Fragment Raisons des effets n° 6 / 21 - Papier original : RO 283-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 117 p. 33 / C2 : p. 49
Éditions savantes : Faugère II, 51 note / Havet III.3 bis / Brunschvicg 307 / Tourneur p. 190-1 / Le Guern 80 / Lafuma 87 / Sellier 121
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Bibliographie ✍
BLUCHE François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, article Chanceliers et gardes des sceaux, Paris, Fayard, 1990, p. 297-298. CABOURDIN Guy et VIARD Georges, Lexique historique de la France d’ancien régime, Paris, Colin, 1978, p. 57. ERNST Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, p. 157. PASCAL, Trois discours sur la condition des grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1029 sq. |
✧ Éclaircissements
Le chancelier est grave et revêtu d’ornements, car son poste est faux. Et non le roi : il a la force. Il n’a que faire de l’imagination. Les juges, médecins, etc. n’ont que l’imagination.
Ce fragment doit être lu comme un approfondissement du fragment "Imagination”, Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) ; mais cet approfondissement, comme toute la liasse Raisons des effets, tend non pas à répéter “Imagination”, mais à montrer que ce qui y apparaissait comme témoignage de la vanité de l’homme a en fait une raison d’être et une justification qui échappe aux esprits superficiels des demi-habiles.
Dans plusieurs fragments, le rapport de la force et de l’imagination est présenté sous l’aspect de la complémentarité. C’est le cas lorsque Pascal explique comment l’imagination prend le relais de la force lorsque celle-ci tend à cesser de s’exercer ouvertement et directement. Voir le fragment Laf. 828, Sel. 668 : Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.
Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu’à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé alors les maîtres qui ne veulent pas que la guerre continue ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance, etc.
Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.
Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier sont des cordes d’imagination.
Mais c’est toujours la force qui fonde véritablement le pouvoir. La succession évoquée dans Laf. 828, Sel. 668 n’empêche pas qu’elle ne conserve dans le fond sa domination. Voir Laf. 665, Sel. 546 : L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps et cet empire est doux et volontaire. Celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran.
Un poste est faux lorsqu’il ne dispose pas réellement de la force dont son vêtement est le signe. Le poste du chancelier est donc faux, parce qu’il n’a que l’apparence de la force. Cette fausseté inhérente à l’imagination éclate lorsque la force se retourne contre elle : voir Laf. 797, Sel. 650 : Quand la force attaque la grimace, quand un simple soldat prend le bonnet carré d’un premier président et le fait voler par la fenêtre.
La nécessité des ornements du chancelier sert donc, malgré sa fausseté, à éviter que la force ne s’exerce seule, et à imposer un règne « doux et volontaire ». Cette justification explique la place du fragment dans la liasse Raisons des effets.
Le roi en revanche n’a pas besoin de l’imagination parce qu’il détient la force effective. Le roi ne se déguise pas comme les magistrats : selon Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78), nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels.
Cependant, dans certains fragments, Pascal insiste sur la part d’imagination qui entre dans la condition du roi : voir aussi Vanité 31 : dans le fond, les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte parce qu’en effet leur part est plus essentielle. Ils s’établissent par la force, les autres par grimace. Mais il se produit une sorte de transfert des soudards au souverain : les rois se font accompagner de gardes, de balafrés. Ces troupes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le grand seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires. De ce fait, ils frappent les imaginations d’une manière différente : voir Vanité 13 (Laf. 25, Sel. 59) : La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes. Et le monde qui ne sait pas que cet effet vient de cette coutume, croit qu’il vient d’une force naturelle. Et de là viennent ces mots : le caractère de la divinité est empreint sur son visage, etc.
Pascal approfondit la condition des rois dans les Trois discours sur la condition des grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1029-1031, où il présente un roi faux, en la personne du naufragé de la parabole initiale, qui n’est le véritable souverain qu’en apparence, à la suite d’un quiproquo. Il y a donc dans la condition du roi et de tout grand en général, une part d’imagination, qui tient au fait qu’il n’est pas vraiment le maître des biens dont il dispose, parce qu’il n’est que roi de concupiscence : c’est ce qu’explique le troisième Discours, OC IV, p. 1033 sq. Les rois ne tiennent leur force que du fait qu’ils sont maîtres des biens que la cupidité des hommes convoite ; toutefois, explique Pascal au fils du duc de Luynes : « en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu'elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n'est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence ». Toutefois, ce développement ne remet pas en cause les thèses de Raisons des effets : cette liasse se situe entièrement dans le contexte de la politique humaine, alors que le troisième Discours compare le roi de concupiscence avec le véritable maître, savoir Dieu, le roi de charité. La part d’imagination qui entre dans la condition royale n’apparaît vraiment que lorsqu’on se place dans une perspective proprement religieuse.
Pour approfondir…
♦ Chancelier
Cabourdin Guy et Viard Georges, Lexique historique de la France d’ancien régime, p. 57. Des six grands officiers de la couronne, le chancelier est le seul dont le rôle a grandi au XVIe et au début du XVIIe siècles. Il représente, après le monarque, la royauté ; il ne prend pas le deuil du roi et ne va pas à ses obsèques. Il est « la voix du prince » (Le Bret) et ne dépend que de lui. Il le représente aux États généraux et aux lits de justice du parlement. En l’absence du souverain, il préside le Conseil du roi. Il appose le sceau de France dont il a la garde. Il est le chef de la justice, police et administration. Il baille les lettres de provision à tous les officiers. Il préside le parlement lorsqu’il s’y rend pour la vérification des édits et l’élection des officiers. Il est maître de la librairie, chef des universités, des collèges, des académies, des imprimeurs et des libraires.
Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, article Chanceliers et gardes des sceaux, p. 297-298. Le chancelier est inamovible parce que sa charge est rattachée à la couronne et non à la personne du souverain. Il ne peut perdre sa place que par la mort, la démission volontaire ou la forfaiture. Pierre Séguier : p. 697. D’après la liste des p. 297-298, si Pascal écrit ce fragment vers 1658, le chancelier doit être Séguier, qui a eu ce poste de 1635 à 1672. Pascal a dédicacé sa machine arithmétique au chancelier Séguier dans sa Lettre dédicatoire à Monseigneur le chancelier de 1645, OC II, éd. J. Mesnard, p. 331 sq.
Le chancelier Séguier
♦ Médecins
Sur les médecins, qui n’ont pas la véritable science, voir Vanité 31 (Laf. 45, Sel. 78).