Espagne.

Wanegffelen Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, p. 75 sq. L’un des principaux maux de l’Église est la tendance pontificale à exercer une véritable tyrannie, soutenue par les « papimanes », comme dit Rabelais. La résistance à cette tyrannie se manifeste non pas seulement chez les protestants, mais parmi les catholiques eux-mêmes. Le concile de Trente a favorisé la montée en puissance de la monarchie romaine au sein de l’Église catholique.

Il ne faut sans doute pas entendre par le mot savants les sciences soumises à la raison dont la Préface au traité du vide dresse la liste (mathématiques, physique, architecture, musique), mais aussi les sciences d’autorité, ce qui inclut non seulement l’histoire, mais surtout la théologie. Les facultés de théologie de France, par exemple, ne sont pas soumises au pape par un vœu. La question relève du problème plus large des libertés de l’Église gallicane.

Voir le dossier thématique sur l’infaillibilité pontificale.

Haine : entendre que le pape regarde avec méfiance et hostilité les savants qui ne dépendent pas directement de son autorité.

Crainte : entendre que les papes sont conscients de l’illégitimité de leur tyrannie, et qu’ils craignent les remontrances des facultés de théologie de l’Église de France.

Il est important de noter que le manuscrit ne porte pas de virgule après le mot savants. La relative qui ne lui sont pas soumis par vœu est donc une déterminative, et non une explicative. En d’autres termes, le pape hait ceux des savants qui ne sont pas soumis par vœu, et non tous les savants, parce qu’ils ne sont pas soumis par un vœu. Parmi ces savants figurent entre autres les théologiens des universités.

L’édition Brunschvicg minor, p. 733, ajoute une virgule après savants, à tort. Mais GEF XIV, p. 313, ne commet pas cette erreur.

GEF XIV, p. 313 fournit en note un passage du Mémoire de M. Le Maître pour les solitaires de Port-Royal de 1654 : « On n’y fait ni profession ni vœux… ce n’est qu’un lieu de retraite toute volontaire et toute libre, où personne ne vient que l’esprit de Dieu ne l’y amène, et où personne ne demeure que parce qu’e l’esprit de Dieu l’y retient ». Mais ce rapprochement avec Port-Royal n’est pas recevable : nul n’aurait pensé à dire que les solitaires de Port-Royal étaient des savants.

Le pape est ici envisagé selon l’ordre des corps, comme puissance politique et administrative, et selon l’ordre de la charité. Les savants, eux, relèvent de l’ordre des esprits, et ne lui sont par conséquent pas soumis.

Pascal proteste contre la tentation qui peut atteindre le pape de tendre à la tyrannie dans la XVIIIe Provinciale, § 25-26. Il défend le droit de remontrance des chrétiens en ces termes :

« Je sais, mon Père, le respect que les chrétiens doivent au Saint-Siège, et vos adversaires témoignent assez d’être très résolus à ne s’en départir jamais : mais ne vous imaginez pas que ce fût en manquer que de représenter au pape, avec toute la soumission, que des enfants doivent à leur père, et les membres à leur chef, qu’on peut l’avoir surpris en ce point de fait ; qu’il ne l’a point fait examiner depuis son pontificat, et que son prédécesseur Innocent X avait fait seulement examiner si les propositions étaient hérétiques, mais non pas si elles étaient de Jansénius. Ce qui a fait dire au commissaire du Saint-Office, l’un des principaux examinateurs : Qu’elles ne pouvaient être censurées au sens d’aucun auteur : non sunt qualificabiles in sensu proferentis ; parce qu’elles leur avaient été présentées pour être examinées en elles-mêmes, et sans considérer de quel auteur elles pouvaient être : in abstracto, et ut praescindunt ab omni proferente : comme il se voit dans leurs suffrages nouvellement imprimés : que plus de soixante docteurs, et un grand nombre d’autres personnes habiles et pieuses ont lu ce livre exactement sans les y avoir jamais vues, et qu’ils y en ont trouvé de contraires ; que ceux qui ont donné cette impression au pape pourraient bien avoir abusé de la créance qu’il a en eux, étant intéressés, comme ils le sont, à décrier cet auteur, qui a convaincu Molina de plus de cinquante erreurs ; que ce qui rend la chose plus croyable, est qu’ils ont cette maxime, l’une des plus autorisées de leur théologie, qu’ils peuvent calomnier sans crime ceux dont ils se croient injustement attaqués ; et qu’ainsi leur témoignage étant si suspect, et le témoignage des autres étant si considérable, on a quelque sujet de supplier sa Sainteté, avec toute l’humilité possible, de faire examiner ce fait en présence des docteurs de l’un et de l’autre parti, afin d’en pouvoir former une décision solennelle et régulière. Qu’on assemble des juges habiles, disait saint Basile sur un semblable sujet, Ep. 75. Que chacun y soit libre : qu’on examine mes écrits : qu’on voie s’il y a des erreurs contre la foi ; qu’on lise les objections et les réponses, afin que ce soit un jugement rendu avec connaissance de cause et dans les formes, et non pas une diffamation sans examen.

