Fragment Fausseté des autres religions n° 6 / 18  – Papier original : RO 373 r/v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fausseté n° 266 p. 105 v°-107 / C2 : p. 131 à 133

Éditions de Port-Royal : Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janv. 1670

p. 41-43 et 44-45 / 1678 n° 14 p. 43-45 et n° 23 p. 47-48

Éditions savantes : Faugère II, 136, XXII / Havet XII.11 / Brunschvicg 435 / Tourneur p. 203 / Le Guern 194 / Lafuma 208 / Sellier 240

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Bibliographie

Analyse du texte de RO 373 : Sans ces divines connaissances qu’ont pu faire les hommes...

Analyse du texte de RO 374 (373 v°) : Ainsi donnant à trembler [à] ceux qu’elle justifie et consolant ceux qu’elle condamne...

 

 

Ainsi donnant à trembler [à] ceux qu’elle justifie et consolant ceux qu’elle condamne elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance par cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché. Qu’elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire mais sans désespérer et qu’elle élève infiniment plus que l’orgueil de la nature, mais sans enfler, et que faisant bien voir par là qu’étant seule exempte d’erreur et de vice il n’appartient qu’à elle et d’instruire et de corriger les hommes.

 

Double capacité : cette double capacité est déjà invoquée dans A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Pascal la présentait sous ces deux aspects de capacité d’élévation à Dieu, et d’abaissement. Mais Pascal précisait déjà qu’aucune de ces deux capacités ne pouvait être considérée comme constitutive de la nature de l’homme, comme le croient les philosophes. L’union à Dieu ne peut se faire que par la grâce, et l’abaissement ne se fait que par la pénitence :

Si on vous unit à Dieu, c’est par grâce, non par nature.

Si on vous abaisse, c’est par pénitence, non par nature.

Cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché : il faut peut-être voir là une référence discrète aux controverses théologiques des premières Provinciales, notamment celles qui touchent le pouvoir prochain et la grâce suffisante. Le point essentiel de la dispute portait sur ce qui constitue une capacité commune à tous les hommes ; les molinistes soutiennent que c’est la possibilité prochaine de faire le bien qui est commune à tous ; Pascal soutient que c’est la double capacité de la grâce et du péché qui est commune à tous, en entendant cette capacité comme purement réceptive. Ce point a été abordé dans A P. R. 2, dans le passage où Pascal montre qu’il n’est pas incroyable que Dieu s’unisse à nous, puisque l’homme a une capacité d’aimer quelque chose et que Dieu peut vouloir s’en servir pour se révéler à lui.

Elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire mais sans désespérer : la philosophie sceptique abaisse l’homme sans lui proposer de remède à sa misère, ce qui conduit au désespoir. La religion chrétienne, elle, abaisse l’homme, mais en lui offrant la perspective de la rédemption.

Elle élève infiniment plus que l’orgueil de la nature, mais sans enfler : la philosophie de type stoïcien élève l’homme, mais en le faisant tomber dans la présomption ; en revanche, la religion inspire à l’homme des sentiments d’élévation par la grâce, mais accompagnés de l’humilité de la créature à l’égard de son créateur.

Fausseté 10 (Laf. 212, Sel. 245). J.-C. est un Dieu dont on s’approche sans orgueil et sous lequel on s’abaisse sans désespoir.

Ce passage répond à l’exigence de consolation que l’art de persuader exige toujours après un temps d’affliction. Voir OC I, p. 261. Vie de Pascal, 2e version, § 50. « Un des principaux points de l’éloquence qu’il s’était fait était non seulement de ne rien dire que l’on n’entendît pas, ou que l’on entendît avec peine, mais aussi de dire des choses où il se trouvât que ceux à qui nous parlions fussent intéressés, parce qu’il était assuré que pour lors l’amour-propre même ne manquerait jamais de nous y faire faire réflexion, et de plus, la part que nous pouvons prendre aux choses étant de deux sortes (car ou elles nous affligent, ou elles nous consolent), il croyait qu’il ne fallait jamais affliger qu’on ne consolât, et que bien ménager tout cela était le secret de l’éloquence ».

