Pensées diverses III – Fragment n° 77 / 85 – Papier original : RO 435-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 146 p. 383 / C2 : p. 343

Éditions savantes : Faugère I, 270, XIV / Havet Prov. n° 435 p. 288 / Brunschvicg 922 / Tourneur p. 110-2 / Le Guern 614 / Lafuma 722 (série XXV) / Sellier 603

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

DANIEL Gabriel, Réponse aux Provinciales, ou Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, Amsterdam, Donato Donati, 1697.

Dictionnaire de théologie catholique, article Molinisme.

HURTUBISE Pierre, La casuistique dans tous ses états. De Martin Azpilcueta à Alphonse de Liguori, Ottawa, Novalis, 2005.

JOUSLIN Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, 2 vol.

LAPORTE Jean, La Doctrine de Port-Royal : la Morale, 2 vol., Paris, Vrin, 1951-1952.

MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 358-359.

PONTAS Jean, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, art. Adultère, 1847, t. 1, p. 99-100.

VAN SULL Ch., L. Lessius, de la Compagnie de Jésus, Louvain, 1930.

 

 

Éclaircissements

 

Probable.

 

Plusieurs fragments contenus dans ce dossier portent le titre de Probable ou Probabilité. Ils préparent le plus souvent des développements que l’on retrouve dans les Provinciales et les Écrits sur la grâce. Voir les remarques sur le probable dans le commentaire du fragment n° 74 (Laf. 722, Sel. 600).

 

Quand il serait vrai que les auteurs graves et les raisons suffiraient,

 

Auteurs graves : il s’agit des casuistes. L’expression est expliquée dans la Ve Provinciale, § 15, par le jésuite que « Montalte » interroge : « Écoutez Sanchez, qui est un des plus célèbres de nos Pères, Som. Liv. I, chap. IX, n. 7. Vous douterez peut-être si l’autorité d’un seul Docteur bon et savant rend une opinion probable. À quoi je réponds qu’oui. Et c’est ce qu’assurent Angelus, Sylv., Navarre, Emmanuel Sa, etc. Et voici comme on le prouve. Une opinion probable est celle qui a un fondement considérable. Or l’autorité d’un homme savant et pieux n’est pas de petite considération, mais plutôt de grande considération. »

L’un des arguments que Pascal oppose aux jésuites est que la doctrine que soutiennent les docteurs graves, combinée à la théorie des opinions probables aboutit à permettre au moindre casuiste de bouleverser toutes les maximes de la morale chrétienne.

Il s’agit d’une concession purement rhétorique ; Pascal estime qu’il n’est pas vrai que les auteurs graves suffisent à satisfaire les fidèles qui « cherchent le sûr ».

Laf. 516, Sel. 452. On aime la sûreté, on aime que le pape soit infaillible en la foi, et que les docteurs graves le soient dans les mœurs, afin d’avoir son assurance.

 

je dis qu’ils ne sont ni graves ni raisonnables.

 

Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 358-359. La critique de la morale des jésuites chez Pascal. Pascal n’attaque pas la casuistique, ni le probabilisme considéré en eux-mêmes. Il émet des réserves sur la définition des auteurs graves : seuls méritent ce titre les porte-parole autorisés de l’Église, l’Écriture, le Pères, les conciles ; les avis proposés par les casuistes de la Compagnie n’engagent que leurs auteurs et peuvent être condamnés au nom de la tradition. D’autre part, les nouveaux casuistes s’égarent parce qu’ils prétendent définir le devoir par la raison, au lieu de se référer à la tradition : il s’oppose à la conception de la morale chrétienne qui se réduit à une pure construction rationnelle, ce qui fait de la morale des jésuites une morale proche des profanes.

Pascal estime que l’on peut mettre en cause le sérieux, la compétence et l’autorité des docteurs soi-disant graves.

Note de Wendrock sur la Ve Provinciale, Section I, § X.

« Ce que c’est selon les jésuites qu’un homme docte. Il était bien juste que les jésuites se donnassent toute la peine qu’ils se sont donnée, pour relever cet homme docte, dont l’autorité leur était si nécessaire, pour rendre leurs opinions probables. Ils veulent qu’il soit tel, qu’il ne se laisse jamais aller à l’erreur par une fausse apparence de probabilité, et qu’il ne prenne point pour vrai ce qui est douteux. Mais comme c’est avec raison qu’ils nous sont suspects en tout ; il faut examiner ici avec soin, s’il n’y a point d’équivoque cachée sous ces belles paroles.

