Pensées diverses I – Fragment n° 15 / 37 – Papier original : RO 127-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 94 p. 337 / C2 : p. 289
Éditions savantes : Faugère I, 210, CII / Havet XXV.13 / Brunschvicg 173 / Tourneur p. 77-3 / Le Guern 482 / Lafuma 561 (série XXIII) / Sellier 468
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Bibliographie ✍
ARNAULD Antoine et NICOLE Pierre, La Logique, III, XVIII, III (1664), éd. D. Descotes, Paris, Champion Classiques, 2014, p. 432-433. GASSENDI Pierre, Sentiments sur l’éclipse qui doit arriver le 12. Du mois d’août prochain. Pour servir de réfutation aux faussetés qui ont été publiées sous le nom du Docteur Andreas, Paris, Vitré, 1654. HERMANT Godefroy, Mémoires, II, Livre XII, ch. XIV, éd. Gazier, Paris, Plon, 1905. LABROUSSE Elisabeth, L’entrée de Saturne au Lion, La Haye, M. Nijhoff, 1974. LENOBLE Robert, Mersenne ou la naissance du mécanisme, 2e éd., Paris, Vrin, 1971. Pierre Gassendi. Sa vie, son œuvre, 1592-1655, Paris, Albin Michel, 1955. SIMON Gérard, Kepler astronome astrologue, Paris, Gallimard, 1979, notamment p. 29-80. SIMON Gérard, “L’astrologie dans la pensée du XVIe siècle”, in Sciences et savoirs aux XVIe et XVIIe siècles, Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 1996, p. 63-75. |
✧ Éclaircissements
Ils disent que les éclipses présagent malheur parce que les malheurs sont ordinaires. De sorte qu’il arrive si souvent du mal qu’ils devinent souvent, au lieu que s’ils disaient qu’elles présagent bonheur, ils mentiraient souvent. Ils ne donnent le bonheur qu’à des rencontres du ciel rares. Ainsi ils manquent peu souvent à deviner.
Rencontre signifie le plus souvent événement ; mais le mot a aussi le sens de conjonction ou de coïncidence. L’astrologie repose largement sur l’observation de correspondances dans les positions des astres, particulièrement dans le cas des éclipses.
♦ Astrologie
Deux ouvrages de Gérard Simon donnent des indications utiles sur les formes que peut revêtir l’astrologie judiciaire aux XVIe et XVIIe siècles : ✍
Simon Gérard, Kepler astronome astrologue, notamment p. 29-80.
Simon Gérard, “L’astrologie dans la pensée du XVIe siècle”, in Sciences et savoirs aux XVIe et XVIIe siècles, p. 63-75.
Mersenne Marin, Correspondance, I, Paris, P. U. F., 1945, p. 42 : L’astrologie judiciaire est encore admise par des savants comme l’élève de Viète Jacques Alleaume. Mais des réfutations ont bientôt vu le jour. Sa fausseté est admise dans le cercle de Mersenne, qui insère la sentence de la Sorbonne contre la pratique de l’astrologie judiciaire (22 mai 1629) dans Les préludes de l’Harmonie universelle ou Questions curieuses utiles aux prédicateurs, aux théologiens, aux astrologues, aux médecins et aux philosophes. Composées par L. P. M. M., à Paris, chez Henri Guénon ; voir éd. Pessel, Paris, Fayard, p. 525. Mersenne a consacré plusieurs colonnes à la réfutation des astrologues dans les Quaestiones in Genesim, col. 958 sq. Voir Quaestio XII, Quaenam futura significentur ab astris, col. 958 sq. Mersenne commence par faire un état des thèses des astrologues : Articulus primus, Quomodo sydera sunt signa rerum futurarum a causis naturalibus dependentium, ut imbrium, ventorum, etc. ; Articulus II, Quomodo planetae per suas irradiationes futurorum naturalium signa esse dicantur, col. 961 sq. Il vient ensuite à la réfutation : Quaestio XIII, Quod astra non sint signa rerum omnium tam praeteritarum quam futurarum. Articulus primus, Quomodo pertinaces sint astrologi, qui neque authoritati, nec rationi credunt, col. 965 sq. ; Articulus II, Quae astrologia condemnata sit, quae est eadem, contra quam agimus, col. 967 sq. Mersenne s’en prend ensuite en détail à la stultitia de tous les éléments de l’art astrologique.