Ne prétendez pas, mon père, de faire passer pour peu soumis au Saint-Siège ceux qui en useraient de la sorte. Les papes sont bien éloignés de traiter les chrétiens avec cet empire que l’on voudrait exercer sous leur nom. L’Eglise, dit le pape saint Grégoire, In Job., lib. 8, c. I, qui a été formée dans l’école d’humilité, ne commande pas avec autorité, mais persuade par raison ce qu’elle enseigne à ses enfants qu’elle croit engagés dans quelque erreur : Recta quae errantibus dicit, non quasi ex auctoritate praecipit, sed ex ratione persuadet. Et bien loin de tenir à déshonneur de réformer un jugement où l’on les aurait surpris, ils en font gloire au contraire, comme le témoigne saint Bernard, Ep. 180. Le siège apostolique, dit-il, a cela de recommandable, qu’il ne se pique pas d’honneur, et se porte volontiers à révoquer ce qu’on en a tiré par surprise : aussi est-il bien juste que personne ne profite de l’injustice, et principalement devant le Saint Siège. Voilà, mon père, les vrais sentiments qu’il faut inspirer aux papes ; puisque tous les théologiens demeurent d’accord qu’ils peuvent être surpris, et que cette qualité suprême est si éloignée de les en garantir, qu’elle les y expose au contraire davantage, à cause du grand nombre des soins qui les partagent. C’est ce que dit le même saint Grégoire à des personnes qui s’étonnaient de ce qu’un autre pape s’était laissé tromper : Pourquoi admirez-vous, dit-il l. I, Dial., que nous soyons trompés, nous qui sommes des hommes ? N’avez-vous pas vu que David, ce roi qui avait l’esprit de prophétie, ayant donné créance aux impostures de Siba, rendit un jugement injuste contre le fils de Jonathas ? Qui trouvera donc étrange que des imposteurs nous surprennent quelquefois, nous qui ne sommes point prophètes ? La foule des affaires nous accable ; et notre esprit, qui, étant partagé en tant de choses, s’applique moins à chacune en particulier, en est plus aisément trompé en une. En vérité, mon père, je crois que les papes savent mieux que vous s’ils peuvent être surpris ou non. Ils nous déclarent eux-mêmes que les papes et que les plus grands rois sont plus exposés à être trompés que les personnes qui ont moins d’occupations importantes. Il les en faut croire. Et il est bien aisé de s’imaginer par quelle voie on arrive à les surprendre. Saint Bernard en fait la description dans la lettre qu’il écrivit à Innocent II, en cette sorte : Ce n’est pas une chose étonnante ni nouvelle, que l’esprit de l’homme puisse tromper et être trompé. Des religieux sont venus à vous dans un esprit de mensonge et d’illusion. Ils vous ont parlé contre un évêque qu’ils haïssent, et dont la vie a été exemplaire. Ces personnes mordent comme des chiens, et veulent faire passer le bien pour le mal. Cependant, très saint Père, vous vous mettez en colère contre votre fils. Pourquoi avez-vous donné un sujet de joie à ses adversaires ? Ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez si les esprits sont de Dieu. J’espère que quand vous aurez connu la vérité, tout ce qui a été fondé sur un faux rapport sera dissipé. Je prie l’esprit de vérité de vous donner la grâce de séparer la lumière des ténèbres, et de réprouver le mal pour favoriser le bien. Vous voyez donc, mon père, que le degré éminent où sont les papes ne les exempte pas de surprise, et qu’il ne fait autre chose que rendre leurs surprises plus dangereuses et plus importantes. C’est ce que saint Bernard représente au pape Eugène, De Consid., l. 2, c. ult. Il y a un autre défaut si général, que je n’ai vu personne des grands du monde qui l’évite. C’est, saint Père, la trop grande crédulité, d’où naissent tant de désordres. Car c’est de là que viennent les persécutions violentes contre les innocents, les préjugés injustes contre les absents, et les colères terribles pour des choses de néant, pro nihilo. Voilà, saint Père, un mal universel, duquel, si vous êtes exempt, je dirai que vous êtes le seul qui ayez cet avantage entre tous vos confrères. »

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, Le siècle de saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Sacy, Racine, 2e éd., p. 13 sq. Voir le chapitre Port-Royal, littérature et théologie, notamment la section III, La république chrétienne, p. 32 sq. La théologie de l’Église de Port-Royal : p. 34 sq. La seule autorité suprême de l’Église est le concile œcuménique. Si le pape est présent, il conduit le concile comme un président préside une assemblée. Le refus de la tyrannie, c’est-à-dire les abus de pouvoir est l’un des leitmotive de l’ecclésiologie de Port-Royal. Hostilité de Port-Royal au modèle du militant catholique.

Laf. 569, Sel. 473. Le pape est premier. Quel autre est connu de tous, quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d’insinuer dans tout le corps parce qu’il tient la maîtresse branche qui s’insinue partout. Qu’il était aisé de faire dégénérer cela en tyrannie. C’est pourquoi Jésus-Christ leur a posé ce précepte : Vos autem non sic.