Ce qu’on peut remarquer d’abord, c’est qu’il est certain que quelque habile que soit ce docte arbitre de la probabilité, il faut nécessairement qu’il ignore, si l’opinion qu’il juge probable, est vraie ou fausse ; puisqu’il ne la juge que probable. Et si c’est être ignorant sur une chose, que de n’en pas connaître certainement la vérité ; ce docte prétendu est par conséquent un ignorant sur la matière, dont il n’a qu’une opinion probable, quelque savant et quelque éclairé qu’il puisse être d’ailleurs.

Cependant comme il faut avouer que la science des hommes est toujours accompagnée de beaucoup d’ignorance, je veux bien qu’ils accordent ce nom de doctes aux personnes qui ont de l’érudition ; pourvu qu’à cause de ce titre, ils ne leur attribuent pas une parfaite connaissance de toutes choses. C’est pourquoi lorsque le p. Ferrier assure qu’un homme docte, tel que les casuistes nous le dépeignent, ne peut donner la probabilité au faux, il donne trop non seulement à ce docte, mais même à quelque homme que ce soit. Car qui peut douter que presque tous les livres des hommes savants ne soient remplis d’erreurs, et que les hérésies ne soient autre chose que des opinions fausses soutenues par des savants ; et enfin que dans cette contrariété si ordinaire des casuistes, il y en ait quelques-uns qui se trompent, et qui jugent probable ce qui est faux.

Si les jésuites répondent à cela, que quiconque se trompe n’est pas docte, et que par conséquent il ne peut être compris dans la définition qu’ils donnent d’un bon casuiste : rien n’est plus ridicule, ni moins supportable que cette réponse. Elle est ridicule, parce qu’ils nous donnent un fantôme, pour une réalité. Car s’il n’y a de docte, que celui qui ne se trompe jamais ; ce n’est pas sur la terre qu’il le faut chercher. À quoi sert donc de donner tant d’autorité à ce docte, puisqu’il n’y en eut jamais et qu’il n’y en aura jamais, et que les stoïciens trouveront plutôt leur sage, que les casuistes leur docte.

Mais cette réponse est tout à fait insupportable, puisqu’après avoir dépeint ce docte tel qu’il n’y en eut jamais de pareil : quand ils viennent à en faire usage, ils se relâchent tellement, qu’ils donnent indifféremment cette qualité si glorieuse au moindre des casuistes. Car si je leur demande, qui sont ceux que je dois regarder comme doctes ? Ils me présentent une foule de casuistes, et principalement des jésuites. Ainsi non seulement Lessius, Vasquez, Suarez, Molina, Reginaldus, Filiutius, Baldellus, Escobar et les autres jésuites du premier ordre sont doctes, selon eux, mais encore le moindre jésuite doit être regardé comme tel, pourvu qu’il ait fait quelque livre, ou employé quelque temps à feuilleter ceux des casuistes. Enfin toute leur société, si on les en croit, n’est composée que de doctes. C’est ce qu’ils ont trouvé, je ne sais où dans Navarre, et ce qu’ils ont grand soin d’insinuer aux lecteurs.

Voici donc en quoi consiste leur adresse. Ils proposent d’abord ces deux principes séparément, et les réunissant ensuite dans la pratique, ils sauvent facilement toutes les maximes de leurs casuistes. Jamais disent-ils, les doctes ne se laissent surprendre par l’erreur sous une fausse apparence de probabilité. Les simples qui ne se méfient pas de l’équivoque, qui est cachée sous le terme de docte, leur passent aisément ce principe. Or les casuistes dont doctes : ce que cette idée populaire qu’on a d’eux, fait encore croire aux simples ; et ce que cet amour aveugle qu’ils ont pour leur société leur fait croire à eux-mêmes. Donc, concluent-ils nos auteurs ne sont tombés dans aucune erreur.

C’est ainsi qu’ils croient avoir mis à couvert toutes les opinions des casuistes contre lesquelles la piété des fidèles a témoigné une si juste indignation, et que les Évêques, par leur autorité sacrée ont frappé si justement d’anathèmes. C’est ainsi qu’ils ôtent la calomnie du nombre des crimes, qu’ils justifient les meurtres en une infinité de rencontres qu’ils permettent les larcins aux domestiques, les usures aux avares, aux filles de se procurer des avortements. Enfin c’est ainsi que non content de soutenir les erreurs de leurs auteurs ; ils les consacrent, pour ainsi dire, jusqu’à prétendre qu’on ne peut les condamner ni les reprendre sans témérité.

