Pensées diverses III – Fragment n° 32 / 85 – Papier original : RO 427-7

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 123 p. 371 v° / C2 : p. 329

Éditions savantes : Faugère I, 270, XVIII / Havet Prov. 427 p. 288 / Brunschvicg 894 / Tourneur p. 101-2 / Le Guern 573 / Lafuma 679 (série XXV) / Sellier 558

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Bibliographie

 

 

Sur le mot de modèle, voir Laf. 585-586, Sel. 486.

Sur l’idée de règle, voir Laf. 648, Sel. 553.

 

DESCOTES Dominique, “Les Provinciales et l’axiomatique des probabilités”, in La campagne des Provinciales, Chroniques de Port-Royal, 58, Paris, 2008, p. 189-197.

ERNST Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1996.

GAY Jean-Pascal, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle (1640-1700), Paris, Cerf, 2011, p. 257 sq.

JOUSLIN Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, 2 vol.

LANSON Gustave, “Après les Provinciales. Examen de quelques écrits attribués à Pascal”, Revue d’Histoire Littéraire de la France, janvier-mars 1901, p. 1-34.

MESNARD Jean, “Perspectives contemporaines sur la casuistique, in De la morale à l’économie politique, Op. cit., 6, Presses Universitaires de Pau, Printemps 1996, p. 107-114.

MIEL Jan, Pascal and Theology, Baltimore and London, John Hopkins Press, 1969.

NORMAN Buford, “L’idée de règle chez Pascal”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 87-100.

 

 

 

Éclaircissements

 

Prov[inciales].

 

Le titre Prov. provient des Copies. Désigne-t-il une Provinciale ou tout ou partie de la série des Provinciales ? Il n’est pas possible d’en décider. Les Copies, qui ne donnent qu’une abréviation, n’indiquent pas de numéro de lettre. Mais s’il avait fallu indiquer une lettre en particulier, Pascal l’aurait certainement spécifié (comme c’est le cas dans le fragment Raisons des effets 4 (Laf. 85, Sel. 119), à propos de la fin de la 12e Provinciale) ce qui rend peu probable la première hypothèse. Nous supposons donc que le titre Provinciales doit être au pluriel.

 

Ceux qui aiment l’Église se plaignent de voir corrompre les mœurs, mais au moins les lois subsistent. Mais ceux‑ci corrompent les lois. Le modèle est gâté.

 

Ernst Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, p. 170. Pol Ernst associe ce fragment à une « opération de libraire » consistant à faire paraître en recueils « factices » les dix-sept petites lettres, se fondant sur l’idée que le titre Provinciales fait « certainement référence aux recueils factices », ce qui lui semble entraîner que la date de la rédaction du fragment doit être février 1657, après la Provinciale XVII (23 janvier 1657), et avant la XVIII (24 mars 1657), et permet de dater tous les fragments de la page.

Les arguments de P. Ernst sont sur ce point contestables. Gustave Lanson, “Après les Provinciales. Examen de quelques écrits attribués à Pascal”, p. 16, a remarqué que le texte qui paraît le plus proche du présent fragment est le Factum pour les curés de Paris, qui date d’après Hermant, Mémoires, IV, p. 26, du 25 janvier 1658. Voir in Provinciales, éd Cognet, Garnier, p. 405, § 3 sq.

« Ce qu’il y a de plus pernicieux dans ces nouvelles morales, est qu’elles ne vont pas seulement à corrompre les mœurs, mais à corrompre la règle des mœurs ; ce qui est d’une importance tout autrement considérable. Car c’est un mal bien moins dangereux et bien moins général d’introduire des dérèglements, en laissant subsister les lois qui les défendent, que de pervertir les lois et de justifier les dérèglements ; parce que, comme la nature de l’homme tend toujours au mal dès sa naissance, et qu’elle n’est ordinairement retenue que par la crainte de la loi, aussitôt que cette barrière est ôtée, la concupiscence se répand sans obstacle ; de sorte qu’il n’y a point de différence entre rendre les vices permis et rendre tous les hommes vicieux.

Et de là vient que l’Église a toujours eu un soin particulier de conserver inviolablement les règles de sa morale, au milieu des désordres de ceux qu’elle n’a pu empêcher de les violer. Ainsi, quand on y a vu des mauvais chrétiens, on y a vu au même temps des lois saintes qui les condamnaient et les rappelaient à leur devoir ; et il ne s’était point encore trouvé, avant ces nouveaux casuistes, que personne eût entrepris dans l’Église de renverser publiquement la pureté de ses règles.

