Fragment Soumission et usage de la raison n° 14 / 23  – Papier original : RO 193-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Soumission n° 234 p. 83 / C2 : p. 109-110

Éditions de Port-Royal : Chap. XVI - Diverses preuves de Jésus-Christ : 1669 et janv. 1670 p. 129 / 1678 n° 4 p. 128-129

Éditions savantes : Faugère II, 214, V / Havet XIX.3 / Michaut 423 / Brunschvicg 838 / Tourneur p. 230-3 / Le Guern 169 / Lafuma 180 / Sellier 211

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Bibliographie

 

 

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 327 sq.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 233.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971.

MESNARD Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 414-425.

SELLIER Philippe, “Le fondement prophétique”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Paris, Champion, 1999, p. 263-270.

SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977.

 

Voir les dossiers Prophéties et Miracles I, II et III.

 

 

Éclaircissements

 

Jésus-Christ a fait des miracles et les apôtres ensuite. Et les premiers saints en grand nombre, parce que les prophéties n’étant pas encore accomplies, et s’accomplissant par eux, rien ne témoignait que les miracles. Il était prédit que le Messie convertirait les nations. Comment cette prophétie se fût‑elle accomplie sans la conversion des nations, et comment les nations se fussent‑elles converties, au Messie, ne voyant pas ce dernier effet des prophéties qui le prouvent. Avant donc qu’il ait été mort, ressuscité et converti les nations tout n’était pas accompli et ainsi il a fallu des miracles pendant tout ce temps. Maintenant il n’en faut plus contre les Juifs et les impies, car les prophéties accomplies sont un miracle subsistant.

 

L’interprétation de ce fragment suppose que l’on distingue plusieurs termes.

En premier lieu, les miracles, entendus au sens ordinaire, qui ont été accomplis par les prophètes, par le Christ, par les apôtres, et dont certains ont encore lieu à l’époque où Pascal écrit (témoin le miracle de la sainte Épine).

En second lieu, les prophéties. On les distingue ordinairement des miracles, car ce ne sont pas des actions ni des phénomènes qui ont lieu dans la nature, tout en dépassant ses lois ordinaires, mais des discours. Pascal l’indique dans le fragment Miracles II (Laf. 846, Sel. 429) : La prophétie n’est point appelée miracle. Comme saint Jean parle du premier miracle en Cana, et puis de ce que Jésus-Christ dit à la Samaritaine qui découvre toute sa vie cachée, et puis guérit le fils d’un seigneur. Et saint Jean appelle cela le 2e signe.

Mais Pascal considère les prophéties messianiques considérées avec leur accomplissement, comme un miracle subsistant.

Une apologétique en faveur de la religion chrétienne ne peut s’appuyer efficacement sur l’argument des miracles, pour plusieurs raisons : d’une part, les miracles sont contestables dans leur réalité même ; il est toujours possible de donner à un miracle une explication naturelle, ou d’arguer que nos connaissances, insuffisantes sur le moment pour expliquer l’extraordinaire, le seront peut-être devenues dans l’avenir. D’autre part, un miracle est un fait rare et ponctuel, qui n’est généralement connu que par des témoins et des rapports, dont l’autorité faiblit au fur et à mesure que le temps passe ; à terme, le doute s’installe naturellement sur la valeur de leur témoignage. Enfin, en admettant même qu’un miracle ait effectivement eu lieu, son interprétation demeure sujette à discussion, comme l’a montré l’histoire de la sainte Épine à Port-Royal.

Pascal a donc renoncé à fonder son apologétique sur des miracles particuliers. Il a en revanche compris que les prophéties messianiques peuvent, sous un certain angle, être considérées comme un miracle, et que ce miracle ne tombe pas sous les objections proposées ci-dessus. C’est pourquoi il écrit dans Prophéties 15 (Laf. 335, Sel. 368) que la plus grande des preuves de J.-C. sont les prophéties. C’est à quoi Dieu a le plus pourvu, car l’événement qui les a remplies est un miracle subsistant depuis la naissance de l’Église jusques à la fin.