Mais il est aisé de détruire un si faible argument, en le rétorquant contre eux de cette manière. Toutes les opinions que Montalte attaque dans ses Lettres, que les curés de Paris combattent dans leurs écrits, et que les évêques condamnent par leurs censures sont abominables et affreuses : Il faut donc ou que tous les casuistes des jésuites, qui pour la plupart, ont approuvé ces opinions, soient des ignorants, que toute la société, qui s’est armée pour les défendre, soit ignorante ; ou qu’il arrive très souvent que les doctes se laissent surprendre par des erreurs très grossières. Il serait très facile de démontrer l’un et l’autre ; mais je laisse pour le présent aux jésuites à choisir lequel ils aiment le mieux des deux.

Cependant le lecteur remarquera que ces doctes, qu’on rend arbitres des opinions probables, quels qu’ils soient dans la théorie, ne sont dans la pratique que des casuistes du commun, et des jésuites des moins distingués, auxquels on attribue une espèce d’infaillibilité que plusieurs célèbres théologiens n’accordent pas même au pape. »

Voir Note III de Nicole sur la Lettre VI, de l’édition française des Provinciales de 1700, p. 366. Sur le casuiste Bonacina : c’est un pauvre homme, dont on ne doit pas tenir l’autorité pour beaucoup, pour n’en rien dire de plus. L’homme docte des jésuites est une image idéalisée, mais dans la pratique, ils déclarent docte n’importe quel casuiste : p. 121. Voir Dissertation..., Section sixième, p. 260 sq., De l’autorité qu’ont les casuistes pour rendre leurs opinions probables. Qu’il y a des casuistes dont l’approbation rend plutôt leur opinion improbable que probable : p. 263 sq. Que les casuistes n’ont pas plus d’autorité, mais plutôt moins, pour avoir beaucoup écrit : p. 267 sq.

Le Quatrième écrit des curés de Paris, in Divers écrits des curés de Paris, Rouen, Nevers, Amiens, Evreux, et Lisieux contre la morale des jésuites publiés pendant les années 1656, 1657, 1658, et 1659, sl., 1762, p. 125 sq., remarque que les jésuites traitent tous les autres d’ignorants, et eux seuls de doctes, mais qu’en réalité ils ne méritent aucune considération. Après avoir cité des décisions du casuiste Sancius, l’auteur poursuit : « Voilà les auteurs dont les jésuites prétendent que l’autorité doit empêcher la censure des plus méchantes maximes. C’est ce Sancius qu’ils ont appelé depuis peu en un de leurs libelles un des plus savants maîtres de la théologie morale, et qui est en effet estimé tel parmi tous les nouveaux casuistes, jusque-là que Diana dit de lui que c’est un homme très docte, vir doctissimus, d’un esprit très subtil, vir acutissimi ingenii, et que ses ouvrages sont très dignes de l’immortalité, praedicta Sancii disputationes sunt immortalitate dignissimi ». Et plus bas, p. 129 : « Mais enfin [...] qu’est-ce qu’une douzaine de casuistes en comparaison non seulement de toute l’antiquité qui condamne ces opinions, mais aussi de toutes les personnes de piété répandues maintenant dans l’Église, qui ont témoigné publiquement l’aversion qu’ils en avaient ».

Les jésuites ont répondu sur ce point, notamment le p. Fabri Honoré, Pithanophilus seu dialogus, vel opusculum de opinione probabili, in quo proxima morum regula, scilicet conscientia, ad sua principia reducitur, autore Honorato Fabri, Soc. Jesu, p. 13. Une opinion ne peut être probable par la seule autorité d’un docteur, sans raison. Ce n’est pas l’autorité, mais la raison qui fait la probabilité de l’opinion : p. 13. Un docteur qui parle temere n’est pas un docteur grave. Plusieurs docteurs sérieux sont une garantie ; d’autant plus qu’à plusieurs, ils augmentent le nombre des raisons : p. 13-14. « Doctoris gravis auctoritas ratione, ut ipsi videtur, probabili freta probabilem opinionem facit » : p. 15. Mais « nullam esse opinionem probabilem, quam multi non teneant, aut saltem probabilem réputent » : p. 15. Quand un auteur a publié ses opinions, il a plus d’autorité qu’un autre qui n’en a rien publié : p. 16. Tout ce que doit savoir un docteur grave : p. 18 : la théologie scolastique sur les actions humaines et les vertus ; la philosophie naturelle, la philosophie morale, les canons sacrés, l’histoire sacrée, les conciles, surtout Trente, le droit pontifical ancien et nouveau ; et il doit être très expert en théologie morale : p. 18. On ne peut pas mépriser un casuiste : p. 19.