Sur l’opposition du P. Mersenne et des partisans du mécanisme, voir les pages que R. Lenoble consacre à l’astrologie et à la critique qu’en fait le minime, particulièrement contre Cardan, dans son Mersenne ou la naissance du mécanisme, 2e éd., p. 121-133.
Cependant l’astrologie était toujours en vogue à l’époque où Pascal écrit les Pensées ; Jean-Baptiste Morin (1583-1656) a composé une Astrologia gallica principiis et rationibus stabilita, qui parut en 1661.
Le mot d’éclipse, qui désigne le passage d’un corps céleste derrière ou dans l’ombre ou la pénombre d’un autre corps céleste, n’est appliqué, en pratique, qu’à la Lune et au Soleil.
On trouve une explication claire de la nature des éclipses du soleil et de la lune dans Chenevier Pierre, Cours de cosmographie, Paris, Hachette, 1932. Pour des indications sur la théorie des éclipses au XVIIe siècle, voir ✍
Boulliau Ismaël, Astronomia philolaica, Livre IV, ch. IV, p. 199 sq. Éclipse du soleil.
Hérigone Pierre, Cursus mathematicus, IV, De sphaera mundi, ch. VI, p. 71 sq.
Rohault Jacques, Traité de physique, II. Chapitre XI, Des éclipses, éd. de 1670, p. 46 sq.
♦ L’éclipse du Soleil du 12 août 1654
Cette éclipse, dont on va voir la portée, coïncide avec l’entrée de Saturne au Lion mentionnée dans le fragment Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94).
Sur l’éclipse du Soleil du 12 août 1654, voir Labrousse É., L’entrée de Saturne au Lion. L’éclipse du soleil du 12 août 1654 ; et Pierre Gassendi. Sa vie, son œuvre, 1592-1655, p. 48 sq.
Labrousse Élisabeth, L’entrée de Saturne au Lion, p. 4 sq. En août 1652, le docteur Andreas Argolin, astrologue et professeur à Padoue, a composé une Dissertation consacrée à l’éclipse du 8 avril 1652, et celle du 12 août 1654, dont il prévoyait les effets funestes, en raison de la présence du Soleil dans le signe igné du Lion et sur sa proximité avec Saturne et Mars, planètes maléfiques lors de l’éclipse à venir. Ces pronostics effrayants, déformés et répandus, la peur se répandit à Paris. On attendit la fin du monde dans un délai de deux ans et le triomphe des Turcs sur le monde chrétien. Le retentissement de ces prédictions a été suffisant pour engendrer une angoisse générale à l’approche de l’éclipse, voire une sorte de panique populaire.
Hermant s’en fait l’écho dans ses Mémoires, II, Livre XII, ch. XIV, éd. Gazier, Paris, Plon, 1905, p. 568. « Toute la France était alors dans l’attente d’une éclipse du soleil qui devait arriver le douzième jour du mois suivant, et quoique ces sortes de phénomènes soient fort naturels et incapables de causer aucune mauvaise suite dans l’ordre du monde, néanmoins quelques astrologues avaient attribué à cet événement une si grande et si extraordinaire malignité qu’une infinité de personnes tombèrent dans une épouvante qui tenait de la consternation. Le meilleur effet que produisit cette crainte fut que Dieu permit que plusieurs même s’en firent une heureuse nécessité de penser sérieusement aux affaires de leur conscience, pendant que les autres s’enfermaient ridiculement dans ses caves pour se garantir de cette prétendue défaillance de la nature ».
