Pensées diverses III – Fragment n° 31 / 85 – Papier original : RO 427-9

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 123 p. 371 v° / C2 : p. 329

Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1678 n° 23 p. 325

Éditions savantes : Faugère I, 183, XIII / Havet VII.13 / Brunschvicg 358 / Tourneur p. 101-1 / Le Guern 572 / Lafuma 678 (série XXV) / Sellier 557

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Bibliographie

 

 

GIOCANTI Sylvia, “La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000.

JULIEN EYMARD D’ANGERS, Pascal et ses précurseurs. L’apologétique en France de 1580 à 1670, Nouvelles éditions latines, Paris, 1954.

ORCIBAL Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, Paris, Vrin, 1962.

PASCAL Blaise, Pensées sur la justice, éd. L. Thirouin, Paris, La découverte, 2011.

RODIS-LEWIS Geneviève, L’anthropologie cartésienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.

 

 

Éclaircissements

 

L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.

 

Cette maxime peut être considérée comme une formule convenue ; on la trouve chez plusieurs auteurs. Ce qui en fait l’originalité, c’est que Pascal introduit l’idée du malheur qu’il y a à faire la bête. La plupart de ses précurseurs suggèrent que la chute dans la « bestialité » est une juste sanction d’un excès d’ambition. Pour Pascal, c’est une conséquence du péché qui rend l’homme victime de la concupiscence et fait son malheur.

GEF XIII, p. 272, renvoie à une phrase qu’il attribue à Artus Thomas, commentaire de la Vie d’Apollonius traduite par Vigenère, Paris, chez Matthieu Guillemot, 1611, Livre I, Annotation du chapitre II, p. 84 : « Socrate donc voyant les pythagoriciens philosopher aux sciences spéculatives, divines et contemplatives et ne s’exercer que bien peu à la morale, jugea bien que ce qui était premièrement nécessaire à l’homme, c’était de savoir bien faire l’homme, de peur qu’en voulant faire l’ange, il ne fît enfin la bête ».

Il renvoie aussi à la fin des Essais de Montaigne, De l’expérience, III, 13, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 1166 : « Ils veulent se mettre hors d’eux, et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes : au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. »

La nature spirituelle des anges, intermédiaires entre l’homme et Dieu, semble dessiner une hiérarchie, au bas de laquelle se trouve la bête, que surpassent l’homme et l’ange, et au sommet de laquelle se trouve Dieu.

Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, article Anges, p. 54-61.

Sur la doctrine chrétienne des anges, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, t. 1, Mulhouse, Salvator, 1941, p. 288 sq.

Saint Augustin traite longuement des anges et de leur création dans La cité de Dieu, livres XI et XII. Voir notamment Cité de Dieu, IX, 13, Bibliothèque augustinienne, t. 34, p. 384. Medius homo est inferior angelis, superior pecoribus : L’homme tient le milieu entre la bête et l’ange. La bête est un animal sans raison et mortel. L’ange est animé, doué de raison et immortel. L’homme est animé, doué de raison et mortel.

Saint Augustin, La Genèse au sens littéral, IV, XVIII, 31, Œuvres, t. 48, Bibliothèque augustinienne, p. 321 sq. et la note p. 645 sq.

On trouve un résumé de la pensée de saint Augustin sur les anges, avec les références nécessaires dans son œuvre dans Encyclopédie saint Augustin, article Anges, Paris, Cerf, 2005, p. 40 sq.

Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 13 : « Quelques philosophes païens ont dit que l’âme est une substance qui tient le milieu entre les anges et les bêtes, et que les hommes ont rapport par leur partie supérieure à quelqu’un des anges ». Mais appuyé sur la révélation, Saint-Cyran va plus loin : « au-dessus de nous il n’y a rien de plus grand que Dieu » ; « et même pas les anges », si nous sommes « vrais chrétiens ».

Voir Bérulle, Œuvres complètes, éd. Migne, 1856, CXV, col. 1137 ; Œuvres de piété, 1644, p. 969 : « c’est un ange, c’est un animal ».

Voir Senault Jean-François, De l’usage des passions, Second Traité, Premier discours, 1658, p. 58 : « plus monstrueux que les centaures de la fable », l’homme est « ange et bête tout ensemble ». Dans L’homme criminel, du même auteur, 1656, p. 5, on lit aussi que la Providence a formé l’homme en unissant l’ange et la bête. « Tous les philosophes confessent que l’homme est composé de corps et d’esprit, et que quand la providence divine le forma, elle unit la bête avec l’ange, et qu’elle assembla le ciel avec la terre pour achever le plus noble ouvrage de ses mains ». Mais on lit aussi, dans De l’usage des passions, p. 75 : « l’humilité chrétienne est ennemie de la vanité des stoïques, et sachant bien que nous ne sommes pas des anges, mais des hommes, elle ne fait pas de vains efforts pour détruire une partie de nous-mêmes ».

La condamnation de l’orgueil stoïcien donne en effet lieu à des variations sur ce motif : voir Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 153. Selon Zacharie de Lisieux, « pour empêcher que l’homme devienne une bête, ils en font un démon » ; pour élever l’homme, ils ont essayé d’abaisser Dieu.