Cet attentat était réservé à ces derniers temps, que le clergé de France appelle la lie et la fin des siècles, où ces nouveaux théologiens, au lieu d’accommoder la vie des hommes aux préceptes de Jésus-Christ, ont entrepris d’accommoder les préceptes et les règles de Jésus-Christ aux intérêts, aux passions et aux plaisirs des hommes. C’est par cet horrible renversement qu’on a vu ceux qui se donnent la qualité de docteurs et de théologiens substituer à la véritable morale, qui ne doit avoir pour principe que l’autorité divine, et pour fin que la charité, une morale toute humaine, qui n’a pour principe que la raison, et pour fin que la concupiscence et les passions de la nature. »

Le principe de la corruption de la règle de la morale chrétienne est indiqué plus bas dans le même écrit, § 6 : « On voit [...] l’esprit de ces casuistes, et comment, en détruisant les règles de la piété, ils font succéder au précepte de l’Écriture, qui nous oblige de rapporter toutes nos actions à Dieu, une permission brutale de les rapporter toutes à nous-mêmes : c’est-à-dire qu’au lieu que Jésus-Christ est venu pour amortir en nous les concupiscences du vieil homme, et y faire régner la charité de l’homme nouveau, ceux-ci sont venus pour faire revivre les concupiscences et éteindre l’amour de Dieu, dont ils dispensent les hommes, et déclarent que c’est assez pourvu qu’on ne le haïsse pas ».

Ce rapprochement ne détermine rien sur la date de rédaction du présent fragment.

Le Premier écrit des curés de Paris a été composé par Pascal pour soutenir la protestation des curés des paroisses de Paris contre le livre du jésuite Georges Pirot intitulé Apologie pour les casuistes, Paris, déc. 1657.

Ceux qui aiment l’Église et se plaignent de voir corrompre les mœurs sont sans doute les disciples de saint Augustin. Ceux-ci en revanche désigne les casuistes, et sans doute les jésuites qui en sont partisans.

Sur le mot de modèle, voir Laf. 585-586, Sel. 486.

Sur le mot et l’idée de règle, voir Laf. 648, Sel. 553. La règle signifie dans le cas présent le principe qui permet de discerner le bien du mal ; c’est cette règle que les probabilistes anéantissent par la doctrine de la probabilité, ôtant aux fidèles le moyen de savoir les actions bonnes et permises de celles qui ne le sont pas. Voir Norman Buford, “L’idée de règle chez Pascal”, Méthodes chez Pascal, p. 87-100.

Sur le dérèglement, voir Laf. 727, Sel. 608. Ils font de l’exception la règle. Les anciens ont donné l’absolution avant la pénitence ? Faites-le en esprit d’exception. Mais de l’exception vous faites une règle sans exception ; en sorte que vous ne voulez plus même que la règle soit en exception.

Nicole apporte un commentaire assez étendu de cette idée de Pascal dans les notes de Wendrock, Provinciales, éd. 1700, Note première sur la cinquième lettre ou Dissertation théologique sur la probabilité, Section troisième, § V, Cinquième conséquence, p. 181 sq.

« Mais ce qu’il y a de plus pernicieux dans la doctrine de la probabilité, c’est qu’elle ouvre la porte à toutes sortes d’impiétés. Nous voyons déjà de ses horribles productions. Car tout ce que les lettres de Montalte rapportent, tout ce qui est contenu dans les Extraits des curés, et tout ce que la pudeur ou la prudence ont fait supprimer à Montalte, et à ces mêmes curés, vient principalement de cette source, et en tire la plus grande partie de son venin. Toutes ces opinions sont à la vérité redevables de leur probabilité aux différents auteurs qui les ont avancées : mais c’est de la doctrine générale de la probabilité qu’elles empruntent l’autorité qu’elles ont, et qui les fait regarder comme des règles certaines, innocentes, sûres, et qu’on peut suivre dans la pratique.

