Fragment Divertissement n° 4 / 7 – Papier original : RO 139, 210, 209, 217-2 et 133

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 186 p. 53 à 57 v° / C2 : p. 76 à 81

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 203-217 / 1678 n° 1 à 3 p. 198-211

Éditions savantes : Faugère II, 31, II / Havet IV.2 / Michaut 335 / Brunschvicg 139 / Tourneur p. 205-3 / Le Guern 126 / Lafuma 136 / Sellier 168

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 203-217 / 1678 n° 1 à 3 p. 198-211

       

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

1.  [Glose + Texte issu de Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171)]

 

 

 

 

C’est pourquoi quand je me 2 suis mis à considérer les diverses agitations des hommes, les périls et les peines où ils s’exposent à la Cour, à la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d’où naissent tant de querelles, de passions, et d’entreprises périlleuses et funestes ; j’ai souvent dit, que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien 3 pour vivre, s’il savait demeurer chez soi, n’en sortirait pas pour aller sur la mer, ou au siège d’une place : et si on ne cherchait simplement qu’à vivre, on aurait peu de besoin de ces occupations si dangereuses.

 

 

Mais quand j’y ai regardé de plus près, j’ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d’une cause bien effective, c’est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne nous peut consoler, lorsque rien ne nous empêche d’y penser, et que nous ne voyons que nous.

Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de Religion. Car il est vrai que c’est une des merveilles de la Religion Chrétienne, de réconcilier l’homme avec soi-même, en le réconciliant avec Dieu ; de lui rendre la vue de soi-même supportable ; et de faire que la solitude et le repos soient plus agréables à plusieurs, que l’agitation et le commerce des hommes. Aussi n’est-ce pas en arrêtant l’homme dans lui-même qu’elle produit tous ces effets merveilleux. Ce n’est qu’en le portant jusqu’à Dieu, et en le soutenant dans le sentiment de ses misères, par l’espérance d’une autre vie, qui l’en doit entièrement délivrer.

Mais pour ceux qui n’agissent que par les mouvements qu’ils trouvent en eux et dans leur nature, il est impossible qu’ils subsistent dans ce repos qui leur donne lieu de se considérer et de se voir, sans être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L’homme qui n’aime que soi ne hait rien tant que d’être seul avec soi. Il ne recherche rien que pour soi, et ne fuit rien tant que soi ; parce que quand il se voit, il ne se voit pas tel qu’il se désire, et qu’il trouve en soi-même un amas de misères inévitables, et un vide de biens réels et solides qu’il est incapable de remplir.

Qu’on choisisse telle condition qu’on voudra, et qu’on y assemble tous les biens, et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme. Si celui qu’on aura mis en cet état est sans occupation, et sans divertissement, et qu’on le laisse faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans des vues affligeantes de l’avenir : et si on ne l’occupe hors de lui, le voilà nécessairement malheureux.

Divertissement.

 

Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.

Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

 

[Texte issu de Divertissement 5 (Laf. 137, Sel. 169)]

 

 

Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d’ailleurs si pénibles, c’est qu’ils sont sans cesse détournés de penser à eux.

Prenez-y garde. Qu’est-ce autre chose d’être Surintendant, Chancelier, premier Président, que d’avoir un grand nombre de gens, qui viennent de tous côtés, pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu’on les renvoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d’être misérables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux.

 

[§ situé à la fin du fragment original]

Prenez‑y garde, qu’est‑ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux‑mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce et qu’on les renvoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leur besoin, ils ne laissent pas d’être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.

 

De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse, et aux autres divertissements qui occupent toute leur âme. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur dans ce que l’on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit dans 2 l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre que l’on court. On n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse 4 condition qu’on recherche ; mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde ; que la prison est un supplice si horrible ; et qu’il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude.