Rodis-Lewis Geneviève, L’anthropologie cartésienne, p. 40 sq. À propos du problème cartésien de l’union de l’âme et du corps. Desgabets contre Malebranche : celui-ci conçoit l’homme fort proche de ce qu’est l’ange en posant que l’union de l’âme et du corps est l’effet d’une volonté arbitraire de Dieu qui les unirait sans être déterminé par la nature de la chose ; voir la lettre à Malebranche de septembre 1674, Œuvres complètes de Malebranche, XVIII, 84. Senault : l’homme est « ange et bête tout ensemble », in De l’usage des passions, 1653, p. 73 : p. 41. In L’homme criminel, 1647, il écrit : la Providence a formé l’homme en unissant l’ange et la bête. Bérulle, Œuvres de piété, 1644, p. 969 : « c’est un ange, c’est un animal ». Il emploie l’expression animal-ange.

Sur le refus de Pascal d’idéaliser la nature de l’homme et de tomber dans l’angélisme, voir Pascal Blaise, Pensées sur la justice, éd. L. Thirouin, Paris, La découverte, 2011, p. 24-28.

 

Comment comprendre la formule qui veut faire l’ange fait la bête ?

 

Dossier de travail (Laf. 410, Sel. 29). Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes. Des Barreaux. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer.

On peut entendre cette expression comme un écho des contrariétés que Pascal expose dans les premières liasses des Pensées.

Vouloir faire l’ange, c’est se croire une nature proche de la divinité : c’est ainsi que Pascal interprète le stoïcisme ; voir sur ce point l’Entretien avec M. de Sacy, qui présente en la personne d’Épictète un esprit possédé par une « superbe diabolique ».

Faire la bête serait le fait des épicuriens, qui ramènent l’homme au rang de l’animal. C’est aussi, selon Pascal, le propre des mahométans, qui sont à l’époque conçus comme des religieux animés par une sorte d’épicurisme.

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Ceux qui nous ont égalés aux bêtes et les mahométans qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien, même dans l’éternité, ont-ils apporté le remède à nos concupiscences ?

L’homme veut faire l’ange lorsqu’il se croit dans le même état de santé morale qu’Adam avant le péché originel. Mais A P. R. explique que, lorsqu’il est emporté par la présomption, son éloignement de Dieu le réduit à une condition inférieure et proche de l’état de la bête : voir A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait ; je l’ai rempli de lumière et d’intelligence, je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent. Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même je l’ai abandonné à lui, et révoltant les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse.

Le côté par lequel l’homme est semblable aux bêtes est clairement indiqué par le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182) : ceux qui ont vu la vanité de cette prétention vous ont jetés dans l’autre précipice, en vous faisant entendre que votre nature était pareille à celle des bêtes et vous ont portés à chercher votre bien dans les concupiscences qui sont le partage des animaux.

Giocanti Sylvia, “La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, p. 31. Remettre l’homme à sa place et lui faire baisser la tête : p. 31. Faire la bête : p. 31. Rehausser l’animal : l’animalité de la bête vaut mieux que la sottise humaine : p. 33.

 

Le remède

 

Stigmatiser la bassesse de l’homme ne sert de rien : ce n’est que l’enfoncer dans sa misère. La bonne méthode, selon Pascal, est d’enseigner tout à la fois les deux caractères contraires qui composent la nature de l’homme :

Laf. 576, Sel. 479. Les deux raisons contraires. Il faut commencer par là sans cela on n’entend rien, et tout est hérétique. Et même à la fin de chaque vérité il faut ajouter qu’on se souvient de la vérité opposée.

Contrariétés 4 (Laf. 121, Sel. 154). Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.

Preuves par discours II (Laf. 430, Sel. 683). Nul autre n’a connu que l’homme est la plus excellente créature. Les uns, qui ont bien connu la réalité de son excellence, ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes ont naturellement d’eux-mêmes ; et les autres, qui ont bien connu combien cette bassesse est effective, ont traité d’une superbe ridicule ces sentiments de grandeur, qui sont aussi naturels à l’homme. Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns. Voyez celui auquel vous ressemblez, et qui vous a fait pour l’adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez le suivre. Haussez la tête, hommes libres, dit Epictète. Et les autres lui disent : Baissez les yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon. Que deviendra donc l’homme ? Sera-t-il égal à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que serons-nous donc ? Qui ne voit par tout cela que l’homme est égaré, qu’il est tombé de sa place, qu’il la cherche avec inquiétude, qu’il ne la peut plus retrouver ? Et qui l’y adressera donc ? Les plus grands hommes ne l’ont pu.

 

Échos ultérieurs

 

Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. Étiemble, Garnier, p. 387-388. « Ce que ma secte enseigne est obscur, je l’avoue, dit un fanatique ; et c’est en vertu de cette obscurité qu’il faut la croire ; car elle dit elle-même qu’elle est pleine d’obscurités. Ma secte est extravagante, donc elle est divine ; car comment ce qui paraît si fou aurait-il été embrassé par tant de peuples, s’il n’y avait pas du divin ? C’est précisément comme l’Alcoran, que les Sonnites disent avoir un visage d’ange et un visage de bête ; ne soyez pas scandalisé du mufle de la bête, et révérez la face de l’ange ». Ainsi parle cet insensé ; mais un fanatique d’une autre secte répond à ce fanatique : « c’est toi qui es la bête, et c’est moi qui suis l’ange. » Or qui jugera ce procès ? Qui décidera entre ces deux énergumènes ? L’homme raisonnable, impartial, savant d’une science qui n’est pas celle des mots ; l’homme dégagé des préjugés et amateur de la vérité et de la justice ; l’homme enfin qui n’est pas bête, et qui ne croit point être ange ».