Pensées diverses VII – Fragment n° 5 / 10 – Papier original : RO 17-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 181 p. 419 v° / C2 : p. 393 v°-395

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 270-271 /

1678 n° 68 p. 263

Éditions savantes : Faugère II, 177, IV / Havet XXIV.42 / Brunschvicg 245 / Tourneur p. 132-2 / Le Guern 664 / Lafuma 808 (série XXIX) / Sellier 655

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Bibliographie

 

 

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995.

FERREYROLLES Gérard, “Itinéraires dans les Pensées. Spécialement de l’enfance”, L’Accès aux Pensées de Pascal, Actes du colloque scientifique et pédagogique de Clermont-Ferrand réunis et publiés par Thérèse Goyet, Klincksieck, Paris, 1993, p. 163-181.

HELLER Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 297-307.

JULIEN-EYMARD D’ANGERS, Pascal et ses précurseurs, Paris, Nouvelles éditions latines, 1954.

McKENNA Antony, Pascal et son libertin, Paris, Garnier, 2017.

MESNARD Jean, “Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal”, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, n° 20, supplément 1994, Paris, Klincksieck, 1994, p. 45-57.

PAVLOVITS Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.

RABOURDIN David, Pascal. Foi et conversion, Paris, Presses Universitaires de France, 2013.

RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, 2 vol.

SELLIER Philippe, “La théologie des Pensées. Littérature et théologie”, in Goyet Thérèse (dir.), L’accès aux Pensées de Pascal, Paris, Klincksieck, 1993, p. 71-91.

 

 

Éclaircissements

 

Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, la révélation l’inspiration.

 

Mesnard Jean, “Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal”, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, n° 20, p. 50.

Au lieu de l’inspiration, Pascal a d’abord écrit la révélation. Il a donc d’abord voulu ajouter aux deux sources naturelles de la foi (raison et coutume), un troisième terme d’ordre spirituel. Il a d’abord opté pour révélation, mais comme ce mot désigne une source externe de la foi, il a préféré employer le mot inspiration, qui, comme le remarque GEF XIII, p. 179, exprime le caractère intérieur du mouvement du cœur dans la foi.

Inspiration : grâce céleste qui éclaire notre âme, qui lui donne des connaissances et mouvements extraordinaires et surnaturels. Le pécheur se convertit quand il ne résiste point aux inspirations célestes. Sur la nature de l’inspiration, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 33 sq. L’inspiration consiste dans la réception du souffle de Dieu. C’est une « actio ad extra » pour Dieu. Du côté de l’homme, elle est passive, s’adressant à ses facultés spirituelles : p. 38. L’inspiration diffère donc de la raison et de la coutume en ce qu’elle consiste en une opération surnaturelle.

 

La religion chrétienne, qui seule a la raison,

 

Soumission 20 (Laf. 185, Sel. 217). La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu’ils voient ; elle est au-dessus, et non pas contre.

L’idée que la religion est seule à avoir la raison est fortement soulignée par Pascal dans les deux fragments d’A P. R.

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). A P. R. Commencement, après avoir expliqué l’incompréhensibilité. Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère. Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés. Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.

A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Je n’entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends point vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends point aussi vous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés j’entends vous faire voir clairement par des preuves convaincantes des marques divines en moi qui vous convainquent de ce que je suis et m’attirer autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser et qu’ensuite vous croyiez les choses que je vous enseigne quand vous n’y trouverez autre sujet de les refuser, sinon que vous ne pouvez par vous-même connaître si elles sont ou non.

Laf. 695, Sel. 574. Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car sans cela que diraton qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fûtil aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre sa raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente ?

Heller Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, in Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 297-307. La folie chrétienne est plus sage que toute la sagesse des hommes.

Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323). Cette religion si grande en miracles, saints, purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs ; rois - David - établis ; Isaïe prince du sang ; si grande en science après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse, elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse, ni signe, mais la croix et la folie. Car ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère, vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer et nous rendre capables de connaître et aimer Dieu que la vertu de la folie de la croix, sans sagesse ni signe et point non les signes sans cette vertu. Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.