Qu’on ne s’imagine pas que l’Église soit délivrée de tous ces monstres d’opinions qui ont paru dans ce temps. Elle est menacée de bien d’autres périls. Cette contagion n’en demeurera pas là. Les conséquences de cette maxime pernicieuse s’étendent si loin, qu’elles ne vont pas à moins qu’à la ruine entière de tout le christianisme, et à faire un mélange monstrueux de toutes sortes de religions. Que les jésuites qui accusent calomnieusement les autres de nier l’incarnation, prennent garde que contre leur dessein et leur intention, les déistes ne les regardent un jour eux-mêmes comme leurs chefs. Tout est incertain, dit Cicéron, quand on s’est une fois écarté de la règle ; et quand une fois on n’est plus retenu, ni par la foi, ni par la vérité, et qu’on se donne la liberté de suivre les égarements et les caprices de son esprit, il n’y a plus rien d’assuré, rien de constant, rien de fixe et d’immuable. Or cela arrive aussitôt qu’on reçoit cette maxime, Qu’une probabilité même fausse excuse de péché, et suffit pour rendre une action honnête. Car à qui est-ce que son erreur ne paraît pas probable, soit dans ce qui regarde les mœurs, soit même dans ce qui regarde la foi ? Combien y a-t-il d’hérésies qui paraissent plus vraisemblables que ces opinions que les casuistes appellent probables ?

Les jésuites ont beau faire, ils ne trouveront jamais de bornes qui arrêtent la contagion de cette doctrine. Diront-ils qu’il y a des choses fausses et contraires à la loi éternelle qu’elle excuse, et d’autres qu’elle ne peut excuser ? Mais il n’y a pas de raison de dire qu’elle excuse plutôt les unes que les autres. Je vois bien à la vérité que semblables à des gens qui se sont laissé emporter jusque sur le bord d’un précipice, ils sont saisis de crainte, et qu’ils veulent reculer et se sauver à la faveur de quelques restrictions. Mais ils se trompent fort, s’ils espèrent que par ces exceptions qu’ils mettent à leur fantaisie, et qui n’ont aucun fondement, ils pourront retenir l’impétuosité de l’esprit humain, lorsqu’il est déjà sur le penchant du précipice, surtout s’il est excité à tout oser par la promesse spécieuse qu’on lui a fait d’une entière sûreté.

Ce ne sont point ici des terreurs paniques que nous voulons donner, et ce n’est point de notre tête que nous tirons toutes ces horribles conséquences. Les casuistes eux-mêmes reconnaissent qu’elles suivent nécessairement de leur principe. Ils posent eux-mêmes les fondements de toute sorte d’impiété. Et non seulement ils insinuent cette maxime si agréable aux impies, Que chacun peut se sauver dans sa religion quand il la croit probable, mais même il s’en faut de peu qu’ils ne l’enseignent expressément. »

La suite du texte apporte des exemples.

Sur la manière dont les probabilités permettent de corrompre les règles de la morale, voir  

Mesnard Jean, “Perspectives contemporaines sur la casuistique”, in De la morale à l’économie politique, Op. cit., 6, p. 107-114.

Descotes Dominique, “Les Provinciales et l’axiomatique des probabilités”, in La campagne des Provinciales, Chroniques de Port-Royal, 58, p. 189-197.

Miel Jan, Pascal and Theology, p. 137 sq. Pascal n’attaque pas la doctrine traditionnelle de la probabilité ; dans le probabilisme, il s’en prend non seulement à une doctrine moralement pernicieuse, mais à une absurdité logique qui serait insupportable dans n’importe quel domaine. Il n’attaque même pas la casuistique en elle-même. Voir sur ce point ce que dit le Factum pour les curés de Paris : c’est un mal moins dangereux d’introduire des dérèglements en laissant subsister les lois qui les défendent, que de pervertir les lois et de justifier par là les dérèglements : p. 138. Le vice de la casuistique, ce n’est pas l’indulgence envers les pécheurs, c’est de supprimer les péchés, et par là de supprimer le repentir et le besoin d’un sauveur : p. 138-139. Le fondement augustinien de ces arguments est qu’en ôtant la recherche du bien et la crainte de faire le mal, on laisse la concupiscence se répandre sans obstacle : p. 139.

Sur la tournure prise par le débat sur les probabilités, voir  

Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, t. 1, p. 158 sq., et t. 2, p. 713 sq.

Gay Jean-Pascal, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle (1640-1700), p. 257 sq.