Le jésuite Gabriel Daniel, dans sa tardive Réponse aux Provinciales, ou Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, Amsterdam, Donato Donati, 1697, p. 89-91, soutient que chez les casuistes « la piété et l’érudition jointes avec autant de clarté, de solidité et d’ordre, que dans les ouvrages des plus habiles docteurs ». Il demande « qu’est-ce que Pascal, et qu’est-ce que Wendrock dans les matières dont il s’agit ? Wendrock a fait des Essais de morale, Pascal savait des mathématiques et avait de la politesse. [...] Le premier n’avait lu les Pères que par les yeux de ses chefs de Port-Royal, et l’autre fait pitié lorsqu’il se mêle de traiter quelque point de théologie [...]. Ils entreprennent de faire passer pour impies de saints religieux, dont la piété jusqu’alors n’avait été suspecte à personne, pour extravagants de savants hommes qui avaient eu toujours une grande réputation de sagesse autant que de science, et qui font profession de ne suivre que la doctrine qu’on enseigne communément dans toutes les écoles catholiques. » En d’autres termes, Daniel tente de réhabiliter les docteurs graves mis en cause par Pascal en déclarant que l’auteur des Provinciales, laïc mondain et ignorant, n’est pas compétent pour les juger.

 

Quoi ! un mari peut profiter de sa femme, selon Molina ! La raison qu’il en donne est‑elle raisonnable ?

 

Laf. 969, Sel. 801. Probable.

Ils raisonnent comme ceux qui montrent qu’il est nuit à midi.

Si d’aussi méchantes raisons que celles-ci sont probables, tout le sera.

Première raison : Dominus actuum conjugalium. Molina.

Deuxième raison : Non potest compensari. Lessius.

Profiter : tirer un profit de...

Allusion à un passage d’Escobar, Théologie morale, Tract. I, Examen VIII, n. 59, p. 100 de l’édition de Paris, 1656, ou p. 142 de l’édition de Lyon, 1659, signalé par GEF XIV, p. 351, et cité p. 361, qui oppose sur ce point Molina et Lessius. « Accipit uxor lucrum ex adulterio, tenetur ne marito restituere ? Affirmat Molina, de Just., tom. I, tract. II, d. 94, quia ipse est dominus actuum conjugalium uxoris : nisi accepisset ab eo qui alienare non posset, ut religioso, aut filiofamilias. Id autem uxor secreto gerere tenetur, ne suae famae deroget. At Lessius, lib. II, cap. X, dubit. 6, n. 46, contrarium probabilius docuit ; quia injuria adulterii non est pecunia compensabilis, et mulier quamvis ex fornicatione illicite acquirat ; licite retinet acquisita ».

La référence à Molina, De justitia et jure (voir ci-dessus), répond à une question large : « Consequenter dicendum est de iis, quae ob turpem causam acciuntur ». On lit : « De occulta fornicaria est dubium, an quod pro fornicatione accipit in pretium restituendum sit in foro conscientiae, aut saltem id ab ea in foro exteriori pepeti possit. [...] Utrum vero conjugata teneatur reddere tale pretium marito, filiafamilias patri, ac monialis monasterio : cum Dominico a Soto et aliis est dicendum non secus teneri illud reddere, quam si labore manuum suarum id comparassent. Debet tamen illud eis reddere occulte, ut propriae consulant famae, vitenturque alia mala. Quin siquid illis esset promissum ac debitum ob fornicationem, necdumque esset solutum restitution est facienda non fœminis ipsis, sed marito, patri aut monasterio, quando periculum non esse illis pretium tradituras ».

Pascal a repris ce cas dans la Provinciale VIII, éd. Cognet, Garnier, p. 144-145. Il l’envisage dans la perspective générale du gain obtenu par des voies immorales, dont l’adultère n’est qu’un cas particulier.