En 1654, une « terreur panique » s’empare du peuple, selon une lettre de Bernier à Chapelain : voir Labrousse É., op. cit., p. 2-3. « Quelques-uns achetaient de la drogue contre l’éclipse, les autres se tenaient à l’obscurité dans leurs caves ou dans leurs chambres bien closes [...] ; les autres se jetaient à la foule dans les églises ; ceux-là appréhendant quelque maligne et périlleuse influence ; et ceux-ci croyant d’être parvenus à leur dernier jour ; que l’éclipse s’en allait ébranler les fondements de la Nature, et les renverser sens dessus dessous ; quoique les Gassendis, les Robervals et plusieurs autres fameux Philosophes pussent dire et écrire contre celle folle persuasion ».
Le phénomène n’est du reste pas uniquement parisien. Voir Huygens Christian, Œuvres, I, p. 291 sq. Lettre de Constantin Huygens à son frère Christian Huygens du 10 août 1654, La Haye : la perspective de l’éclipse effraie beaucoup de monde : l’éclipse « fait une si prodigieuse peur à beaucoup de personnes d’ici qu’ils voudraient s’enfuir hors du monde, s’ils croyaient que là elle ne serait point vue. Il y en a qui disent qu’elle durera trois jours entiers, d’autres qu’il ne s’en est vu que quatre de pareilles depuis la création du monde, et contes semblables. Si ce prodige ne devait arriver après demain, je vous supplierai d’en mettre votre avis par écrit pour avoir de quoi en discourir avec fondement et solidité ». Voir aussi dans le même volume, Œuvres, I, p. 297, la lettre de Kinner a Löwenthurn à Huygens du 16 septembre 1654, qui apporte des renseignements sur l’éclipse du 12 août 1654 et s’en prend durement aux astrologues.
Les autorités politiques et religieuses de France ont jugé nécessaire de réagir contre cet affolement. Des réfutations furent publiées en grand nombre. L’ouvrage d’É. Labrousse donne la liste des ouvrages publiés sur cette éclipse (p. 88-109). Claude Auvry, vicaire du cardinal Antoine Barberini, grand aumônier de France, avait demandé un écrit sur cette éclipse à Gassendi, qui ne put se récuser. Il composa une brochure de 16 pages intitulée Sentiments sur l’éclipse qui doit arriver le 12 du mois d’août prochain. Pour servir de réfutation aux faussetés qui ont été publiées sous le nom du Docteur Andreas. À Paris, de l’imprimerie d’Antoine Vitré, 1654, qui n’a été publié que trois ans plus tard. Voir Busson Henri, La religion des classiques, p. 101 sq. Voir Pierre Gassendi. Sa vie, son œuvre, 1592-1655, p. 48 sq., et l’étude de Rochot Bernard sur cet écrit dans XVIIe siècle, 27, 1955.
L’ouvrage commence par un Avertissement : « Une personne de considération ayant demandé à un des savants hommes de ce siècle ses sentiments sur l’éclipse qui doit arriver le 12. jour du mois d’août prochain : ce grand personnage qui a une singulière vénération pour lui, les lui a écrits par cette lettre. Et l’ayant fait voir à quelques uns de ses amis, ils ont jugé à propos de la donner au public, pour détromper ceux dont l’écrit chimérique, publié sous le nom du docteur Andréas pourrait avoir alarmés ; et pour confondre aussi la vanité de ses prédictions, en faisant voir ce que c’est en effet qu’une éclipse ».
Le texte de Gassendi permet de saisir par contraste l’originalité de la remarque de Pascal. Il commence par expliquer sommairement le mécanisme général de l’éclipse :
« /3/ Sentiments sur l’éclipse qui doit arriver le 12. Du mois d’août prochain, pour servir de réfutation aux faussetés qui ont été publiées sous le nom du Docteur Andreas.