Pascal renvoie ici à Saint Paul, Cor. I, I, 19-25. « C’est pourquoi il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants. 20. Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs de la loi ? Que sont devenus ces esprits curieux des sciences de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? 21. Car Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine, ne l’avait point connu dans les ouvrages de la sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui. 22. Les Juifs demandent des miracles, et, les gentils cherchent la sagesse. 23. Et pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale aux Juifs, et une folie aux gentils ; 24. Mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, soit Juifs ou gentils, 25. Parce que ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage que la sagesse de tous les hommes, et que ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que la force de tous les hommes. »

Commentaire de Port-Royal : « Il rend raison de ce que les sages du monde regardent le mystère d’un Dieu crucifié comme une folie ; et il dit qu’il n’y en a point d’autre, sinon qu’il a plu à Dieu de leur cacher la conduite qu’il a tenue dans l’économie de ce mystère, et de les laisser dans leurs ténèbres naturelles sans leur en découvrir les raisons naturelles : Confiteor tibi Pater, etc. Ce qui est conforme à ce que le Saint-Esprit en avait déjà prédit par Isaïe. Ainsi il ne faut pas s’étonner que les sages du monde regardent le mystère de la croix comme une folie, puisque le prophète a prédit depuis longtemps, que Dieu leur cacherait la conduite qu’il tiendrait dans ce mystère, sans qu’ils en pussent avoir la moindre connaissance par leurs sciences, ni par les lumières de leur sagesse, qui ne pouvait rien apercevoir dans cette économie qui n’en renversât tous les principes et toutes les lumières. De sorte que c’est en vain qu’on emploie les discours de la sagesse humaine pour les persuader, puisque ce mystère est si élevé au-dessus de tous ces principes ».

La part de la sagesse et celle de la folie sont précisées dans le fragment Miracles II (Laf. 842, Sel. 427). Notre religion est sage et folle, sage parce que c’est la plus savante et la plus fondée en miracles, prophéties, etc., folle parce que ce n’est point tout cela qui fait qu’on en est. Cela fait bien condamner ceux qui n’en sont pas, mais non pas croire ceux qui en sont. Ce qui les fait croire est la croix - ne evacuata sit crux. Et ainsi saint Paul qui est venu en sagesse et signes dit qu’il n’est venu ni en sagesse ni en signes, car il venait pour convertir, mais ceux qui ne viennent que pour convaincre peuvent dire qu’ils viennent en sagesse et signes.

La sagesse de la religion apparaît paradoxalement dans ce qui passe pour folie parmi les hommes.

 

n’admet point pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration.

 

Ferreyrolles Gérard, “Itinéraires dans les Pensées. Spécialement de l’enfance”, L’Accès aux Pensées de Pascal, p. 163-181. Voir p. 172 sq., sur l’enfance comme modèle de la vie spirituelle. L’esprit de Dieu est sur les fils et filles, enfants de l’Église, qui prophétiseront, selon Conclusion 6 (Laf. 382, Sel. 414). Les hommes sont enfants de Dieu selon la nature, mais tous ne renaissent pas la grâce : p. 175.

Sur la différence entre les enfants et les vrais enfants de l’Église, voir le fragment précédent, Laf. 807, Sel. 654.

 

Ce n’est pas qu’elle exclue la raison

 

Soumission 20 (Laf. 185, Sel. 217). La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu’ils voient ; elle est au-dessus, et non pas contre.

Le principe de l’indépendance des domaines de la foi et des facultés naturelles (sens et raison) a été inculqué à Pascal par son père dès sa jeunesse.

Périer Gilberte, Vie de Pascal, 1re version, § 23, OC I, éd. J. Mesnard, p. 578. « Il m’a dit plusieurs fois qu’il joignait cette obligation à toutes les autres qu’il avait à mon père, qui, ayant lui-même un très grand respect pour la religion, le lui avait inspiré dès l’enfance, lui donnant pour maxime que tout ce qui est l’objet de la foi ne saurait m’être de la raison, et beaucoup moins y être soumis ».

L’indépendance de ces deux domaines tient à la différence de leur objet respectif. Voir Introduction critique à l’Ancien Testament, I, p. 63. Comme le dit Baronius, « l’Écriture nous apprend comment on va au ciel, et non comment va le ciel ».