« Vous n’avez pas assez de compassion pour ceux qui sont mal à leur aise ; nos pères ont eu plus de charité que cela. Ils rendent justice aux pauvres aussi bien qu’aux riches. Je dis bien davantage : Ils la rendent même aux pécheurs. Car encore qu’ils soient fort opposés à ceux qui commettent des crimes ; néanmoins ils ne laissent pas d’enseigner que les biens gagnés par des crimes peuvent être légitimement retenus. C’est ce que dit Lessius l. 2, c. 10. d. 6. num. 46. Les biens acquis par l’adultère sont véritablement gagnés par une voie illégitime ; mais néanmoins la possession en est légitime : quamvis mulier illicite acquirat, licite retinet acquisita. Et c’est pourquoi les plus célèbres de nos pères décident formellement que ce qu’un juge prend d’une des parties qui a mauvais droit, pour rendre en sa faveur un arrêt injuste, et ce qu’un soldat reçoit pour avoir tué un homme, et ce qu’on gagne par les crimes infâmes, peut être légitimement retenu. C’est ce qu’Escobar ramasse de nos auteurs, et qu’il assemble au tr. 3. ex. I. num. 23. où il fait cette règle générale. Les biens acquis par des voies honteuses, comme par un meurtre, une sentence injuste, une action déshonnête, etc., sont légitimement possédés, et on n’est point obligé à les restituer. Et encore au tr. 5. ex. 5. n. 53. On peut disposer de ce qu’on reçoit pour des homicides, des arrêts injustes, des péchés infâmes, etc., parce que la possession en est juste, et qu’on acquiert le domaine et la propriété des choses que l’on y gagne. Ô mon père, lui dis-je, je n’avais jamais ouï parler de cette voie d’acquérir, et je doute que la justice l’autorise et qu’elle prenne pour un juste titre l’assassinat, l’injustice et l’adultère. Je ne sais, dit le Père, ce que les livres du droit en disent : mais je sais bien que les nôtres qui sont les véritables règles des consciences en parlent comme moi. Il est vrai qu’ils en exceptent un cas auquel ils obligent à restituer. C’est quand on a reçu de l’argent de ceux qui n’ont pas le pouvoir de disposer de leur bien, tels que sont les enfants de famille et les religieux. Car notre grand Molina les en excepte au t. I. de just. tr. 2. disp. 94. nisi mulier accepisset ab eo qui alienare non potest, ut a religioso et filiofamilias. Car alors il faut leur rendre leur argent. Escobar cite ce passage au tr. I. ex. 8. n. 59. et il confirme la même chose au tr. 3. ex. I. n. 23. »

Cette dernière référence d’Escobar renvoie à un paragraphe intitulé Quid de pretio turpi accepto ?

La Provinciale VIII ne retient que la décision de Lessius, et non celle de Molina.

 

Louis Molina

 

Jésuite né à Cuenca en 1535. Il a été élève de Fonseca à Coïmbra. Il enseigne la théologie à Evora, puis à Madrid. Il est l’auteur d’un De concordia liberi arbitrii cum divinae gratiae donis, 1588, et d’un De justitia et jure, Mayence, 1659. Il entre en conflit avec les Dominicains qui dénoncent ses écrits comme contraires à l’orthodoxie thomiste. On appelle molinisme une doctrine théologique que l’on assimile souvent au pélagianisme, qui affirme l’autonomie du libre arbitre humain, et l’existence d’une grâce suffisante qui permet d’accomplir les commandements de Dieu, rendue efficace par une libre décision de l’homme. Dans cette doctrine, la prédestination n’est que postérieure aux mérites, contrairement à ce qu’affirme l’augustinisme. Voir le Dictionnaire de théologie catholique, article Molinisme, et les Écrits sur la grâce de Pascal. Molina meurt en 1600. Noter que Molina n’est pas, dans ce fragment, mentionné comme auteur d’une doctrine de la grâce, mais comme auteur de théologie morale.

 

Et la contraire de Lessius l’est‑elle encore ?

 

Laf. 969, Sel. 801. Probable.

Ils raisonnent comme ceux qui montrent qu’il est nuit à midi.

Si d’aussi méchantes raisons que celles-ci sont probables, tout le sera.

Première raison : Dominus actuum conjugalium. Molina.

Deuxième raison : Non potest compensari. Lessius.