/4/ [...] L’éclipse du Soleil n’est autre chose qu’une simple privation de lumière, qui arrive non pas au soleil, mais à la Terre, par l’interposition du corps de la Lune, qui passant entre lui et nous, nous en dérobe la vue, et l’éclat, ou tout à fait, ou en partie, suivant qu’elle passe tout à fait entre nous et lui, ou plus ou moins, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.
Or la Lune nous empêche de voir le Soleil, à cause de son opacité ; et elle le peut parfois tout couvrir, parce qu’encore qu’elle soit beaucoup plus petite que lui, néanmoins à notre égard, et pource qu’elle est plus proche de nous de près de vingt fois, elle nous paraît environ de la même grandeur.
Et bien que cette privation de la lumière du Soleil nous semble une chose fort rare, elle est néanmoins très naturelle, et assez ordinaire ; et n’arrive pas moins nécessairement en quelque endroit de la Terre communément tous les six mois, que la nuit arrive toutes les vingt-quatre heures.
C’est de cette nécessité, que dépend la certitude de la prédiction de son arrivée, aussi bien que celle, dont on peut prédire l’arrivée de la nuit, tandis qu’il est jour, et la cause de cette nécessité est le mouvement réglé et constant que Dieu a donné aux astres, qui fait que ceux qui en ont acquis la connaissance, en peuvent prévoir les rencontres, de même que ceux qui savent le train ordinaire des Messagers de Paris à /5/ Lyon, et de Lyon à Paris, peuvent prévoir en quelles hostelleries, et en quels jours ils se rencontreront.
Le Soleil et la Lune, outre le mouvement journalier, qu’ils ont du Levant au Couchant, en ont encore un autre en biais, du Couchant au Levant, qui fait que le Soleil cause les diverses saisons, et la Lune nous montre ses diverses faces. Mais au lieu que le Soleil ne fait par ce mouvement qu’un tour dans un an, la Lune le fait dans un mois.
De là vient, que comme la Lune va par ce mouvement environ douze fois plus vite que le Soleil, aussi elle doit rencontrer le Soleil dans un an environ douze fois, c’est-à-dire une fois tous les mois, et lors que nous disons que la Lune se renouvelle.
Si la Lune suivait donc précisément la même route que le Soleil, elle nous le couvrirait entièrement une fois tous les mois ; mais pource que le chemin qu’elle suit, ou le cercle qu’elle décrit, n’est pas précisément sous celui que décrit le Soleil, mais qu’à notre égard il le coupe en deux points, l’un en passant du Midi au Septentrion, et l’autre en passant du Septentrion au Midi, étant ces deux points ce que l’on appelle la Tête, et la Queue du Dragon (quoique bizarrement, et sans aucune raison solide, et surtout la Constellation du Dragon étant bien loin de là), c’est pour cela que le Soleil n’arrivant à l’un ou à l’autre de ces deux points, que tous les six mois une fois, la Lune ne s’y trouve aussi pour nous le cacher qu’une fois tous les six mois ; comme passant tous les autres mois à l’écart du Soleil, vers le Septentrion ou vers le Midi.
/6/ Que si d’ailleurs le Soleil et la Lune se rencontreraient toujours précisément en l’un desdits points, en telle sorte que leurs centres se rencontrassent dans la même ligne de notre vue, la Lune nous couvrirait toujours entièrement le Soleil, et ainsi l’éclipse serait toujours totale ; mais comme la chose est très rare, à l’égard d’un même lieu de la Terre, et que communément la rencontre se fait, ou un peu avant, ou un peu après ledit point ; et qu’ainsi la Lune demeure un peu ou Septentrionale, ou Méridionale ; il arrive de là qu’elle ne nous cache point entièrement tout le Soleil, mais nous en laisse une partie visible, en forme de croissant, tantôt plus grande, tantôt plus petite, à mesure qu’elle est plus ou moins éloignée dudit point, ou vers le Midi, si elle est au Septentrion, ou vers le Septentrion, si elle est au Midi.
