Preuves par discours III - Fragment n° 3 / 10  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 40 p. 225 v° / C2 : p. 437 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XVIII - Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres : 1669 et janvier 1670 p. 144-145  / 1678 n° 19 et 23 p. 142-143

Éditions savantes : Faugère II, 156, XXII et XXIII  / Havet XX.17 et 14 / Brunschvicg 848 et 565 / Le Guern 409 et 410 / Lafuma 438 et 439 (série V) / Sellier 690

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Bibliographie

 

 

Voir la bibliographie du dossier sur le Dieu caché.

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Que si la miséricorde de Dieu est si grande

 

Miséricorde : grâce, pardon qu’un supérieur, un juge, accorde à un criminel ; ex. : la miséricorde de Dieu est infinie. Furetière précise que certaines expressions comme « évêque par la miséricorde de Dieu » signifient par la grâce de Dieu. Pour une explication plus précise du sens théologique et religieux de ce mot, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 186-188. La miséricorde n’est pas en Dieu une émotion, mais une action de sa volonté qui se confond avec sa justice en une unité supérieure (alors qu’en l’homme la miséricorde supprime la justice dans la mesure où elle renonce à une sanction légitime). S’affliger sur la misère d’autrui ne convient pas à la nature de Dieu, mais agir pour que cette misère disparaisse lui convient au plus haut degré : p. 187. Le Christ, comme sauveur des pécheurs, est le représentant de la miséricorde infinie de Dieu à l’égard des misères morales des hommes.

Dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, 2, § 28, OC III, éd. J. Mesnard, p. 787-788, Pascal montre la grandeur de la miséricorde de Dieu dans le fait que, malgré la révolte d’Adam, il n’en a pas mois décidé d’accorder à une partie de l’humanité « tout entière digne de damnation » la possibilité de se sauver, par une « miséricorde toute pure et toute gratuite ».

Il se montre plus précis dans la version la plus élaborée de cet écrit, 3, § 11, OC III, éd. J. Mesnard, p. 794 : « Tous les hommes étant dans cette masse corrompue également dignes de la mort éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à la damnation. Et néanmoins il plaît à Dieu de choisir, élire et discerner de cette masse également corrompue, et où il ne voyait que de mauvais mérites, un nombre d’hommes de tout sexe, âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps, et enfin de toutes sortes. »

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 268 sq. La miséricorde de Dieu et le discernement. Dieu discerne dans la masse ceux qu’il veut sauver : p. 269.

L’homme ne doit pas imaginer la miséricorde de Dieu à l’aune de sa propre fantaisie : voir A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182) : Je voudrais savoir, écrit Pascal, d’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. C’est pourquoi, dans le fragment Laf. 774, Sel. 638, il met en garde ceux qui sur la confiance de la miséricorde de Dieu demeurent dans la nonchalance sans faire de bonnes œuvres : Comme les deux sources de nos péchés sont l’orgueil et la paresse Dieu nous a découvert deux qualités en lui pour les guérir, sa miséricorde et sa justice. Le propre de la justice est d’abattre l’orgueil, quelque saintes que soient les œuvres, et non intres in judicium, etc. et le propre de la miséricorde est de combattre la paresse en invitant aux bonnes œuvres. Sur les fausses conceptions de la miséricorde de Dieu, voir Bartmann Bernard,  Précis de théologie dogmatique, I, p. 186-187.

François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, II, IV, Œuvres, éd. Pléiade, p. 422-423. Raisons de la miséricorde de Dieu envers les hommes, plus grande qu’envers les anges.

 

qu’il nous instruit salutairement, même lorsqu’il se cache,

 

Salutairement : pour notre salut.

Voir le dossier thématique sur le Dieu caché, qui explique les différentes manières dont Dieu se cache à l’homme. Voir notamment ce que Pascal écrit aux Roannez dans sa lettre du 29 octobre 1656, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1035 sq. : « Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager dans son service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeuré caché, sous le voile de la nature qui nous le couvre, jusque l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin, quand il a voulu accomplir la promesse qu’il fit à ses apôtres de demeurer avec les hommes jusqu’à son dernier avènement, il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie. »

On peut associer le présent fragment à deux autres textes qui sont proches :

Preuves par discours III (Laf. 442, Sel. 690). Ainsi tout l’univers apprend à l’homme, ou qu’il est corrompu, ou qu’il est racheté. Tout lui apprend sa grandeur ou sa misère. L’abandon de Dieu paraît dans les païens ; la protection de Dieu paraît dans les Juifs.

Preuves par discours III (Laf. 444, Sel. 690). Il est donc vrai que tout instruit l’homme de sa condition, mais il le faut bien entendre : car il n’est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n’est pas vrai que tout cache Dieu. Mais il est vrai tout ensemble qu’il se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu : indignes par leur corruption, capables par leur première nature.

Si Dieu se cache, c’est paradoxalement pour instruire l’homme, sur différents points : en premier lieu, il lui apprend sa misère et son impuissance d’aller de lui-même à Dieu (voir le fragment Philosophes 3 (Laf. 141, Sel. 174). La belle chose de crier à un homme qui ne se connaît pas, qu’il aille de lui-même à Dieu. Et la belle chose de le dire à un homme qui se connaît.) ; c’est d’autre part pour l’amener à le chercher, non pas par la raison naturelle, mais par la foi (« Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi »).