Le texte de Lessius se trouve selon Escobar (suivi par GEF XIV) dans le De justitia et jure, Livre II, ch. 10, Dubitatio 6, n. 46, Utrum si secutus sit partus, teneatur adulter ad restauranda damna, quae consequuntur, marito vel heredibus legitimis, ex sustentatione ejus et hereditatis partitione. Mais on peut se demander si la référence d’Escobar n’est pas partiellement erronée. L’idée semble plus conforme au titre de la Dubitatio 5, intitulée Utrum adulter teneat aliquid restituere marito adulterae pro injuria, si partus non sit secutus. « Respondeo et dico Primo, Si nullum aliud damnum secutum est, non teneri quidquam pro haec injuria marito illata rependere. Ratio est : quia injuriae ab omni damno separatae, non debetur ex justitia, nisi satisfactio, per signa doloris ; veniae petitionem, etc. quae tamen locum non habet, quando injuria ignoratur ; unde nisi maritus resciscat, non tenetur adulter ad talem satisfactionem. Haec enim satisfactio non fit, nisi sententi se injuria affectum, cum consistat in placatione animi exacerbati. Quod si resciscat, et putetur cupere, tenetur : alias minime.

Dico secundum, Si maritus exigat satisfactionem pecuniariam, alter non tenetur eam praestare. Ratio est : tum quia tale damnum non est illatum ; tum quia haec conventio seu transactio pro injuria adulterii, Jure est interdicta, L. Transigere 18, C ; de transactionibus, ubi dicitur : Transigere vel pacisci de crimine capitali, excepto adulterio, prohibitum non est. Idem vetatur L. Miles, II, p ad legem Juliam, de adulteriis. Quod idcirco Jus vetuit, ne maritus videatur suae uxoris lenocinium facere, ejusque corpus ad quaestum tamquam leno prostituere. Si tamen maritus occulte transigeret cum adultero sine scandalo, non videtur peccare, nec ad ad restitutionem teneri ; quia leges illae magis pertinent ad Judices, ne concedatur actio, nimirum in poenam, ob praesumptionem lenocinii, quam ad mores privatos ».

Le reproche de Pascal est double. D’une part, il n’admet pas la règle des casuistes probabilistes qui veut qu’une opinion et sa contraire puissent être toutes deux probables, et sûres par conséquent. Voir Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, I, p. 38 : le même homme qui, jugeant d’après ses propres lumières, croit une opinion certainement vraie, peut admettre en même temps comme probable l’opinion contraire, pourvu que l’un de ses collègues la soutienne ; voir p. 44 : l’opinion d’un docte est, selon les casuistes, probable en elle-même ; ce qui me semble évident doit cesser de me le sembler parce que cela ne semble pas tel à un ou plusieurs casuistes ; la règle de mes jugements n’est donc plus dans mon évidence, mais dans celle des probabilistes, ou plutôt dans les deux : p. 46. Cette doctrine permet à tout casuiste consulté de proposer n’importe quelle règle de morale, aussi bien les siennes que celles que soutiennent les autres casuistes.

D’autre part, d’un point de vue particulier, Pascal estime que la maxime de Lessius ne vaut, sur le sujet de la morale des époux, pas mieux que celle de Molina : « At Lessius, lib. II, cap. X, dubit. 6, n. 46, contrarium probabilius docuit ; quia injuria adulterii non est pecunia compensabilis, et mulier quamvis ex fornicatione illicite acquirat, licite retinet acquisita ».

 

Lessius (Léonard Leys), 1554-1623

 

Né en 1554, le flamand Leonard Lessius entre chez les jésuites en 1572, mais il n’est ordonné prêtre qu’en 1582. Après son ordination il étudie sous Suarez et Bellarmin. Il enseigne à Douai, puis à Louvain. Il est censuré par la faculté de théologie de Louvain et l’université de Douai pour des thèses d’inspiration semi-pélagienne sur la prédestination post praevisa merita. Il répond par une Apologia contra censuras, qui entraîne une intervention du Saint-Siège (Dictionnaire de théologie catholique, article “Molinisme”, col. 2099 sq.). Il est auteur d’un De justitia et jure actionum humanarum, 1605, qui traite les problèmes de l’économie. Il meurt à Louvain en 1653. Pascal le cite en plusieurs endroits, notamment la Provinciale VII.

Van Sull Ch., L. Lessius, de la Compagnie de Jésus, Louvain, 1930.

Hurtubise Pierre, La casuistique dans tous ses états. De Martin Azpilcueta à Alphonse de Liguori, Ottawa, Novalis, 2005.