Cela supposé, je dirai en général, qu’il y a bien moins à craindre de l’éclipse du Soleil, qui nous est causée par l’interposition de la Lune, qu’il n’y a à craindre de l’obscurité de la nuit, qui nous est causée par l’interposition de la Terre ; ce n’est en effet qu’une pareille privation de la même lumière, et la nuit n’est rien qu’une longue éclipse, ni l’éclipse rien qu’une courte nuit. Dont je conclus, que s’il y a quelque chose à craindre de l’une, ou de l’autre, c’est bien plutôt de l’éclipse que nous appelons nuit, que de la nuit que nous appelons éclipse.
Car la privation de la lumière du Soleil ne peut être à craindre, que pour ce qu’elle est, ou grande, ou lon/7/gue, ou soudaine, ou fréquente, ou pour ce qu’il y a quelque influence ou vertu du Soleil, qui passe ou ne passe point vers nous avec elle.
Or premièrement, la privation de la lumière du Soleil, que nous cause la Terre durant la nuit, est bien autrement grande, que celle qui nous est causée par la Lune durant l’éclipse ; pource que celle-là est totale, et celle-ci n’est communément que d’une partie du Soleil. Et bien qu’il arrive parfois, quoique très rarement, que la Lune nous couvre entièrement le Soleil, ce n’est toutefois qu’en passant, et à peine pour un moment, d’autant que la Lune n’étant à notre égard qu’environ égal au Soleil, et se mouvant incessamment, elle n’a pas plutôt achevé de couvrir le Soleil du côté du Levant, qu’elle commence de le laisser découvert du côté du Couchant.
Secondement, celle de la nuit est bien autrement longue, que celle de l’éclipse ; puisque la plus longue éclipse peut être à peine de deux heures et demie, ou trois quarts ; là où à Paris les plus courtes nuits sont de huit heures ; les plus longues étant de seize. Pour ne rien dire des pays où la nuit est continuelle durant plusieurs mois.
En troisième lieu, celle que nous cause la Terre est bien plus soudaine, que celle qui est causée par la Lune ; pource que la Terre ayant commencé de cacher le Soleil quand il se cache, achève de le faire environ quinze fois plus vite que ne fait la Lune, quand elle l’éclipse. Et bien que la clarté du crépuscule, qui dure encore après le Soleil couché, soit une lumière réfl/8/chie par les vapeurs que le Soleil éclaire ; c’est toutefois peu en comparaisons de la lueur du Soleil, qui nous arrive directement des parties non éclipsées, durant tout le temps que l’éclipse croît.
En quatrième lieu, celle de la nuit est bien autrement fréquente que celle de l’éclipse, puisque la nuit arrive toutes les vingt-quatre heures une fois, au lieu que l’éclipse n’arrive tout au plus, que tous les six mois ; et à l’égard d’un même endroit de la Terre elle n’arrive bien souvent que dans une ou plusieurs années ; et nous avons particulièrement vu que depuis l’an 1621. Il n’en a point paru sur notre horizon jusques à l’an 1630.
Finalement, si l’on voulait dire, quoique sans expérience et sans raison, qu’il y a quelque autre influence du Soleil que sa lumière, qui est empêchée de passer à travers la Lune, à cause de son épaisseur ; elle le sera bien davantage de passer à travers la Terre, qui a trois fois, ou environ plus d’épaisseur que n’a la Lune. Ou bien, si l’on voulait dire que durant la nuit quelque vertu du Soleil peut passer à travers la Terre, et venir jusques à nous, elle pourra bien encore mieux passer durant l’éclipse à travers la Lune, qui a bien moins d’épaisseur que la Terre.
Donc il me suffit de conclure, que si communément nous n’appréhendons aucuns notables changements, ni en la Nature, ni en l’état des choses humaines, pour l’arrivée de la nuit, il y a bien encore moins d’occasion d’appréhender pour l’arrivée de quelque éclipse.
