Pensées diverses II – Fragment n° 33 / 37 – Papier original : RO 47-6

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 113 p. 359 v°-361  / C2 : p. 317

Éditions savantes : Faugère II, 131, X / Havet XXV.83 / Brunschvicg 94 / Tourneur p. 94-2 / Le Guern 537 / Lafuma 630 (série XXIV) / Sellier 523

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Bibliographie

 

 

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995.

 

 

Éclaircissements

 

La nature de l’homme est toute nature, omne animal.

 

Il faut lire toute nature, comme le montrent les Copies. Il n’y a pas de raison de lire tout nature et de transcrire tout comme si ce mot correspondait au omne qui suit : omne animal est en apposition, séparée par une virgule. En revanche, le mot toute est grammaticalement lié à nature. La barre du t final, prolongée sur le manuscrit, corrobore cette lecture. Voir la transcription diplomatique.

Dans le présent fragment, omne animal est une apposition destinée à expliquer toute nature. Mais on peut le rapprocher d’un texte proche où l’expression est grammaticalement intégrée à la phrase, Laf. 664, Sel. 545 : L’homme est proprement omne animal. Omne animal, qui est un neutre, doit se traduire par l’homme est chose toute animale.

Nature se dit du mélange des qualités qui font un tempérament différent dans les animaux (Furetière). Le Dictionnaire de l’Académie donne comme sens « le principe intrinsèque des opérations de chaque être, la propriété de chaque être particulier ».

Toute nature exclut évidemment le surnaturel, mais aussi ce qui relève de la liberté : voir Thierry Jean, Definitiones philosophicae in scholis celebriores, Cologne, ap. W. Friessem, 1654, p. 127 : « ut opponitur voluntario et libero est, quod fit sine voluntatis Imperio, aut advertentia, sed sola sponte naturae. Ut nutriri, dormire ».

Le mot animal n’a pas le sens actuel, pour lequel les classiques emploieraient le mot bête. Animal (adjectif) : qui appartient au corps sensible. Les esprits animaux effectuent les fonctions animales. En morale on oppose la partie animale, qui est la partie sensuelle et charnelle, à la partie raisonnable, qui est l’intelligente (Furetière). Richelet précise : le principe de toutes les choses qui sont ; le principe actif qui est en nous et qui par ses propres forces engendre, conserve, et exerce toutes les fonctions du corps vivant. Il faut comprendre omne animal au sens de tout entier dominé par les mécanismes naturels, c’est-à-dire, comme dirait Pascal, que l’homme est essentiellement machine ou automate.

GEF XIII, p. 21, pense que Pascal entend omne animal en un sens proche de tout nature, c’est-à-dire entièrement animal. Mais l’éditeur objecte qu’il s’agit de sa part d’un contresens, que omne animal signifie toute espèce d’animal, et ajoute que « c’est sans doute d’un rapprochement entre l’homme et l’animal que Pascal se souvient en rappelant l’expression latine ». Mais cette remarque de GEF XIII, sur le sens de omnis, n’est pas nécessairement recevable : omnis peut en latin tardif signifier tout entier, et désigner l’idée d’ensemble complet.

Cependant on peut opposer à cette interprétation un fragment comme Laf. 821, Sel. 661, qui affirme que l’homme n’est pas entièrement automate : Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit, et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. L’automatisme en l’homme ne concerne pas seulement le corps, il influence aussi l’esprit.

L’expression omne animal, placée en apposition, conduit à interpréter toute nature au sens de ce qu’il y a de matériel et de mécanique dans l’homme.

Les commentateurs ont cherché à interpréter le fragment à l’aide des sources. Plusieurs d’entre elles ont été proposées, en général médiocrement satisfaisantes.

L’édition Sellier note, comme GEF XIII, que l’expression omne animal semble calquée sur la formule Jesuita omnis homo, qui signifie que le jésuite est homme de toutes les situations, et que l’on retrouve dans le fragment RO 279 r°-v° (Laf. 954, Sel. 789). Mais l’énoncé l’homme est toute espèce d’animal n’a pas grand sens, et le rapprochement paraît difficilement soutenable.

L’édition Sellier indique aussi que Omne animal est le début du verset 19 de l’Ecclésiastique, ch. XIII : « Tout animal aime son semblable, ainsi tout homme aime celui qui lui est proche ».

Brunschvicg propose une autre référence elle aussi tirée de la Bible, Genèse, VII, 14 : « Ipsi et omne animal secundum genus suum », « Eux [Noé et ses fils] et tout animal suivant son genre ». Même renvoi chez Havet, mais d’une manière qui n’a rien d’affirmatif.

L’édition de la Pochothèque (éd. Sellier et Ferreyrolles), propose une interprétation globale du texte : le fragment Laf. 664, Sel. 545 permet d’interpréter comme suit : « l’homme se définit par sa capacité de s’identifier à tout animal (c’est-à-dire à tout être vivant), et ainsi sa nature est de n’en avoir aucune parce qu’il peut les prendre toutes ». Le texte de l’Ecclésiastique conduit à une conclusion analogue. « Cette plasticité (« il n’y a rien qu’on ne rende naturel) et cette contrainte (« il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre ») concourent à rendre indiscernable la nature et la coutume », « donc à remettre en cause l’idée de nature humaine ».

Tout homme est animal est, dans les manuels de logique, un exemple qui illustre les différentes sortes de contrariété. Voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique ou L’art de penser, II, 2 (éd. de 1664), éd. D. Descotes, Paris Champion, 2014, p. 220. Mais dans omnis homo est animal (Tout homme est animal) omnis homo est un masculin.

 

Il n’y a rien qu’on ne rende naturel. Il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre.

 

Naturel est un adjectif dans la première phrase et substantif dans la seconde.

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, p. 39 sq., coutume et nature. Voir p. 46. Si toute coutume peut devenir nature, et si tout nature peut être détruite par la coutume, il n’y a plus de différence entre nature et coutume, si bien que poser que « la nature de l’homme est tout nature » revient à poser que tout peut en nous, par la coutume, être rendu naturel, rien ne l’est : la nature de l’homme est de n’avoir pas de nature. La réversibilité de la coutume : « il n’y a rien qu’on ne rende naturel » : p. 65. Voir en revanche, p. 65 sq., sur la « réversibilité de la coutume ».

Contrariétés 8 (Laf. 125, Sel. 158). Qu’est-ce que nos principes naturels sinon nos principes accoutumés ? Et dans les enfants ceux qu’ils ont reçus de la coutume de leurs pères comme la chasse dans les animaux ? Une différente coutume en donnera d’autres principes naturels. Cela se voit par expérience et s’il en a d’ineffaçables, à la coutume. Il y en a aussi de la coutume contre la nature ineffaçables à la nature et à une seconde coutume. Cela dépend de la disposition.

Cas où ce que l’on estime naturel parvient à s’effacer :

Contrariétés 9 (Laf. 126, Sel. 159). Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.

Cas où l’on rend naturel ce qui n’est pas estimé tel : c’est en général l’effet de la coutume. Les meilleurs exemples de mœurs qui sont devenues naturelles alors qu’elles contredisent les lois fondamentales se trouve dans la liasse Misère.

Cas où la nature, savoir la loi naturelle, est remplacée par des lois établies par la fantaisie des hommes : voir Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera-ce sur la justice, il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.

Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?

On peut relier ce thème à certains aspects des Provinciales, dans lesquelles Pascal reproche constamment aux casuistes de chercher à faire passer pour véritables des maximes qui sont le fruit de la fantaisie des casuistes, et pour naturelles des conduites qui sont visiblement fautives.