Pascal résume cette idée dans le fragment Preuves par discours III (Laf. 446, Sel. 690). S’il n’y avait point d’obscurité l’homme ne sentirait point sa corruption, s’il n’y avait point de lumière l’homme n’espérerait point de remède, ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie et découvert en partie puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.

La lettre aux Roannez du 29 octobre 1656 conclut en ce sens : « Toutes choses couvrent quelque mystère ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrétiens doivent le reconnaître en tout. Les afflictions temporelles couvrent les maux éternels qu’elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnaître et servir en tout ; et rendons-lui des grâces infinies de ce que, s’étant caché en toutes choses pour les autres, il s’est découvert en toutes choses et en tant de manières pour nous. »

 

quelle lumière n’en devons‑nous pas attendre lorsqu’il se découvre ?

 

On peut s’en faire une idée à l’aide de deux textes, le Mémorial d’une part, et la Pensée n° 8H-19T (Laf. 919, Sel. 751) (improprement appelée Le mystère de Jésus) d’autre part.

Du Mémorial, on peut citer les vers suivants :

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

non des philosophes et des savants.

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

Dieu de Jésus‑Christ

Deum meum et Deum vestrum.

Ton Dieu sera mon Dieu.

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

La lumière dont il est question est d’un autre ordre que celle de la philosophie, et ne provient que de l’Évangile de Jésus-Christ. Elle est accompagnée de la joie que donne cette connaissance.

La Pensée n° 8H-19T (Laf. 919, Sel. 751) touche plutôt les révélations personnelles qu’apporte le dialogue avec Dieu lorsqu’il se découvre, notamment :

Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé.

Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi.

Peut-être faut-il aussi rapprocher le mot lumière du présent fragment du mot Feu du Mémorial. Voir sur ce point OC III, éd. J. Mesnard, p. 39 sq.

 

Reconnaissez donc la vérité de la religion dans l’obscurité même de la religion, dans le peu de lumière que nous en avons, dans l’indifférence que nous avons de la connaître.

 

Le fait que Dieu se cache et qu’il existe des incrédules est un argument en faveur de la religion chrétienne, et non une objection contre elle.

Le peu de lumière que nous en avons : cette expression vaut pour les chrétiens aussi bien que pour les incrédules, car Dieu se cache à tous, mais de manières différentes : voir le passage de la lettre aux Roannez du 29 octobre 1656 cité plus haut.

L’indifférence que nous avons de la connaître : voir le grand texte Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), dans lequel Pascal s’en prend à l’indifférence de certains libertins paresseux à l’égard de la recherche religieuse. Il semble donc que, contrairement à la précédente, cette expression ne vise proprement que les incroyants. Mais il faut se rappeler que dans Preuves par discours II (Laf. 429, Sel. 682), Pascal met dans la bouche d’un incroyant inquiet les paroles suivantes : Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence, et qui usent si mal d’un don duquel il me semble que je ferais un usage si différent. Il existe donc des chrétiens qui, ayant reçu la grâce de la foi, vivent à son égard dans une négligence qui marque un aveuglement tout aussi grave que celui des incrédules.

Pascal recourt ici une fois encore à l’argument par et contre. L’indifférence que certains hommes affectent à l’égard de la vérité et de leur destinée apparaît si contraire à leur intérêt propre et si aberrante qu’elle ne peut s’expliquer par un effet naturel : il faut y voir la marque d’une action surnaturelle par laquelle Dieu abandonne l’homme à son aveuglement : voir Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195). Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant s’il sait qu’il est donné pour le faire révoquer. Il est contre nature qu’il emploie cette heure là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet. Ainsi il est surnaturel que l’homme, etc. C’est un appesantissement de la main de Dieu.

Ainsi, la preuve la plus frappante de la religion chrétienne se trouve dans ceux qui la refusent ou auxquels elle n’inspire que de l’indifférence. Les incroyants eux-mêmes prouvent la religion par leur « indifférence ». Ce thème est aussi lié à un fragment du contexte immédiat : Preuves par discours III (Laf. 441, Sel. 690). Toutes les objections des uns et des autres ne vont que contre eux-mêmes, et point contre la religion. Tout ce que disent les impies.

Preuves par discours II (Laf. 431, Sel. 683). Les deux preuves de la corruption et de la rédemption se tirent des impies, qui vivent dans l’indifférence de la religion, et des Juifs, qui en sont les ennemis irréconciliables.

Sur le procédé qui consiste à prendre l’adversaire pour preuve de la thèse qu’il combat, voir Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 417 sq.

Mais cet argument paradoxal fait lui-même partie d’un ensemble plus vaste. Le fragment Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195) mentionné plus haut le complète et le généralise en mettant la conduite de ceux qui cherchent en regard de celle des hommes qui ne cherchent pas : Ainsi non seulement le zèle de ceux qui le cherchent prouve Dieu, mais l’aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas. Dans les deux cas, Pascal trouve une preuve de la religion chrétienne : le zèle de ceux qui le cherchent prouve Dieu, parce que la faiblesse ordinaire de l’homme ne lui permettrait pas de le chercher sans une grâce qui l’anime et le soutienne : le seul fait que l’on cherche Dieu est déjà le signe que l’on a reçu une grâce de sa part. Et l’aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas prouve aussi Dieu, pour les raisons que nous avons expliquées plus haut. Ainsi, que l’on s’engage dans une recherche sincère, ou qu’on la refuse par indifférence, Pascal trouve dans l’une et l’autre conduite une confirmation de la religion chrétienne.