/9/ Et en effet, si le mouvement et le train que la Nature donne aux choses durant le jour, continue encore durant la nuit, pendant laquelle nous sentons seulement quelque fraîcheur, ou froidure plus grande, à plus forte raison continuera-t-il durant l’éclipse, et nous en sentirons bien moins d’altération, à cause de brièveté. Et si la nuit de soi n’est réputée la cause des troubles et des désordres qui arrivent parmi les hommes, l’éclipse le doit être bien moins.
/14/ [...] Et d’où peut donc venir (me direz-vous peut-être) cette persuasion qui a si généralement saisi l’esprit des hommes, de s’imaginer que les éclipses causent, ou présagent tous les grands et sinistres événements, qui arrivent après elles ? C’est, si je ne me trompe, de la faiblesse du raisonnement humain ; de la présomption ou bonne opinion que les hommes ont d’eux-mêmes, et de la crédulité qui est fomentée par les imposteurs.
Car la commune faiblesse des hommes est de ne raisonner et juger du prix des choses que par leur rareté. Ils n’ont garde, par exemple, de priser un lingot d’or à l’égal d’un pain de pareille grosseur : quoique si l’or était aussi commun que le pain, et le pain aussi rare que l’or, ils donneraient une charretée d’or pour avoir un petit pain. Et c’est pour cela, que ne comptant pour rien l’arrivée de la nuit, à cause que c’est une chose commune, ils comptent pour beaucoup l’arrivée d’une éclipse, à cause que c’est une chose rare.
D’ailleurs, les hommes ont la présomption de s’ima/15/giner, que toutes choses sont tellement faites pour eux, et les regardent de telle sorte, que tout ce qui arrive arrive extraordinairement, n’arrive que pour leur servir de cause, ou de signal de quelque événement extraordinaire. C’est pour cela qu’ils prennent les éclipses, les comètes, les monstres, et toutes autres choses semblables, pour des prodiges qui leur présagent quelque chose de signalé. Infortunés en cela, et tellement industrieux à leur propre dommage, qu’au lieu de prendre et interpréter ces choses, sinon comme bonnes, à tout le moins comme indifférentes, ils les prennent et interprètent toujours en mal, sans considérer qu’elles sont toutes purement naturelles, et marchant leur grand train, ne regardent non plus les hommes, que le reste des animaux, les plantes, et généralement tout ce qui est sur la Terre.
De cette faiblesse, et de cette présomption procède la crédulité, qui fait que les hommes ont une merveilleuse pente à ajouter foi aveuglément, et sans se prémunir d’aucune sérieuse discussion des choses, à toutes les charlateries (sic) des astrologues, devins et prognostiqueurs, qui ayant intérêt d’entretenir cette crédulité, pour l’avantage qu’ils en retirent, savent fort bien prendre l’occasion au poil, et la tourner avec adresse où il leur importe.
Pour ne rien dire de ceux, qui persuadés, ou non, des choses qu’ils disent, prennent du divertissement à voir leurs bourdes en crédit parmi le monde ; tel que peut avoir l’auteur du susdit écrit, qui voyant maintenant tant de monde alarmé à cause de ses prédictions, rit /16/ vraisemblablement derrière la tapisserie, ou seul, ou parmi les complices de son dessein, de ce qu’il a si bien réussi [...].
De Paris, ce 20 juillet, 1654. »
OC I, éd. Mesnard, p. 276, signale que l’opuscule de Gassendi contenu dans le recueil R 1037 de la Bibliothèque du Patrimoine de Clermont-Ferrand (pièce XXXI), contient en p. 16, une note en marge qui pourrait être de la main de Pascal ; l’édition de M. Le Guern, Œuvres complètes II, p. 1333, admet cette attribution sans réserve. L’attribution à Pascal de cette note mutilée et très difficile à déchiffrer, si elle pouvait être solidement établie, aurait l’intérêt de confirmer qu’il a bien lu l’opuscule de Gassendi.
