Pensées diverses III – Fragment n° 42 / 85 – Papier original : RO 431-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 129 p. 375 / C2 : p. 333-333 v°

Éditions savantes : Faugère I, 252, XVIII / Havet XXV.24 / Brunschvicg 64 / Tourneur p. 103-2 / Le Guern 583 / Lafuma 689 (série XXV) / Sellier 568

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Bibliographie

 

 

Voir la bibliographie du dossier thématique sur Montaigne.

GIOCANTI Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001.

MESNARD Jean, “La valeur de l’originalité”, Séance publique annuelle des cinq académies, n° 11, Institut de France, Paris, 1999, p. 9-18.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MESNARD Jean, “Montaigne, maître à écrire de Pascal”, in La Culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 74-94.

MESNARD Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 405-413.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

THIROUIN Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Meurillon Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, p. 81-102. Repris dans Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015, p. 157 sq.

 

 

Éclaircissements

 

Ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois.

 

Faut-il attribuer ce jugement à Pascal lui-même ? On peut hésiter, dans la mesure où les caractères de ces deux personnages ont peu de points communs. D’autre part, Pascal a porté un jugement sévère sur Montaigne dans certains fragments. Voir par exemple le jugement très sévère formulé dans Laf. 780, Sel. 644 : le sot projet qu’il a de se peindre. Une pirouette logique un peu facile permettrait de retourner contre Pascal sa propre déclaration. En fait, son jugement sur Montaigne est très complexe : des reproches y coexistent avec l’expression de la plus grande estime. Voir le dossier thématique sur Montaigne.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 172 sq. Justesse de la manière dont Montaigne a parlé de soi.

Le point de départ de la réflexion est sans doute le début de l’Essai III, 2, Du repentir, éd. Balsamo et alii, p. 844-845 :

« Les autres forment l’homme, je le récite : et en représente un particulier, bien mal formé : et lequel si j’avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu’il n’est : meshuy c’est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fourvoient point, quoiqu’ils se changent et diversifient. [...] Je propose une vie basse, et sans lustre : c’est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privée, qu’à une vie de plus riche étoffe : chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition.

Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et étrangère : moi le premier, par mon être universel : comme Michel de Montaigne, non comme grammairien ou poète, ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de quoi je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense seulement pas à soi.

Mais est-ce raison, que si particulier en usage, je prétende me rendre public en connaissance ? Est-il aussi raison, que je produise au monde, où la façon et l’art ont tant de crédit et de commandement, des effets de nature et crus et simples, et d’une nature encore bien faiblette ? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bâtir des livres sans science ? Les fantaisies de la musique, sont conduites par art, les miennes par sort. Au moins j’ai ceci selon la discipline, que jamais homme ne traita sujet qu’il entendît ni connût mieux que je fais celui que j’ai entrepris : et qu’en celui là je suis le plus savant homme qui vive. »

Pascal remarque que, lorsqu’il parle de lui-même, il parle aussi des autres, qui se retrouvent dans ce qu’il dit, de sorte que chacun peut découvrir des caractères de soi-même qu’il ne connaissait pas.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 117.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 677 sq., renvoie sur ce point au P. Lamy, qui prescrit non pas de persuader une vérité extérieure à l’esprit des auditeurs, mais de dévoiler à chacun ce qu’il porte en soi, sans le savoir. Il faut non pas persuader une vérité extérieure à l’esprit des auditeurs, mais dévoiler à chacun ce qu’il porte en soi, sans le savoir. Le dogmatisme n’est pas efficace. Recherche de la participation du lecteur dans la persuasion.

Cette règle a une importante conséquence sur l’art de persuader. Un auteur qui veut convaincre doit écrire de façon que son lecteur forme par lui-même les idées dont on veut le convaincre, ou au moins de lui faire croire qu’il les a trouvées lui-même. Voir le fragment Laf. 737, Sel. 617. On se persuade mieux pour l’ordinaire par les raisons qu’on a soi-même trouvées que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres.