Pascal n’a donc pas entièrement abandonné l’argument du miracle, mais il l’a déplacé de cas particuliers non convaincants à un cas auquel son ampleur donne une grande puissance de persuasion.

Dans le cas des prophéties messianiques, le fait de la prédiction est incontestable : comme l’écrit H. Gouhier, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971, p. 218 : « il y a prophétie lorsque la chose prédite arrive mais dans des conditions telles qu’on ne puisse parler de hasard ». Pascal consacre donc les liasses sur la signification figurée des Écritures à montrer que les prédictions des prophètes ont été effectivement remplies par l’avènement du Messie (ce qui implique la démonstration préalable que leur sens est effectivement d’ordre spirituel).

D’autre part, le critère de discernement que l’on emploie pour les miracles particuliers (comme le miracle de la sainte Épine) s’applique parfaitement aux prophéties : un miracle est toujours un effet qui dépasse les moyens mis en œuvre pour le produire. Mais alors que l’on peut toujours récuser les miracles ponctuels en supposant qu’ils sont produits par des causes naturelles inconnues, le caractère miraculeux des prophéties messianiques est visible. Il est clair en effet qu’il n’appartient pas à la nature de l’homme de prévoir des événements un millier d’années à l’avance : voir sur ce point Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 327 sq. Par conséquent, même si un seul homme avait prédit le Christ, ce serait une force infinie (Prophéties 11 - Laf. 332, Sel. 364). Or dans le cas présent, c’est une impressionnante succession de prophètes qui, durant plus de 1 600 ans, ont annoncé le Messie ; ensuite de quoi leur message prophétique a été diffusé dans toutes les parties du monde. Comme l’écrit Jean Mesnard, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 416 sq., le fait prophétique pris dans son ensemble, avec la réalisation des prophéties, constitue un effet d’une telle ampleur qu’aucune cause naturelle ne peut être invoquée pour explication.

Enfin, la dimension chronologique du fait exclut qu’on puisse considérer le miracle comme ponctuel : il s’étend des origines de l’humanité jusqu’à l’époque présente, de sorte que l’inconvénient de l’éloignement chronologique ne joue plus à son égard. Voir le fragment Laf. 594, Sel. 789 : c’est parce que les miracles de la création et du déluge s’oubliaient que Dieu pour préparer un miracle subsistant […] prépare des prophéties et l’accomplissement. Il ne s’agit pas d’un événement que la distance chronologique peut nous rendre indifférent, mais d’un fait qui inclut et concerne les hommes de tous les temps. Le caractère subsistant et perpétuel de ce miracle effectue ainsi une extension de l’argument de la prophétie à l’argument de la perpétuité.

Cependant cette argumentation, qui a l’avantage de lier le fait prophétique à l’argument de la perpétuité, s’expose à une objection : si les prophéties sont le seul miracle subsistant et convaincant, les miracles ponctuels accomplis par les prophètes, le Christ et les apôtres ne sont-ils pas inutiles ? Pour répondre à cette objection, Pascal est conduit à distinguer les temps.

À l’époque des prophètes, puis du Christ et des apôtres, le miracle prophétique n’était pas encore indiscutablement constatable, car les prophéties n’étaient pas encore accomplies, puisque c’étaient le Christ et ses apôtres qui les réalisaient. Dieu a donc eu recours à un signe évident pour les contemporains, savoir les miracles accomplis au sein du peuple juif par les prophètes, puis par le Christ : « ainsi il a fallu des miracles pendant tout ce temps ». L’objection de l’inutilité de ces miracles n’a donc aucune raison d’être.

En revanche, lorsque le miracle prophétique a été accompli, par la conversion des nations, ces mêmes miracles qui s’étaient déroulés sous les yeux des Juifs ont cessé d’être nécessaires, puisqu’ils pouvaient constater le miracle plus immense encore de la réalisation des prophéties. Pour discerner entre les chrétiens et les Juifs, les miracles ne sont plus nécessaires, les prophéties suffisent. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 253.

 

Pour approfondir…

Il était prédit que le Messie convertirait les nations : voir Religion aimable 1 (Laf. 221, Sel. 254). J. C. pour tous. Moïse pour un peuple.