L’idée est amplement expliquée dans la Provinciale XVIII, 29. « D’où apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les légitimes juges, comme la raison l’est des choses naturelles et intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque vous m’y obligez, mon Père, je vous dirai que, selon les sentiments de deux des plus grands Docteurs de l’Église, saint Augustin et saint Thomas, ces trois principes de nos connaissances, les sens, la raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme Dieu a voulu se servir de l’entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu, tant s’en faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens. C’est pourquoi saint Thomas remarque expressément que Dieu a voulu que les accidents sensibles subsistassent dans l’Eucharistie, afin que les sens, qui ne jugent que de ces accidents, ne fussent pas trompés : Ut sensus a deceptione reddantur immunes. »

Chacun de ces domaines est soumis à un mode de connaissance propre : voir Provinciale XVIII, § 30 : « Concluons donc de là que, quelque proposition qu’on nous présente à examiner, il en faut d’abord reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois principes nous devons nous en rapporter. S’il s’agit d’une chose surnaturelle, nous n’en jugerons ni par les sens, ni par la raison, mais par l’Écriture et par les décisions de l’Église. S’il s’agit d’une proposition non révélée et proportionnée à la raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s’il s’agit enfin d’un point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il appartient naturellement d’en connaître. »

Sur les rapports de la foi et de la raison chez les apologistes de la religion chrétienne, voir Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 73 sq.

Une synthèse plus récente a été procurée par Pavlovits Tamás, Le rationalisme de Pascal, notamment chap. III-V.

 

et la coutume, au contraire ;

 

Le rôle de la coutume dans la conversion est essentiellement un rôle de renforcement, qui apporte à la foi la stabilité que la versatilité de l’homme compromet toujours. Voir plus bas.

Voir sur ce sujet Russier Jeanne, La foi selon Pascal. I, Dieu sensible au cœur, Paris, P. U. F., 1949, p. 206 sq. Sur le rôle de la coutume dans la recherche de Dieu selon Pascal. Quoique Pascal mette son lecteur en garde contre les tromperies de la coutume, comme son influence en l’homme est un fait, il ne suffit pas de s’en défier, il faut l’utiliser. La force de la répétition et du milieu peut être mise au service de la recherche : p. 207-208. Les différentes étapes de la recherche où la coutume peut intervenir : p. 208 sq.

On trouve des remarques analogues, mais plus conformes aux textes, dans Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 99 sq. Coutume et vie de foi. La foi vient le plus souvent de la coutume, qu’il s’agisse des païens, des hérétiques ou des chrétiens. Comment la coutume intervient dans ces différents états. L’usage de l’automate dans la conversion : p. 104 sq. Le rôle de la coutume dans la vie spirituelle chrétienne, du fait d’une continuité : p. 109.

Voir la lettre de Pascal et Jacqueline Pascal à Gilberte Périer du 5 novembre 1648, OC II, éd. J. Mesnard, p. 697, sur la nécessité de la répétition dans la vie religieuse : « la continuité de la justice des fidèles n’est autre chose que la continuation de l’infusion de la grâce, et non pas une seule grâce qui subsiste toujours ; et c’est ce qui nous apprend parfaitement la dépendance perpétuelle où nous sommes de la miséricorde de Dieu, puisque, s’il en interrompt tant soit peu le cours, la sécheresse survient nécessairement. Dans cette nécessité, il est aisé de voir qu’il faut continuellement faire de nouveaux efforts pour acquérir cette nouveauté continuelle d’esprit, puisqu’on ne peut conserver la grâce ancienne que pas l’acquisition d’une nouvelle grâce, et qu’autrement on perdra celle qu’on pensera retenir [...]. C’est pourquoi tu ne dois pas craindre de nous remettre devant les yeux les choses que nous avons dans la mémoire, et qu’il faut faire entrer dans le cœur, puisqu’il est sans doute que ton discours en peut mieux servir d’instrument à la grâce que non pas l’idée qui nous en reste en la mémoire, puisque la grâce est particulièrement accordée à la prière, et que cette charité que tu as eue pour nous est une prière du nombre de celles qu’on ne doit jamais interrompre ». La coutume et la répétition sont donc de ces instruments dont Dieu se sert pour renouveler le cœur en harmonie avec le temps de la grâce.

 

mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume ;

 

Voir le dossier thématique sur la coutume.

La confirmation et le renforcement de la croyance par la coutume est définie par Pascal comme l’action de la machine.

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Champion, Paris, 1995.

