La liasse SOUMISSION ET USAGE DE LA RAISON (suite)
Soumission et l’édition de Port-Royal
Port-Royal consacre un chapitre intitulé Soumission et usage de la raison. Le chapitre V réunit essentiellement des fragments de la liasse Soumission. Le comité de Port-Royal a extrait de la liasse huit textes qu’il a conservés dans l’ordre de la transcription de la Copie C1. À une exception près puisqu’il commence le chapitre par le dernier fragment. Ainsi le chapitre V a été construit à partir de Soumission 1 (le titre), Soumission 23, Soumission 4, Soumission 7, Soumission 8, un paragraphe de Soumission 15, Soumission 16, Soumission 17 et Soumission 20.
Le fragment Soumission 14, sur les miracles, a été intégré dans le chapitre Diverses preuves de Jésus-Christ (n° XVI).
Le fragment Soumission 9 a été publié dans le chapitre Pensées chrétiennes (n° XXVIII).
Soumission 11 a été publié dans le chapitre Pensées diverses (n° XXXI).
Les fragments Soumission 2, 3, 5, 6, 10, 12, 13, 18, 19, 21 et 22 n’ont pas été retenus par le Comité. Seuls les fragments 2, 6, 10, 13, 21 et 22 ont ensuite été recopiés par Louis Périer dont une copie a été conservée. Louis Périer a aussi recopié le fragment 1 dont seule une partie avait été retenue dans le titre du chapitre V. Le père P. N. Desmolets a publié les fragments 2 et 6 en 1728 en utilisant cette copie. Les fragments 3, 5, 12, 18 et 19 n’ont pas retenu l’attention de L. Périer. Il faut attendre l’édition Faugère (1844) pour qu’ils soient publiés.
Aspects stratigraphiques des fragments de Soumission
Selon Pol Ernst, Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 301-302, aucun des papiers de cette liasse ne porte de filigrane.
Cette absence de filigrane et la petitesse de la plupart des papiers rendent les tentatives de reconstitution des feuillets originels et les identifications des types de papiers très incertaines.
Seul le rapprochement des papiers RO 169-4 et 169-5 de Soumission 17 et 18 est confirmé dans l’Album p. 44.
Les papiers de Soumission 1 (RO 247-4), Soumission 2 (RO 402-3), Soumission 7 (RO 213-3), Soumission 8 (RO 406-3), Soumission 17 (RO 169-4), Soumission 18 (RO 169-5), Soumission 20 (RO 409-2), Soumission 21 (RO 411-2) et Soumission 22 (RO 163-3) ne sont pas identifiés.
Les feuillets identifiés par Pol Ernst seraient en majorité de type Écusson fleurette RC/DV (petites feuilles de dimensions 35 cm x 25,5 cm) : Soumission 6 (RO 409-4), Soumission 9 (RO 277-1), Soumission 10 (RO 270-5), Soumission 11 (RO 229-3), Soumission 13 (RO 244-5), Soumission 15 (RO 398-2) et Soumission 16 (RO 214-2). Soumission 3 (RO 270-4), Soumission 4 (RO 401-3), et peut-être Soumission 5 (RO 401-3), seraient de type Deux écus de France et Navarre / I ♥ C. Soumission 14 (RO 193-2) pourrait provenir d’un feuillet de type Raisin & Raisin et Soumission 23 (RO 247-5) proviendrait d’un feuillet de type Cadran & B ♥ C.
Mis à part le type Raisin & Raisin, les autres feuilles utilisées font partie des premières strates de papiers utilisés par Pascal. Cette impression d’ancienneté est renforcée par le constat qu’au moins 10 papiers (Soumission 7, 8, 11, 13, 16, 17, 18, 20, 21, 22) semblent issus de feuillets utilisés sur deux colonnes.
Bibliographie ✍
ARNAULD et NICOLE, La logique ou l’art de penser, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011.
ARNAULD Antoine, La Perpétuité de la foi de l’Eglise catholique touchant l’Eucharistie, défendue contre le livre du sieur Claude, ministre de Charenton, Paris, 1669-1674, 3 vol., (en collaboration avec Nicole).
BARTMANN Bernard Mgr., Précis de théologie dogmatique, éd. Salvator, Mulhouse, 1941, 2 vol.
BOUCHILLOUX Hélène, Pascal, Paris, Vrin, 2004, p. 160 sq.
DROZ Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 116 sq.
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PAVLOVITS Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.
PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 131 sq.
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RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 271.
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SELLIER Philippe, “Pascal et la philosophie : la dérision de la raison”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Champion, Paris, 1999, p. 223-229. Voir p. 530 sq.
THIROUIN Laurent, “Pascal et la superstition”, in LOPEZ Denis, MAZOUER Charles et SUIRE Éric, La religion des élites au XVIIe siècle, Biblio 17, 175, Tübingen, Gunter Narr verlag, 2008, p. 237-256.
THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, IIa IIae, Q. XCII et XCIII. Sur le rapport entre idolâtrie et superstition, voir IIa IIae, Q. XCIV, a. 1.
WANEGFFELEN Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, Presses Universitaires de France, Paris, 1999.
✧ Éclaircissements
♦ Structure de la liasse Soumission
Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 236.
♦ Fonction de Soumission dans l’ensemble de l’argumentation des Pensées
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 530 sq. La liasse Soumission et usage de la raison mentionne deux fois saint Augustin. Pascal développe l’idée augustinienne que la raison elle-même conclut à sa propre incapacité dans l’ordre religieux et moral : p. 531. Mais il ne doit pas y avoir de soumission sans un rigoureux examen critique, sans des preuves manifestes de la transcendance : p. 533.
Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, p. 367. A P. R. est le véritable lieu de la transition qui rassemble tous les éléments du problème repérés dans les liasses précédentes : cette liasse énonce les prétentions de la religion devant les incohérences relevées, ce à quoi elle entend parvenir et ce qu’elle ne prétend point faire. Commencement joue le rôle de captatio benevolentiae, en brisant l’inintérêt, le refus d’entendre ; c’est le lieu du pari. Soumission fait le point sur la part d’irrationalité du christianisme ; elle est directement conçue contre les athées. Excellence s’adresse au contraire aux déistes, pour montrer que seule la voie qui passe par le Christ mène à Dieu. Transition s’interroge enfin sur les moyens qu’a l’homme, étant donné ses possibilités de connaissance, de parvenir à Dieu.
La liaison avec Commencement vient essentiellement de la conclusion du pari : il faut chercher, et Soumission rappelle de quelle manière, avec quelle attention et jusqu’à quel point.
Cependant on peut difficilement admettre que Soumission soit spécialement écrite contre les athées ; elle prolonge bien l’idée indiquée dans A P. R. que l’homme doit écouter Dieu et accepter son autorité, mais ce n’est plus sur ce point que porte l’accent. Celui-ci est plutôt marqué sur l’idée que la soumission demandée ne s’impose pas de manière tyrannique. Soumission et usage de la raison est une liasse contre la superstition, c’est-à-dire à l’excès de religiosité ou de docilité, qui est directement opposé à l’athéisme, conçu comme surévaluation de la raison qui va jusqu’au refus de tout surnaturel et sur-rationnel. La superstition, au sens où l’entend Pascal, se définit comme excès de docilité à l’égard de l’autorité, comme si tout dans la religion devait être accepté et suivi sans examen.
Pascal propose une voie plus complexe, et plus difficile à tenir : il faut, comme l’a montré A P. R., se soumettre pour les principes, c’est-à-dire accepter les dogmes qu’apporte la Révélation, non sans avoir estimé les raisons qu’il y a de les croire, c’est-à-dire leurs titres de crédibilité ; mais ensuite, user de la raison, c’est-à-dire tirer librement et rationnellement de ces principes les conséquences qu’ils enferment, comme le font les théologiens, et comme Pascal l’a fait lui-même dans les Écrits sur la grâce. Il faut reconnaître la part d’irrationnel qui entre dans le christianisme, mais ne pas pour autant anéantir la raison, qui a le droit de s’exercer sur les principes que lui fournit le cœur ou l’autorité.
En premier lieu, si la Révélation s’impose avec autorité, elle ne doit être reçue qu’après un examen attentif par la raison des titres qu’elle propose pour qu’on la croie. D’autre part, une fois les principes apportés par la Révélation admis, la pensée devient libre d’exercer sa capacité d’en tirer les conséquences, comme elle le fait dans la théologie.
La liasse Soumission paraît donc en réalité s’opposer à l’excès de docilité que Pascal assimile à la superstition : accepter une autorité sans un examen préalable scrupuleux, quelle qu’elle soit, témoigne d’une incapacité de conduire le raisonnement jusqu’au dernier point où il peut aller : la soumission de la raison ne doit pas être l’effet d’une docilité servile, mais constituer le dernier acte de la raison qui témoigne qu’elle est assez forte pour reconnaître ses limites sans pour autant abdiquer ses droits légitimes.
Voir l’introduction de Ph. Sellier dans Pascal, Pensées, opuscules et lettres, éd. Sellier, Garnier, 2011, p. 59. Pascal est violemment hostile à la crédulité, il propose une croyance intelligente, qui suppose le plus rigoureux des examens critiques. Il ne s’en tient pas au fidéisme, conception selon laquelle l’accès à la foi n’a rien à voir avec la raison et procède uniquement d’une rencontre immédiate avec Dieu. Il convie l’incroyant à réfléchir sur l’homme, sur l’histoire, sur les diverses philosophies et religions, sur la Bible, sur l’Église dans l’histoire. Le christianisme dispose de preuves. Au terme de cette démarche concrète, si Dieu l’anime secrètement, apparaîtront la transcendance de la Révélation et celle du Christ.
La liaison de Soumission avec la liasse Excellence de cette manière de prouver Dieu est sans doute plus forte qu’avec Commencement : on part de l’idée qu’il faut à la fois soumission et usage de la raison, après quoi Excellence montre que la manière de démontrer par le Christ répond à cette exigence. La succession des liasses suit ainsi une série de conditions qui se précisent les unes à partir des autres.
Russier Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 271. Accord de Pascal, Port-Royal et Descartes sur la valeur de l’esprit critique. Devant les exigences de la raison qui exige son autonomie, Pascal et Port-Royal n’hésitent pas à affirmer l’existence du mystère lorsque c’est nécessaire, mais cette réserve faite, ils ne prétendent pas étouffer l’essor de la pensée et de la recherche, tout au contraire.
Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), p. 126 sq. Le rapport sur la conférence établi par Étienne Périer ne fait aucun cas des liasses A P. R., Commencement, Soumission et usage de la raison, Excellence de cette manière de prouver Dieu, et Transition de la connaissance de l’homme à Dieu. En revanche, le comité qui a préparé l’édition des Pensées a donné toute son importance au propos de la liasse Soumission et usage de la raison : p. 131.