 

Qui peut donc refuser à ces célestes lumières de les croire et de les adorer ? Car n’est‑il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous‑mêmes des caractères ineffaçables d’excellence et n’est‑il pas aussi véritable que nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplorable condition ?

Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse sinon la vérité de ces deux états avec une voix si puissante [qu’]il est impossible de résister ?

 

Écho direct de A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182) : Ces deux états étant ouverts, il est impossible que vous ne les reconnaissiez pas. Suivez vos mouvements, observez-vous vous-mêmes, et voyez si vous n’y trouverez pas les caractères vivants de ces deux natures.

Cet appel renvoie le lecteur à son expérience propre, pour trouver dans sa propre personne les marques de la vérité de l’enseignement de la religion sur les deux états de la nature humaine, prélapsaire et postlapsaire. Pascal évite ainsi le double obstacle de la tyrannie dogmatique : d’une part, c’est par la destruction réciproque des erreurs philosophiques que la vérité s’impose, et non par une autorité qui peut paraître insupportable à la raison ; d’autre part, en faisant appel à la connaissance que le lecteur peut avoir de lui-même, il en appelle à son adhésion personnelle, et non à la pression extérieure d’autrui.

C’est dans cette perspective rhétorique que l’on peut reprendre certains thèmes du petit livre d’Aimé Forest, Pascal ou l’intériorité révélante, Paris Seghers, 1971, voir notamment p. 85 sq. La pensée religieuse « ne se ramène pas entièrement à ce qui appartient alors sous la forme de l’objectivité et du système. Les principes qu’elle affirme sont toujours, en un sens, ceux qui appartiennent au cœur. Nous cherchons [...] à retrouver une signification enveloppant en elle l’explication. L’affirmation dogmatique, dans sa seule traduction objective ou historique, resterait encore lointaine [...]. Nous pouvons encore dominer cette sorte d’inachèvement qu’aurait toujours la vérité si nous la recevions seulement du dehors. Elle est reconnue du dedans, affirmée dans le mouvement du cœur qui se porte vers elle ; elle est alors pénétrée en son sens intérieur. »

En termes techniques, Pascal applique en l’occurrence la règle qui lui permet de dire, à propos des Essais, Ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois. (Laf. 689, Sel. 568).

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 239, compare cet appel à l’expérience à celui que saint Augustin adressait aux pélagiens. Le « libertin » peut, selon Pascal, reconnaître la vérité de la religion chrétienne, parce qu’il « se découvre brisé, cassé, parce qu’il est tombé d’un état dont il perçoit aisément les restes au tréfond de lui-même. Son expérience de la vie appelle irrésistiblement la révélation du péché originel ».

 

Pour approfondir…

 

Rhétorique de ce fragment

 

Pascal continue à user de la rhétorique noble qui a été employée dans A P. R. et Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230).

Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 546 sq. L’exclamation : p. 546 sq. Usage de l’hyperbole : p. 551.

Sellier Philippe, “Vers l’invention d’une rhétorique”, in Port-Royal et la littérature, 2e éd. Paris, Champion, 2010, p. 305-324. Voir p. 315, sur la répétition et les martèlements lexicaux.

Sellier Philippe, “Rhétorique et apologie : Dieu parle bien de Dieu”, in Port-Royal et la littérature, 2e éd. Paris, Champion, 2010, p. 239-250. Voir surtout p. 246 sq., sur l’elocutio de Dieu.

Sellier Philippe, “L’ordre du cœur”, in Port-Royal et la littérature, 2e éd. Paris, Champion, 2010, p. 251-268. Voir p. 257 sq., sur la véhémence des prophètes. Voir p. 262 sq., sur la digression. Sur les thèmes de la misère, de la grandeur, du divertissement, des philosophes, considérés dans le cadre des digressions de l’ordre, voir p. 263. La gravitation s’effectue de plus en plus près du centre avec Souverain bien, Loi figurative, Perpétuité, Preuves de Jésus-Christ.