Ce fragment rectifie utilement quelques erreurs d’interprétation possibles sur la pensée de Pascal sur la coutume. Le rôle de la coutume dans la conversion est essentiellement un rôle de renforcement, qui apporte à la foi la stabilité que la versatilité de l’homme compromet toujours. La coutume ne fait pas croire, en tout cas pas en matière religieuse. Son bon usage est d’ôter les obstacles que l’homme oppose le plus souvent à la conversion, et de corroborer les croyances que la grâce engendre en l’homme.

Preuves par discours I (Laf. 419, Sel. 680). La coutume est la nature. Qui s’accoutume à la foi la croit, et ne peut plus ne pas craindre l’enfer, et ne croit autre chose. Qui s’accoutume à croire que le roi est terrible, etc. Qui doute donc que notre âme étant accoutumée à voir nombre, espace, mouvement, croie cela et rien que cela.

Laf. 821, Sel. 661. Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit. Et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l’esprit, la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et qu’y a-t-il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens. Enfin il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d’en avoir toujours les preuves présentes c’est trop d’affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction et que l’automate est incliné à croire le contraire ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces, l’esprit par les raisons qu’il suffit d’avoir vues une fois en sa vie et l’automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire. Inclina cor meum Deus.

Le modèle de la soumission de la cause adjuvante à la cause première, mais aussi de son indispensable nécessité, est fourni dans les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 2, OC III, éd. J. Mesnard, p. 781-791.

Rabourdin David, Pascal. Foi et conversion, p. 49. L’assentiment peut être obtenu par la coutume, sans démonstration ni acquiescement : p. 49. Cela engendre une croyance (créance) et non une connaissance, sans violence, sans art, sans argument : p. 49-51. La coopération entre les deux pièces, est nécessaire, qui engendre un certain nombre de recommandations : p. 59 sq. Il faut s’ouvrir aux preuves et s’y confirmer par la coutume, selon Laf. 808, Sel. 655. Avoir recours à la coutume quand une fois l’esprit a vu où se trouve la vérité, pour engendrer la créance : p. 59. Faire croire nos deux pièces : p. 59. L’esprit peut s’entraîner lui-même par l’intermédiaire du corps : p. 60. Le corps est une machine qui produit la foi comme une habitude, une coutume pour une persuasion complète et durable : p. 60-61.

 

mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet :

 

S’offrir par les humiliations aux inspirations : s’offrir aux inspirations constitue la part de la cause adjuvante qu’est la volonté de l’homme dans le processus de la conversion.

Sellier Philippe, “La théologie des Pensées. Littérature et théologie”, in Goyet Thérèse (dir.), L’accès aux Pensées de Pascal, p. 71-91. Voir p. 81 sq., sur l’idée que la grâce est nécessaire à tout le cheminement vers la foi.

Saint-Cyran, Lettres, éd. Donetzkoff, I, Thèse, p. 44 sq. 28 novembre 1628, lettre de Saint-Cyran, de Poitiers, à Jérôme I Bignon. « La première fleur de la première charité qui justifie l’âme est une vraie humilité, qui fait qu’ayant été saisie auparavant dans la pénitence, de l’horreur de ses péchés, et de cette honteuse subjection qu’elle a rendue aux créatures, elle tâche par un heureux échange de s’humilier maintenant devant Dieu, et de lui rendre, non plus par crainte et par intérêt, comme aux premiers mouvements de sa conversion, mais par amour et par révérence, l’hommage qu’elle lui doit, comme au Créateur de son âme. [...] Cette vraie humilité naissante de la charité est le principe de la vraie patience... » « Comment est-il donc possible... qu’il faut être anéanti pour être sauvé, et que Dieu tend à cela par toutes les afflictions qu’il nous envoie... » : p. 47.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 29 sq. Pour Pascal, la conversion consiste à s’anéantir devant l’être universel, et à connaître qu’il y a une opposition invincible entre Dieu et nous, que seul Jésus-Christ médiateur peut surmonter. S’humilier est une disposition morale ; s’anéantir vise l’être même du moi.

De l’Esprit géométrique, 2, De l’art de persuader, § 2-5, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413-414.

« 2. Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, qui sont ses deux principales puissances, l’entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément.

Cette voie est basse, indigne, et étrangère : aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n’aimer que ce qu’il sait le mériter.

3. Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît.

Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il les faut connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il les faut aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.

4. En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de là vient l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. Dites nous des choses agréables et nous vous écouterons, disaient les Juifs à Moïse ; comme si l’agrément devait régler la créance ! Et c’est pour punir ce désordre par un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu’après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste qui le charme et qui l’entraîne.