Les Juifs bénis en Abraham. Je bénirai ceux qui te béniront, mais toutes nations bénies en sa semence.

Parum est ut etc. Isaïe. / Lumen ad revelationem gentium.

Non fecit taliter omni nationi, disait David, en parlant de la loi. Mais en parlant de J. C. il faut dire : Fecit taliter omni nationi, parum est ut etc. Isaïe.

Aussi c’est à J. C. d’être universel. L’Église même n’offre le sacrifice que pour les fidèles. J. C. a offert celui de la croix pour tous.

Par nations, il faut entendre les Gentils, c’est-à-dire tous les peuples qui n’étaient pas Israélites.

Cependant Pascal précise bien : il n’en faut plus contre les Juifs et contre les impies.

En effet, nous avons vu que les impies de l’époque moderne ne peuvent pas être convaincus par des miracles qu’ils interprètent comme des phénomènes extraordinaires, mais naturels. Les Juifs, de leur côté, admettent bien la vérité des prophéties, mais ils ne les ont pas comprises dans leur vrai sens, et une fois que le Christ est arrivé, de nouveaux miracles sont inutiles, parce qu’il leur suffirait de prêter attention à sa prédication. Mais cela n’exclut pas que d’autres en aient encore besoin. Car comme l’écrit Tetsuya Shiokawa, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977, p. 155, « Dieu n’induit pas les hommes en erreur par le miracle qui est un des fondements de la religion et qui a pour objet la vérité ».

Or de ce point de vue, il existe toujours une analogie entre la situation des Juifs dans l’Antiquité, et celle des chrétiens dans la modernité. Dans le passé, les pharisiens ont refusé de croire les miracles du Christ au nom de la loi judaïque, parce que Jésus a fait des miracles le jour du sabbat ; ils ont refusé de voir en lui le Messie, malgré ses miracles, car ils admettaient qu’aucun prophète ne devait sortir de Bethléem, alors que Jésus était originaire de Nazareth. Mais les miracles étant signes de vérité, ils n’auraient pas dû rejeter légèrement ceux de Jésus, sans se demander d’abord si les actions du Christ se conformaient au véritable sens de la doctrine traditionnelle. Ils auraient dû se demander si la guérison de l’aveugle-né un jour de sabbat ne s’accordait pas avec la loi d’amour du prochain. La situation des chrétiens n’est pas sur ce point foncièrement différente : le miracle de la sainte Épine témoigne au contraire que les miracles sont toujours nécessaires lorsqu’il y a une contestation entre chrétiens, dans les situations où la vérité n’est pas entièrement claire, pour discerner la vérité du mensonge et de l’erreur : c’est précisément le cas des jésuites qui attaquent Port-Royal, et refusent de voir que la guérison de Marguerite Périer témoigne que la vérité est du côté des disciples de saint Augustin, et non du leur ; ils auraient mieux fait de s’informer sérieusement si les cinq propositions se trouvaient dans l’Augustinus. Havet, éd. Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 39 et p. 44-45, indique aussi que Pascal entend qu’il faut encore des miracles contre les jésuites, en pensant au miracle de la sainte Épine.

 

La question subsiste de la place de ce fragment dans Soumission et usage de la raison.

Il s’agit sans doute d’un prolongement des fragments Soumission 18 (Laf. 184, Sel. 215), On n’aurait point péché en ne croyant pas Jésus-Christ sans les miracles, et Soumission 3 (Laf. 169, Sel. 200), Je ne serais pas chrétien sans les miracles, dit saint Augustin.

En fait, quoiqu’il souligne la différence entre les miracles des prophètes, du Christ et des apôtres, et le miracle subsistant transhistorique qu’est l’accomplissement des prophéties, c’est tout de même une analogie que Pascal souligne. La conversion des contemporains du Christ était justifiée par ses miracles, qui étaient alors une juste raison de se soumettre à sa parole : de manière analogue, le miracle subsistant de l’accomplissement des prophéties est pour les générations qui les ont suivis une juste raison de se soumettre à la prédication évangélique. Mutatis mutandis, c’est toujours le miracle qui engendre la soumission de la raison.