 

 

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui s’amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissements des hommes, connaissent bien à la vérité une partie de leurs misères ; car c’en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses, et si méprisables : mais ils n’en connaissent pas le fond qui leur rend ces misères mêmes nécessaires, tant qu’ils ne sont pas guéris de cette misère intérieure et naturelle, qui consiste à ne pouvoir souffrir la vue de soi-même. Ce lièvre qu’ils auraient acheté ne les garantirait pas de cette vue ; mais la chasse les en garantit. Ainsi quand on leur reproche, que ce qu’ils cherchent avec tant d’ardeur ne sauraient 6 les satisfaire ; qu’il n’y a rien de plus bas, et de plus vain ; s’ils répondaient comme ils devraient le faire s’ils y pensaient bien, ils en demeureraient d’accord : mais ils diraient en même temps qu’ils ne cherchent en cela qu’une occupation violente, et impétueuse qui les détourne de la vue d’eux-mêmes, et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et qui les occupe tous 7 entiers. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux-mêmes.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible. De là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs 5.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature.

 

 

Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit.

Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient comme ils devraient le faire s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans repartie... Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux‑mêmes.

 

Un Gentilhomme croit sincèrement qu’il y a quelque chose de grand et de noble dans la chasse : il dira, que c’est un plaisir royal.

 

[Texte situé en marge du ms original]

Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir royal. Mais son piqueur n’est pas de ce sentiment‑là.

Il en est de même des autres choses dont la plupart des hommes s’occupent. On s’imagine qu’il y a quelque chose de réel et de solide dans les objets mêmes. On se persuade que si l’on avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir : et l’on ne sent pas la nature insatiable de sa cupidité. On croit chercher sincèrement le repos ; et l’on ne cherche en effet que l’agitation.

Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur 2 première nature, qui leur fait connaître, que le bonheur n’est en effet que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours, que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui de son autorité privée ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.

 

Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchent.

Ils s’imaginent que s’ils avaient obtenu cette charge ils se reposeraient ensuite avec plaisir et ne sentent pas la nature insatiable de la cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation. Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au‑dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie, on cherche le repos en combattant quelques obstacles. Et si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte 2. Car ou l’on pense aux misères qu’on a ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.

 

C’est pourquoi lorsque Cineas disait à Pyrrhus qui se proposait de jouir du repos avec ses amis après avoir conquis une grande partie du monde, qu’il ferait mieux d’avancer lui-même son bonheur, en jouissant dès lors de ce repos, sans l’aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui recevait de grandes difficultés, et qui n’était guère plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L’un et l’autre supposait que l’homme se pût contenter de soi-même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son cœur d’espérances imaginaires, ce qui est faux. Pyrrhus ne pouvait être heureux ni devant ni après avoir conquis le monde. Et peut-être que la vie molle que lui conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire, que l’agitation de tant de guerres, et de tant de voyages qu’il méditait.

[Texte isolé dans le ms original et proposé en marge dans les Copies]

Le conseil qu’on donnait à Pyrrhus de prendre le repos qu’il allait chercher par tant de fatigues, recevait bien des difficultés.

 

On doit donc reconnaître, que l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause étrangère d’ennui par le propre état de sa condition naturelle : et il est avec cela si vain et si léger, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu’à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu’il se peut divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu’il s’afflige de ses misères effectives ; et ses divertissements sont infiniment moins raisonnables que son ennui.

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Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse suffisent pour le divertir.

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2.  D’où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage pour 2 l’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit. Si l’on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là, mais d’un bonheur faux et imaginaire, qui ne vient pas de la possession de quelque bien réel et solide, mais d’une légèreté d’esprit qui lui fait perdre le souvenir de ses véritables misères, pour s’attacher à des objets bas et ridicules, indignes de son application, et encore plus de son amour. C’est une joie de malade et de frénétique, qui ne vient pas de la santé de son âme, mais de son dérèglement. C’est un ris de folie et d’illusion. Car c’est une chose étrange que de considérer ce qui plaît aux hommes dans les jeux et les divertissements. Il est vrai qu’occupant l’esprit, ils le détournent du sentiment de ses maux, ce qui est réel. Mais ils ne l’occupent que parce que l’esprit s’y forme un objet imaginaire de passion auquel il s’attache.

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D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps‑là. Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n’y a point de joie. Avec le divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition qu’ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.

 

Quel pensez-vous que soit l’objet de ces gens qui jouent à la paume, avec tant d’application d’esprit, et d’agitation de 8 corps ? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu’ils ont mieux joué qu’un autre. Voilà la source de leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets 2, pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’Algèbre qui ne l’avait pu être jusques ici. Et tant d’autres s’exposent aux plus grands périls, pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auraient 2 prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils en connaissent la vanité : et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance ; au lieu qu’on peut penser des autres, qu’ils ne le seraient pas, s’ils avaient cette connaissance.