Pierre Petit, que Pascal connaissait pour avoir procédé avec lui à l’expérience de Torricelli sur le vide (voir la lettre de Petit à Chanut de novembre 1646, OC II, éd. J. Mesnard, p. 349-359), a aussi écrit un opuscule intitulé L’éclipse du Soleil, du 12 d’août 1654, ou Raisonnements contre ses pronostiques, Paris, A. Lesselin, 1654.
Le retentissement de cet épisode n’était pas entièrement éteint vers 1660, puisqu’on en trouve écho dans la Logique de Port-Royal, en des termes proches de ceux du présent fragment. Voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique, III, XVIII, III (1664), éd. D. Descotes, Champion Classiques, p. 432-433. « C’est par ces influences qu’on épouvante les peuples, quand on voit paraître quelque comète, ou qu’il arrive quelque grande éclipse, comme celle de l’an 1654 qui devait bouleverser le monde, et principalement la ville de Rome, ainsi qu’il était expressément marqué dans la chronologie de Helvicus, Romae fatalis, quoiqu’il n’y ait aucune raison, ni que les comètes et les éclipses puissent avoir aucun effet considérable sur la terre, ni que des causes générales, comme celles-là, agissent plutôt en un endroit qu’en un autre, et menacent plutôt un roi ou un prince qu’un artisan ; aussi en voit-on cent qui ne sont suivies d’aucun effet remarquable. Que s’il arrive quelquefois des guerres, des mortalités, des pestes, et la mort de quelque prince après des comètes ou des éclipses, il en arrive aussi sans comètes et sans éclipses. Et d’ailleurs ces effets sont si généraux et si communs, qu’il est bien difficile qu’ils n’arrivent tous les ans en quelque endroit du monde. De sorte que ceux qui disent en l’air que cette comète menace quelque grand de la mort, ne se hasardent pas beaucoup. » Christopher Helvig (Helvicus), 1581-1617, est auteur de la Chronologia universalis ab origine mundi, 1618.
Un compte rendu savant de l’observation de l’éclipse est dû à Wallis John, Eclipsis solaris Oxonii visae anno aere christianae 1654, 2e die mensis augusti stilo veteri observatio, anno 1655 edita, in Opera mathematica, I, p. 481 sq.
Fontenelle mentionne cette éclipse dans le Second soir de ses Entretiens sur la pluralité des mondes, éd. C. Cazanave et C. Poulouin, Paris, Champion, 2013, p. 178-179. L’éd. Calame, Paris, Nizet, 1986, p. 54 sq. cite la Gazette de Loret (15 août) sur cette éclipse : p. 57-58.
♦ Ils mentiraient souvent
La plupart des commentaires contre l’interprétation astrologique des éclipses se réduit à deux thèmes : d’une part la sotte naïveté du peuple qui gobe toutes les billevesées qu’on lui propose sous une fausse apparence de science, d’autre part l’imposture des astrologues.
Pascal ne met pas en cause la fausseté des prédictions astrologiques. Le fait que « l’astrologie est un moyen faux » sert dans la VIIIe Provinciale pour justifier ironiquement la condamnation de cet art par les casuistes. Il connaît aussi la différence qui existe entre se tromper et mentir. Voir sur ce point la XVe Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 276 : « On peut bien dire des choses fausses en les croyant véritables, mais la qualité de menteur enferme l’intention de mentir. » Le texte du fragment suppose donc qu’il veut dire que les astrologues trompent volontairement leur auditoire, qu’ils connaissent la fausseté de leur art, mais qu’ils ont trouvé un moyen subtil de dissimuler leur artifice.
Mais il s’intéresse plus profondément à ce que ces prédictions peuvent parfois avoir de vrai, et à la raison qui fait que l’on prête foi à de telles inventions. Il raisonne ici comme dans le fragment Laf. 734, Sel. 615 : Ayant considéré d’où vient qu’on ajoute tant de foi à tant d’imposteurs qui disent qu’ils ont des remèdes jusques à mettre souvent sa vie entre leurs mains, il m’a paru que la véritable cause est qu’il y en a de vrais, car il ne serait pas possible qu’il y en eût tant de faux et qu’on y donnât tant de créance s’il n’y en avait de véritables.
