Pensées diverses III – Fragment n° 71 / 85 – Papier original : RO 439-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 143 p. 381 v° / C2 : p. 341

Éditions savantes : Faugère II, 383, XLIX / Havet XXV.106 / Brunschvicg 788 / Tourneur p. 109-1 / Le Guern 612 / Lafuma 719 (série XXV) / Sellier 597

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Bibliographie

 

 

ERNST Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Universitas, Voltaire Foundation, Oxford, 1996.

MESNARD Jean, Pascal et les Roannez, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

 

 

Éclaircissements

 

Je m’en suis réservé 7 000. J’aime ces adorateurs inconnus au monde et aux prophètes mêmes.

 

Ernst Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, p. 113 sq. et p. 170 sq. Datation par rapprochement avec la lettre à Charlotte de Roannez de février 1657. La retranscription serait du printemps 1657 environ.

Voir Mesnard, Pascal et les Roannez, p. 489, et OC III, éd. J. Mesnard, p. 1047 : « Je prends part au + persécuté dont vous parlez. Je vois bien que Dieu s’est réservé des serviteurs cachés, comme il le dit à Élie. »

Voir la note de l’éd. Sellier : référence à Rois III, XIX, 18 (dans le classement actuel Rois I, XIX, 18) : « Et derelinquam mihi in Israël septem milia virorum, quorum genua quae non sunt incurvata Baal, et omne os quod non adoravit eum osculans manus ». Tr. de Port-Royal : « Et je me suis réservé sept mille hommes dans Israël, tous ceux qui n’ont point fléchi le genou devant Baal ; et qui ne l’ont point adoré en portant la main à leur bouche pour la baiser ». Note : « c’était la manière dont on témoignait que l’on adorait une idole ». Le passage est cité d’après la version italique de saint Augustin, Epistula contra donatistas, 13, n. 33 : « Ibi erat ille memorabilis Helias, ut de aliis taceam, cui etiam dictum est : Reliqui mihi septem milia virorum qui non curvaverunt genua ante Baal ». Contraint de se retirer par la persécution de Jézabel, Élie se plaint à Dieu d’être seul dans sa mission prophétique. Dieu lui répond qu’il ne doit pas céder au découragement, car il s’est réservé 7 000 hommes fidèles, qui l’adorent en silence. Ces 7 000 hommes font contrepoids aux 850 faux prophètes qu’Élie a dû faire exécuter au chapitre XVIII. Le passage constitue donc un encouragement à refuser le désespoir en temps de persécution.

Voir saint Paul, Rom. XI, 1-6. « Que dirai-je donc ? Est-ce que Dieu a rejeté son peuple ? Non certes. Car je suis moi-même Israélite, de la race d’Abraham, et de la tribu de Benjamin. 2. Dieu n’a point rejeté son peuple qu’il a connu dans sa prescience. Ne savez-vous pas ce qui est rapporté d’Élie dans l’Écriture ? de quelle sorte il demande justice à Dieu contre Israël, en disant : 3. Seigneur, ils ont tué vos prophètes, ils ont renversé vos autels ; je suis demeuré tout seul, et ils me cherchent pour m’ôter la vie. 4. Mais qu’est-ce que Dieu lui répond ? Je me suis réservé sept mille hommes qui n’ont point fléchi le genou devant Baal. 5. Ainsi Dieu a sauvé en ce temps, selon l’élection de sa grâce, un petit nombre qu’il s’est réservé. 6. Si c’est par grâce, ce n’est donc point par les œuvres : autrement la grâce ne serait plus grâce. »

Le commentaire de Port-Royal donne quelques précisions :

« Je me suis réservé : Il ne dit pas simplement : Il en est encore demeuré, mais Je me suis réservé ; pour montrer l’effet de la grâce, et que c’était par une faveur toute particulière qu’il les avait préservés de l’idolâtrie universelle du peuple.

Sept mille hommes du nombre presque infini d’Israélites qui sont tombés dans l’idolâtrie. Il semble que le nombre certain de sept mille soit pris en ce passage pour un nombre incertain, et qu’il marque seulement que Dieu s’était réservé une multitude très considérable de serviteurs.

Qui n’ont point fléchi le genou : c’est-à-dire qui n’ont point adoré ; car cette cérémonie de fléchir les genoux, qui est un signe d’humiliation et d’anéantissement, a toujours été parmi les peuples la marque la plus commune de d’adoration.

Devant Baal, qui était l’idole des Sidoniens proches voisins des Israélites. Ce mot néanmoins se prend quelquefois dans l’Écriture pour toutes sortes d’idoles, même pour celle de Moloch. Les Babyloniens lui donnent le nom de Bel, et les autres nations celui de Jupiter ».