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Mais, direz‑vous, quel objet a‑t‑il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici. Et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux‑là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.

 

 

3.  Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose, qu’on rendrait malheureux en lui donnant tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut-être, que c’est l’amusement du jeu qu’il cherche 2, et non pas le gain. Mais qu’on le fasse jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas, et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il cherche 9 : un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pique 2 lui-même, en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer ; et qu’il se forme un objet de passion, qui excite son désir, sa colère, sa crainte, son espérance.

 

[Texte issu du Dossier de travail (Laf. 414, Sel. 33]

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Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez‑lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira peut‑être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faites‑le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche, un amusement languissant et sans passion l’ennuiera, il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui‑même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.

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1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

2 La différence entre l’édition et le manuscrit original provient des Copies C1 et C2.

3 Le Comité a retenu bien et non biens malgré la transcription de la Copie C; C2 transcrit bien.

4 Le Comité a retenu malheureuse et non misérable malgré la transcription de la Copie C; C1 transcrit malheureuse.

5 et à leur procurer toutes sortes de plaisirs a été barré dans C1, peut-être par un membre du Comité. La phrase n’a pas été retenue.

6 Faute d’accord de l’édition de janvier 1670, corrigée dans l’édition de 1678.

7 L’édition de 1678 corrige tous entiers en tout entier.

8 L’édition de 1678 corrige de corps en du corps.

9 Le Comité a retenu cherche et non recherche malgré la transcription de la Copie C; C1 transcrit cherche.

 

Commentaires

 

Les trois premiers textes (marqués d’un bleuet) du chapitre Misère de l’homme ont été construits à partir de plusieurs fragments de la liasse Divertissement et de commentaires non pascaliens (voir ci-dessus).

Trois notes, transcrites en marges dans les Copies, n’ont pas été retenues dans l’édition :

Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.

La danse : il faut bien penser où l’on mettra ses pieds.

Les additions initiales tendent à marquer certaines limites de l’argumentation de Pascal : le discours sur le divertissement ne concerne, selon les éditeurs de Port-Royal, que « ceux qui se regardent sans aucune vue de religion », et « n’agissent que par les mouvements qu’ils trouvent en eux et dans leur nature ». La Révélation donne en effet à l’homme un objet qui le fait sortir de sa seule nature, et le soutient « dans le sentiment de ses misères par l’espérance d’une autre vie ». Cette réserve faite, la description du divertissement reprend l’ordre de Pascal. Cependant les éditeurs prennent l’initiative de rattacher cette analyse à la théorie de l’amour propre, ce que Pascal ne fait pas expressément : « l’homme qui n’aime que soi ne hait rien tant que d’être seul avec soi », « il ne fuit rien tant que soi ; parce que quand il se voit, il ne se voit pas tel qu’il se désire ». Ces idées, qui sont tirées du fragment Amour propre (Laf. 978, Sel. 743), orientent la réflexion dans un sens assez différent de celui de Divertissement 4.

D’autre part, le texte de Port-Royal insiste plus fortement que Pascal sur le caractère misérable du divertissement, en soulignant que c’est une misère « bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses » ; Pascal n’insiste pas sur ce point, et se contente de présenter la disproportion entre l’intensité de la recherche et la petitesse de son objet comme un effet dont le sentiment obscur de la misère est la raison. La misère inhérente au divertissement est selon lui plutôt liée en ce qu’il conduit l’homme à la mort, qui est la pire de ses misères. Cette tendance à réduire le divertissement à la misère paraît bien dans la manière de Nicole. Les explications quelque peu moralisantes sur la « joie de malade » semblent aussi venir de sa plume.Dans son Essai de morale intitulé De la connaissance de soi-même, ch. I., Nicole part de l’idée que les hommes ne cherchent pas à se connaître, car cela leur est odieux. Dans le chap. II,  il concilie cette volonté d’oubli avec la tendance de l’amour propre à se regarder en tout.

L’édition de Port-Royal prend soin de développer l’allusion à la controverse entre Pyrrhus et Cinéas, en expliquant la « difficulté » que Pascal voyait dans le conseil donné par ce dernier.