L’habileté des astrologues consiste à calculer leurs prédictions de manière à tomber juste le plus souvent possible : les malheurs étant plus fréquents que les bonheurs, ils annoncent plus de catastrophes que d’événements heureux, de sorte que leurs prophéties se trouvent être véritables.
Cependant, le mécontentement à l’égard des événements est un trait de caractère des hommes, que l’égoïsme et la concupiscence laissent toujours insatisfaits, de sorte qu’ils comptent toujours beaucoup plus d’accidents malheureux que d’événements heureux. Comme l’écrit Pascal dans le fragment Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181), tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades de tous pays, de tous les temps, de tous âges, et de toutes conditions. De sorte que la tactique des astrologues est surtout propre à s’adapter à la mentalité des hommes.
Le reproche que Pascal adresse aux astrologues est au fond assez proche de celui qu’il fait dans les Provinciales aux casuistes qui disent à leurs auditeurs ce qu’ils veulent entendre. Les casuistes flattent la concupiscence des fidèles ; les astrologues annoncent des malheurs parce qu’ils savent que les hommes sont plutôt portés à se sentir malheureux qu’heureux. Dans les deux cas, c’est un moyen de s’accréditer en flattant leur clientèle.
Il est aussi possible de lier ce fragment à ce que Pascal écrit des prophéties de l’Ancien Testament. On peut mettre en opposition la manière dont les astrologues calculent leurs prédictions pour qu’elles tombent juste aussi souvent que possible, avec la précision audacieuse avec laquelle les prophètes annonçaient la venue du Messie.
Prophéties 14 (Laf. 336, Sel. 367). Il faut être hardi pour prédire une même chose en tant de manières. Il fallait que les quatre monarchies, idolâtres ou païennes, la fin du règne de Juda, et les soixante-dix semaines arrivassent en même temps, et le tout avant que le second temple fût détruit.
Prophéties 17 (Laf. 338, Sel. 370). Prédictions. Qu’en la quatrième monarchie, avant la destruction du second temple, avant que la domination des Juifs fût ôtée en la soixante-dixième semaine de Daniel, pendant la durée du second temple les païens seraient instruits et amenés à la connaissance du Dieu adoré par les Juifs, que ceux qui l’aiment seraient délivrés de leurs ennemis, remplis de sa crainte et de son amour. Et il est arrivé qu’en la quatrième monarchie avant la destruction du second temple etc. les païens en foule adorent Dieu et mènent une vie angélique. [...] Qu’est-ce que tout cela ? c’est ce qui a été prédit si longtemps auparavant ; depuis deux mille années aucun païen n’avait adoré le Dieu des Juifs et dans le temps prédit la foule des païens adore cet unique Dieu. Les temples sont détruits, les rois mêmes se soumettent à la croix. Qu’est-ce que tout cela ? C’est l’esprit de Dieu qui est répandu sur la terre. Nul païen depuis Moïse jusqu’à Jésus-Christ selon les rabbins mêmes ; la foule des païens après Jésus-Christ croit les livres de Moïse et en observe l’essence et l’esprit et n’en rejette que l’inutile.
Prophéties 18 (Laf. 339, Sel. 371). Les prophètes ayant donné diverses marques qui devaient toutes arriver à l’avènement du Messie il fallait que toutes ces marques arrivassent en même temps. Ainsi il fallait que la quatrième monarchie fût venue lorsque les septante semaines de Danielseraient accomplies et que le sceptre fût alors ôté de Juda. Et tout cela est arrivé sans aucune difficulté et qu’alors il arrivât le Messie et Jésus-Christ est arrivé alors qui s’est dit le Messie et tout cela est encore sans difficulté et cela marque bien la vérité des prophéties.
Mais il ne semble pas que Pascal ait explicitement thématisé cette opposition.