La deuxième version de la Vie de Pascal présente ce principe comme une source de la technique littéraire de Pascal : « Il avait naturellement le tour de l’esprit extraordinaire ; mais il s’était fait des règles d’éloquence toutes particulières, qui augmentaient encore son talent. Ce n’était point ce qu’on appelle de belles pensées, qui n’ont qu’un faux brillant et qui ne signifient rien ; jamais de grands mots, et peu d’expressions métaphoriques, rien ni d’obscur ni de rude, ni de dominant, ni d’omis, ni de superflu. Mais il concevait l’éloquence comme un moyen de dire les choses d’une manière que tous ceux à qui l’on parle les puissent entendre sans peine et avec plaisir, et il concevait que cet art consistait dans de certaines dispositions qui doivent se trouver entre l’esprit et le cœur de ceux à qui l’on parle et les pensées et les expressions dont on se sert ; mais que les proportions ne s’ajustent proprement ensemble que par le tour qu’on y donne. C’est pourquoi il avait fort étudié le cœur de l’homme et son esprit ; il en savait tous les ressorts parfaitement bien. Quand il pensait quelque chose, il se mettait en la place de ceux qui devaient l’entendre ; et, examinant si toutes les proportions s’y trouvaient, il voyait ensuite quel tour il leur fallait donner, et il n’était pas content qu’il ne vît clairement que l’un était tellement fait pour l’autre, c’est-à-dire ce qu’il avait pensé pour l’esprit de celui qu’il devait voir, que, quand cela viendrait à se joindre par l’application qu’on y aurait, il fût impossible à l’esprit de l’homme de ne s’y pas rendre avec plaisir. Ce qui était petit il ne le faisait pas grand, et ce qui était grand il ne le faisait point petit. Ce n’était pas assez pour lui qu’une chose parût belle ; mais il fallait qu’elle fût propre au sujet, qu’elle n’eût rien de superflu, mais rien aussi qui lui manquât. Enfin il était tellement maître de son style qu’il disait tout ce qu’il voulait, et son discours avait toujours l’effet qu’il s’était proposé. Et cette manière d’écrire naïve, juste, agréable, forte et naturelle à même temps, lui était si propre et si particulière qu’aussitôt qu’on vit paraître les Lettres au Provincial, on jugea bien qu’elles étaient de lui, quelque soin qu’il eût pris de le cacher même à ses proches. »

Le moi de l’auteur, tel qu’il est présenté dans ce fragment, n’a pas pour objet sa propre satisfaction : il permet à un auteur de se faire en quelque sorte le miroir de son lecteur.

Ce procédé établit entre l’auteur et son lecteur une relation d’homme à homme, de sorte que l’instruction y est accompagnée de bienveillance et d’affection.

Laf. 652, Sel. 536. Quand un discours naturel peint une passion ou un effet on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savait pas qu’elle y fût, de sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous la fait sentir, car il ne nous a point fait montre de son bien mais du nôtre. Et ainsi ce bien fait nous le rend aimable, outre que cette communauté d’intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l’aimer.

Voltaire exprime son accord avec Pascal sur ce point dans les Lettres philosophiques, éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010, p. 183 : « Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement comme il a fait ! Car il a peint la nature humaine ; et le pauvre projet de Nicole, de Malebranche, de Pascal, de décrier Montaigne ! ». En fait cette déclaration enferme aussi un désaveu, puisque Voltaire réplique ici vertement au fragment dans lequel Pascal s’en prend à la « sottise » du projet de Montaigne :

Laf. 780, Sel. 644. Préface de la première partie. Parler de ceux qui ont traité de la connaissance de soi-même, des divisions de Charron, qui attristent et ennuient. De la confusion de Montaigne, qu’il avait bien senti le défaut d’une droite méthode. Qu’il l’évitait en sautant de sujet en sujet, qu’il cherchait le bon air. Le sot projet qu’il a de se peindre et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir, mais par ses propres maximes et par un dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse c’est un mal ordinaire, mais d’en dire par dessein c’est ce qui n’est pas supportable et d’en dire de telles que celles-ci. Sur les « sottises » que Pascal impute à Montaigne, voir Laf. 680, Sel. 559.

