Fragment Fondement n° 3 / 21  – Papier original : RO 45-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fondement n° 279-280 p. 117 / C2 : p. 143

Éditions de Port-Royal : Chap. XVIII - Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres : 1669 et janvier 1670 p. 144-145  / 1678 n° 22 p. 143

Éditions savantes : Faugère II, 372, XXXVI ; II, 369, XXX / Havet XX.16 ; XXIV.4 / Brunschvicg 789 et 523 / Tourneur p. 250-4 / Le Guern 211 / Lafuma 225 et 226 / Sellier 258

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Bibliographie

 

 

FLAVIUS JOSÈPHE, Histoire des Juifs, II, liv. XVIII, ch. IV, in Œuvres, éd. Arnauld d’Andilly, p. 683-684.

NADAÏ Jean-Christophe de, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008, p. 222.

SELLIER Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 502-507.

SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

 

Éclaircissements

 

Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hommes,

 

C’est le thème du fragment sur les trois ordres (Preuves de Jésus-Christ 11  - Laf. 308, Sel. 339) : Jésus-Christ n’est pas reconnaissable aux grands de chair ni aux esprits charnels, parce que sa grandeur n’est pas de même ordre. On ne peut reconnaître en lui Dieu.

Mais le secret est là aussi sélectif : Dieu se révèle à ses disciples ; mais il se cache aux Juifs et a fortiori aux Gentils et aux païens. Pascal excepte de cet aveuglement les chrétiens hérétiques, qui ont connu Dieu sous son humanité : Pascal, Lettre à Melle de Roannez du 29 octobre 1656, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1036.

Nadaï Jean-Christophe de, Jésus selon Pascal, p. 222. La sainteté intrinsèque au voile. Le fait de se trouver enveloppé parmi les choses corporelles et terrestres, susceptibles de cacher les réalités spirituelles n’est pas donné comme une manifestation de l’état de péché, mais comme lié au temps de la grâce.

Preuves de Jésus-Christ 11. J.-C. sans biens, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’inventions. Il n’a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. O qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse.

[...] Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de J.-C., comme si cette bassesse était de l’ordre de sa du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître.

Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur abandonnement, dans sa secrète résurrection et dans le reste. On la verra si grande qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas.

Preuves de Jésus-Christ 3 (Laf. 300, Sel. 331). J.-C. dans une obscurité (selon ce que le monde appelle obscurité), telle que les historiens n’écrivant que les importantes choses des états l’ont à peine aperçu.

Flavius Josèphe, Histoire des Juifs, II, liv. XVIII, ch. IV, in Œuvres, éd. Arnauld d’Andilly, p. 683-684. Un « homme sage, si toutefois on doit le considérer simplement comme un homme, tant ses œuvres étaient admirables », p. 683-684. Dénoncé à Pilate et crucifié. Ses disciples ne l’abandonnent pas après sa mort. « Il leur apparut vivant et ressuscité le troisième jour, comme les saints Prophètes l’avaient prédit », p. 684. De là les Chrétiens « ont tiré leur nom ».

L’Abrégé de la vie de Jésus-Christ  souligne que cet incognito du Christ est véritable dès son jeune âge : « Hérode ayant été déçu par les Mages, ne pouvant pas déterrer Jésus, à cause que l’obscurité de sa naissance le cachait parmi la confusion du peuple, il se résolut de faire mourir tous les enfants, afin de l’y comprendre. Mais avant que son projet fût exécuté, Joseph averti par l’Ange emmena Jésus et Marie, et fut en Égypte ». D’autre part, Jésus est longtemps demeuré caché avant d’entreprendre sa prédication.

 

ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes sans différence à l’extérieur.

 

On peut lire sa vérité, mais la lecture la vérité n’est pas absolument exclue. La lecture la suppose qu’il s’agit de la vérité en général.

C’est le cas de la vraie justice telle que l’a présentée le fragment Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Sur quoi fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion ! sera-ce sur la justice ? il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des perses et allemands. On la verrait plantée par tous les états du monde, et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession les lois fondamentales changent, le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne. Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.

Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui.

Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu.

Laf. 530, Sel. 455. Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment.

Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment ; de sorte qu’on ne peut distinguer entre ces contraires. L’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s’offre mais elle est ployable à tous sens.

Et ainsi il n’y en a point.

Le modèle que Pascal utilise pour exprimer le caractère indiscernable de la vérité est celui de la perspective et du point fixe, qui a été mis en lumière par Michel Serres dans sa thèse sur Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques.

Laf. 697, Sel. 576. Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature et ils la croient suivre, comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau, mais où prendrons‑nous un port dans la morale ?

Dès lors que le langage est le même du côté de ceux qui sont dans le dérèglement et de ceux qui n’y sont pas, il devient très difficile de trouver un point fixe de référence qui permette de discerner la vérité de l’erreur.

Laf. 699, Sel. 577. Quand tout se remue également rien ne se remue en apparence ; comme en un vaisseau, quand tous vont vers le débordement nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe.

Le point fixe trouvé, il devient possible de distinguer le vrai du faux ou de l’illusoire.

Cependant, la lecture sa vérité présente l’intérêt d’unifier la signification du fragment autour de la personne, de la prédication et de la présence surnaturelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie.

 

Ainsi l’Eucharistie parmi le pain commun.

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Ainsi l’Eucharistie parmi le pain commun est une addition. Voir la transcription diplomatique.

Pascal, Lettre à Melle de Roannez du 29 octobre 1656, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1035 sq. L’étrange secret de Dieu : « il ne sort du secret de la nature qui le couvre que pour exciter notre foi à le servir avec d’autant plus d’ardeur que nous le connaissons avec plus de certitude. Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager dans son service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeuré caché sous le voile de la nature qui nous le couvre jusques à l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin quand il a voulu accomplir la promesse qu’il fit à ses Apôtres de demeurer avec les hommes jusques à son dernier avènement, il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie. C’est ce sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse une manne cachée ; et je crois qu’Isaïe le voyait en cet état, lorsqu’il dit en esprit de prophétie : Véritablement tu es un Dieu caché. C’est là le dernier secret où il peut être. Les chrétiens hérétiques l’ont connu à travers son humanité et adorent Jésus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnaître sous des espèces de pain, c’est le propre des seuls catholiques ; il n’y a que nous que Dieu éclaire jusque là... »

Sellier Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., p. 502-507.

Le sens profond du fragment débouche donc sur la doctrine du Dieu caché. C’est en ce sens que peut être comprise sa situation dans la liasse Fondement : la doctrine du Dieu caché est en effet l’un des fondements de la religion chrétienne.

 

Toute la foi consiste en Jésus-Christ et en Adam et toute la morale en la concupiscence et en la grâce.

 

Pascal construit ici un tableau de correspondance :

 

Foi

Adam

Jésus-Christ

Morale

Concupiscence

Grâce

 

Voir dans les Écrits sur la grâce le Traité de la prédestination et de la grâce, qui explique en quoi le péché d’Adam engendre la concupiscence et comment le Christ apporte à l’homme corrompu le secours de la grâce efficace. La foi consiste en Adam et en Jésus-Christ, parce que son fondement est la doctrine du péché originel et de la rédemption. La morale consiste en la concupiscence parce que c’est elle qui engendre les mauvais mouvements de l’homme, et en la grâce parce que c’est elle qui, triomphant de la concupiscence, engendre l’amour de Dieu et par suite les bonnes actions.