5. Je ne parle donc que des vérités de notre portée ; et c’est d’elles que je dis que l’esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans l’âme, mais que bien peu entrent par l’esprit, au lieu qu’elles y sont introduites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement. »

 

Ne evacuetur crux Christi.

 

Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, I, 17. « Non enim misit me Christus baptizare, sed evangelizare : non in sapientia verbi, ut non evacuetur crux Christi ».

Tr. de Port-Royal : « Parce que Jésus-Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour prêcher l’Évangile, et le prêcher sans y employer la sagesse de la parole, pour ne pas anéantir la croix de Jésus-Christ ».

Commentaire de Port-Royal : « Pour ne pas anéantir, etc., c’est-à-dire, pour ne point diminuer l’estime qu’on en doit avoir, et pour ne pas attribuer plutôt la conversion des hommes à la force de l’éloquence et de la sagesse humaine, qu’à la vertu de la grâce que Jésus-Christ nous a méritée par sa Passion ; ou, pour ne pas affaiblir par le mélange de l’éloquence et de la sagesse humaine, la force de la prédication de la croix, qui étant un mystère d’humilité, doit être prêchée sans pompe et sans affectation, afin qu’elle opère la conversion des cœurs, sans qu’elle ait besoin du secours de l’éloquence et de la sagesse séculière ».

La citation se trouve dans le fragment Miracles II (Laf. 842, Sel. 427). Notre religion est sage et folle, sage parce que c’est la plus savante et la plus fondée en miracles, prophéties, etc., folle parce que ce n’est point tout cela qui fait qu’on en est. Cela fait bien condamner ceux qui n’en sont pas, mais non pas croire ceux qui en sont. Ce qui les fait croire est la croix - ne evacuata sit crux. Et ainsi saint Paul qui est venu en sagesse et signes dit qu’il n’est venu ni en sagesse ni en signes, car il venait pour convertir, mais ceux qui ne viennent que pour convaincre peuvent dire qu’ils viennent en sagesse et signes.

Le reproche que l’on fait au pélagianisme et au semi-pélagianisme consiste à remarquer que, si l’on suppose que l’homme n’a besoin que des forces de sa nature pour accomplir les commandements de Dieu, on rend entièrement inutile le sacrifice de Jésus-Christ sur la croix.

En effet, Pélage et ses disciples considéraient que le Christ était un exemple, mais que son sacrifice n’avait rien qui remédie à une corruption supposée de la nature humaine par le péché originel.

GEF XIII, p. 179-180, indique que dans le De natura et gratia, VII, 7, saint Augustin écrit contre Pélage que la croix du Christ est devenue vaine si l’on prétend qu’il est possible de parvenir à la justice et à la vie éternelle sans être pénétré par la foi qui est donnée par la grâce : « tanto et multo ardentiore zelo nos oportet accendi, ne evacuetur crux Christi. Evacuatur autem, si aliquo modo praeter illius sacramentum ad justitiam vitamque aeternam pervenire posse dicatur ». Tr. des Œuvres de saint Augustin, t. 21, Paris, Desclée de Brouwer,1966, p. 255 : « il nous faut brûler d’un zèle encore beaucoup plus ardent [sc. celui de Pélage] pour que la croix du Christ ne soit pas réduite à néant. Or, elle l’est si l’on prétend que nous pouvons parvenir à la justice et à la vie éternelle, par quelque autre moyen que le mystère du Christ ». L’expression « qua evacuatur crux Christi » se trouve déjà dans le ch. VI, 5-6, p. 252.

Voir aussi Jansénius, Augustinus, t. I, livre III, ch. XXIV, De statu adultorum sine fide moraliter bene viventium, post hanc vitam, col. 179. « Sic enim contra Pelagium loquitur Augustinus [Lib. De natura & gra., c. 7] : Evacuatur autem crux Christi, si aliquo modo praeter illius sacramentum ad justitiam, vitamque aeternam perveniri posse dicatur quod in isto agitur, nempe Pelagii, qui ut ex capite secundo colligitur, statuebat posse homines credendo in Deum qui fecit caelum et terram et recte vivendo ejus implere voluntatem, nulla fide passionis Christi et resurrectionis imbutos [c. 2. ibid] ».