Inconnus au monde et aux prophètes mêmes : Élie lui-même est prophète, auquel Dieu révèle l’existence de fidèles qu’il ignorait. Sur le sens du mot monde, voir Lhermet J., Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931, p. 299-300. Le monde s’entend comme l’univers, l’ensemble de la création matérielle, mais aussi comme le genre humain, le commun des mortels : p. 299. Mais il s’entend surtout de la partie de l’humanité qui n’est pas régénérée : « le monde ainsi compris n’est pas toujours le monde corrompu et pervers, mais c’est au moins le monde laissé à lui-même, destitué de la grâce divine, tel qu’il est et non tel qu’il devrait être dans les desseins de Dieu » : p. 300.

Pascal envisage le cas des bienfaiteurs cachés dans le fragment Laf. 643, Sel. 529 bis. Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j’en vois quelques-unes dans l’histoire, comme page 184, elles me plaisent fort ; mais enfin elles n’ont pas été tout à fait cachées puisqu’elles ont été sues et, quoiqu’on ait fait ce qu’on ait pu pour les cacher, ce peu par où elles ont paru gâte tout, car c’est là le plus beau de les avoir voulu cacher.

Pascal lui-même pratique cette règle. Voir dans OC I, éd. J. Mesnard, p. 591, § 58 (Voir la deuxième version, p. 629), Vie de Pascal, l’histoire de la jeune mendiante que Pascal fait mettre en une bonne condition sans dévoiler son nom.

« Il lui arriva une rencontre, environ trois mois avant sa mort, qui en est une preuve bien sensible, et qui fait voir en même temps la grandeur de sa charité. Comme il revenait un jour de la messe de Saint-Sulpice, il vint à lui une jeune fille âgée d’environ quinze ans, fort belle, qui lui demanda l’aumône. Il fut touché de voir cette personne exposée à un danger si évident. Il lui demanda qui elle était, et ce qui l’obligeait de demander ainsi l’aumône ; et ayant su qu’elle était de la campagne, que son père était mort, et que sa mère étant tombée malade, on l’avait portée à l’Hôtel-Dieu ce jour-là même, il crut que Dieu la lui avait envoyée aussitôt qu’elle avait été dans le besoin ; de sorte que dès l’heure même il la mena au séminaire, où il la mit entre les mains d’un bon prêtre à qui il donna de l’argent, et le pria d’en prendre soin, et de la mettre en quelque condition où elle pût recevoir conduite à cause de sa grande jeunesse, et où elle fût en sûreté de sa personne. Et pour le soulager dans ce soin-là, il lui dit qu’il lui enverrait le lendemain une femme pour lui acheter des habits, et tout ce qui serait nécessaire pour la mettre en état de pouvoir servir une maîtresse. Le lendemain, il lui envoya une femme qui travailla si bien avec ce bon prêtre, qu’après l’avoir fait habiller, ils la mirent dans une très bonne condition. Et ce bon ecclésiastique ayant demandé à cette femme le nom de celui qui faisait cette grande charité, elle lui dit qu’elle n’avait pas charge de le lui dire, mais qu’elle viendrait le voir de temps en temps pour pourvoir avec lui aux besoins de cette jeune fille. Il lui dit sur cela : «Je vous supplie d’obtenir de lui la permission de me dire son nom. Je vous promets que je n’en parlerai jamais durant sa vie ; mais si Dieu permettait qu’il mourût avant moi, j’aurais une grande consolation de publier cette action ; car je la trouve si belle, que je ne puis souffrir qu’elle demeure dans l’oubli. » Ainsi, par cette seule rencontre, ce bon ecclésiastique, sans le connaître, jugeait combien il avait de charité et d’amour pour la pureté ».

L’exemple le plus clair d’un pareil héroïsme est celui du Christ, comme le souligne la Pensée n° 6F, Le mystère de Jésus (Laf. 919, Sel. 749). Jésus est seul dans la terre non seulement qui ressente et partage sa peine, mais qui la sache. Le ciel et lui sont seuls dans cette connaissance. Voir Mesnard Jean, “Le double Mystère de Jésus”, in Descotes Dominique, McKenna Antony et Thirouin Laurent (éd.), Le rayonnement de Port-Royal, Mélanges en l’honneur de Philippe Sellier, Paris, Champion, 2001, p. 283. Dans le Mystère de Jésus, l’accent est mis sur la solitude de Jésus, du côté de Dieu et du côté des hommes, au moment même où il sauve l’humanité.

Voir également Sellier Philippe, “Pascal et l’agonie du Christ à Gethsémani”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 37, 2015, p. 7-20.

Dans le présent fragment, les 7 000 adorateurs sont sans doute la préfiguration des persécutées de Port-Royal, qui adorent Dieu dans le silence de la clôture.

La Rochefoucauld, Maximes, 216. « La parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu’on serait capable de faire devant tout le monde ».