Fragment Divertissement n° 1 / 7 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 183 p. 53 / C2 : p. 75

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janv. 1670 p. 279 / 1678 n° 18 p. 275

Éditions savantes : Faugère II, 40, VI / Havet VI.13 / Michaut 886 / Brunschvicg 170 / Le Guern 123 / Lafuma 132 / Sellier 165

 

 

 

Si l’homme était heureux, il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti, comme les saints et Dieu.

- Oui, mais n’est‑ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? Non, car il vient d’ailleurs et de dehors et ainsi il est dépendant et partant sujet à être troublé par mille accidents qui font les afflictions inévitables.

 

 

 

Le fragment prend pour point de départ une remarque qui a été faite dans la liasse Misère : la recherche du divertissement est la preuve que la condition de l’homme n’est pas heureuse. Ici, Pascal approfondit le raisonnement dans une direction nouvelle, suivant un mouvement de renversement du pour au contre. Après la reprise de l’énoncé de Misère 19 (Laf. 70, Sel. 104),  il propose une objection qui pourrait être faite par un interlocuteur qui s’adonnerait au divertissement, ou du moins chercherait à en justifier la nécessité : si la condition de l’homme est irrémédiablement malheureuse, il ne sert à rien de chercher à y remédier, et il est plus habile de chercher à l’oublier en demandant au divertissement un remède à la tristesse et à l’ennui. Suit alors un nouveau renversement, qui contredit cette objection : celle-ci serait valable si le divertissement était solide et durable, permettant à l’homme de méconnaître la misère de sa condition continuellement jusqu’au terme de sa vie. Mais tel n’est pas le cas, car le divertissement ne dépend pas de nous, il relève de ce que les philosophes stoïciens appellent des sources extérieures du bonheur, de sorte que, dès qu’elles disparaissent, l’homme retombe dans le malheur. Le bonheur qui ne dépend pas de nous est donc nécessairement discontinu, et les afflictions inévitables.

Il faut remarquer que Pascal ne commet pas l’erreur de s’en prendre au divertissement pour des raisons moralisatrices : il se garde de faire la leçon aux autres en blâmant leur conduite, il se contente de remarquer que le recours au divertissement pour oublier la misère ne réussit pas : c’est une solution qui, à première vue, peut sembler bonne, mais qui, dès qu’on y réfléchit, s’avère défectueuse et inefficace. Cette observation pragmatique a plus de chance de toucher le lecteur qu’un long sermon vertueux.

Un dernier renversement du pour au contre serait possible, mais Pascal évite de le développer prématurément : il consisterait à dire qu’au lieu de se divertir en poursuivant des objets « du dehors », inconstants par nature, on devrait se convertir à un bien constant, qui ne risque ni de décevoir, ni de s’évanouir. Mais quel bien ? La connaissance de ce « souverain bien » ne sera donnée au lecteur que dans les liasses suivantes : comme il est trop tôt pour s’en expliquer, Pascal arrête le renversement du pour au contre à la pénultième étape.

 

Analyse détaillée...

Fragments connexes

 

Misère 19 (Laf. 70, Sel. 104). Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d'y penser.

Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). On charge les hommes dès l'enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis, on les accable d'affaires, de l'apprentissage des langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état et qu'une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux, que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu'on pourrait faire, il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner.

Dossier de travail (Laf. 395, Sel. 14). Quand nous voulons penser à Dieu n'y a-t-il rien qui nous détourne, nous tente de penser ailleurs; tout cela est mauvais et né avec nous.

Dossier de travail (Laf. 414, Sel. 33). Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car c'est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.

Pensées diverses (Laf. 687, Sel. 576). J'avais passé longtemps dans l'étude des sciences abstraites et le peu de communication qu'on en peut avoir m'en avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l'homme, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l'ignorant. J'ai pardonné aux autres d'y peu savoir, mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons en l'étude de l'homme et que c'est la vraie étude qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie. Ce n'est que manque de savoir étudier cela qu'on cherche le reste. Mais n'est-ce pas que ce n'est pas encore là la science que l'homme doit avoir, et qu'il lui est meilleur de s'ignorer pour être heureux.

 

Mots-clés : AccidentAfflictionBonheur – Dehors – DépendanceDieuDivertissementHommeSaint.