Sur la complexité du jugement de Pascal à l’égard de Montaigne, voir Thirouin Laurent, “Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Meurillon Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, p. 81-102. Repris dans Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015.

De ce qui précède résulte que ce n’est pas par des discours extraordinaires que l’on doit chercher à toucher le lecteur, mais en lui parlant de ce qu’il a de plus proche, et qui ressemble d’aussi près que possible à lui-même.

Laf. 745, Sel. 618. La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d’usage qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie, comme quand on parlera de la commune erreur qui est parmi le monde que la lune est cause de tout, on ne manquera jamais de dire que Salomon de Tultie dit que lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose il est bon qu’il y ait une erreur commune, etc.

De là vient la maxime de L’art de persuader sur les meilleurs livres. Voir L’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 29, OC III, p. 425-428. « Rien n’est plus commun que les bonnes choses : il n’est question que de les discerner ; et il est certain qu’elles sont toutes naturelles et à notre portée, et même connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n’est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l’excellence de quelque genre que ce soit. On s’élève pour y arriver, et on s’en éloigne : il faut le plus souvent s’abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire. La nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune. »

L’attitude contraire consiste, de la part de l’auteur, à affirmer sa propriété sur son ouvrage, et à faire sans cesse sentir à son lecteur sa propre originalité. Elle provoque quasi immanquablement l’hostilité chez le lecteur. Voir le propos de Pascal rapporté par Vigneul-Marville, Mélanges de littérature et d’histoire, II, Rouen, 1700, p. 203 ; voir OC I, p. 832. Bossut en a fait un fragment, in Pascal, Œuvres, t. 2, La Haye, 1779, p. 534. « M. Pascal disait de ces auteurs qui, parlant de leurs ouvrages, disent : mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc., qu’ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux, ajoutait cet excellent homme, de dire : notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur ». Cette conduite engendre, chez le lecteur, une réaction de rejet.

Laf. 605, Sel. 502. L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. C’est un bon mathématicien dira-t-on, mais je n’ai que faire de mathématique ; il me prendrait pour une proposition. C’est un bon guerrier : il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement.

Voir sur les prolongements moraux des idées exprimées dans ce fragment, Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, p. 405-413.

Pascal évite par cette technique le danger évoqué par Bossuet, lorsqu’il souligne les difficultés qu’on rencontre lorsque l’on prétend éclairer les hommes sur leurs propres défauts, au risque de susciter chez eux une réaction de haine et de rejet. Voir Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 686 sq. Le propre de la vérité, selon saint Augustin, est de se révéler et dans le même temps de révéler au sujet qui il est. Mais l’homme hait la vérité qui le reprend. Il se déguise à lui-même : p. 688. Voir p. 685 sq., sur l’effroi du vrai et de la découverte de soi. À partir du sermon de Bossuet Sur la haine de la vérité, Carême des carmélites, 1661, Œuvres oratoires, éd. Lebarcq, t. 4, 1661-1665, Paris, Desclée de Brouwer, 1921, p. 42-43. « Qu’on discoure de la morale, qu’on déclame contre les vices, pourvu qu’on ne leur dise jamais, comme Nathan : c’est vous-même qui êtes cet homme ».

Ce fragment a été interprété comme une attitude d’esprit sceptique par Giocanti Sylvia, Penser l’irrésolution..., p. 124 sq. Pascal reprend l’itinéraire anthropologique de Montaigne, et retrouve à partir de lui-même ce que Montaigne a remarqué dans les Essais. Le sceptique tient non un discours sur l’incertitude, mais sur l’incertitude que chacun sent en soi. L’introspection révèle l’irrésolution.